La Stratégie pour tous

Petit cours de stratégie à l’usage de ceux qui ne désespèrent pas d’agir – le « 3CER ».

En quelques « leçons », sur le mode e-learning en vogue, ce qu’il faut savoir avant de se lancer dans l’action, qu’elle soit individuelle ou collective.

I/ COMPRENDRE : de quoi s’agit-il ?

  • L’appréciation de situation : récolte et classement des données
  • L’analyse stratégique : prise en compte du contexte et mise en perspective

II/ CONCEVOIR : le « projet »

  • L’élaboration du projet
  • La déclinaison des objectifs
  • Le choix de la démarche : la voie du possible

III/ CONVAINCRE :

  • Etablir la feuille de route en équipe
  • Communiquer : volonté et intentions
  • Réunir ses forces

IV/ ENTREPRENDRE :

  • Inventaire des ressources
  • Organiser
  • Définir le cadre espace-temps
  • S’engager et garder des réserves

V/ REINITIALISER :

  • A chaque étape ou insuccès : reprendre l’analyse
  • Pouvoir changer d’organisation
  • Réinitialiser les objectifs

LEÇON N°1

Généralités

DÉFINITIONS : la stratégie n’est ni un art ni une science, mais une méthode fondée sur un mécanisme ternaire, celui de l’action : finalité, moyens, itinéraire. La méthode est au service du stratège, dont le talent sera de réduire la part du hasard en l’utilisant avec art et rationalité, pour atteindre les objectifs fixés avec des moyens adaptés et dans des conditions morales et physiques acceptables.

Trois formules :

  1. trouver et prendre le chemin qui permet d’atteindre les objectifs fixés avec les moyens suffisants pour surmonter les divers obstacles.
  2. fixer des buts et mettre en œuvre le processus pour les atteindre avec les moyens disponibles.
  3. réunir des forces dans un cadre espace-temps choisi pour maîtriser la situation et emporter la décision.

 

ÉTYMOLOGIE :  Stratégie vient du grec « stratos », le nombre, la foule, l’armée ; et de « agein », le verbe AGIR : agir ensemble

  • « agir », c’est le rappel du mécanisme ternaire de l’action : but – ressources – démarche.
  • « ensemble » ou l’exigence de réunir des moyens (ressources humaines…), de s’inscrire dans un « cadre » collectif et de manifester une « volonté ».

GÉNÉALOGIE :

  • après les « dix stratèges » qui dirigeaient Athènes au Ve siècle avant notre ère, « LE stratège » nait avec Alexandre, élève d’Aristote et chef de la phalange macédonienne : alliance de l’intelligence et de la force qui confère la « puissance » pour vaincre l’adversité et « écrire » l’histoire ;
  • la « stratégie » nait au XVIIIe siècle de la double révolution des idées et des techniques. En termes politiques, l’idée de « nation » supplante celle de « pré carré ». L’abondance de ressources et de techniques suppose une mobilisation des moyens et une nouvelle « combinatoire ». La différence entre le stratège Frédéric II de Prusse et la stratégie de Napoléon, c’est Lazare Carnot, « l’organisateur » de la victoire.
  • l’a-stratégie apparaît à la fin du XXe siècle par le démantèlement du mécanisme stratégique : disparition du « projet », explosion et désorganisation des « moyens », inflation des « démarches » et multiplication des « impasses ».

UTILITÉ : la stratégie est NÉCESSAIRE, d’abord pour s’inscrire dans le TEMPS et assurer la continuité vitale entre ses trois termes – passé, présent, futur ; ensuite pour donner une PERSPECTIVE et proposer un avenir ; enfin pour économiser les moyens et les utiliser EFFICACEMENT.
A contrario, « faire des coups » à court terme ou vivre d’expédients conduit à l’impasse, au conflit et au gaspillage des ressources.

DIVERSITÉ : les diverses civilisations ont développé des conceptions différentes de l’action collective ; elle sont liées soit – par le haut – à leur « vision » du monde, soit – par le bas – à leur « construction » socio-politique originale.

On peut distinguer trois grandes familles stratégiques selon qu’elles favorisent plus ou moins un des trois termes de l’action :

  • la stratégie des « fins », d’ordre idéologique
  • la stratégie des « moyens », d’ordre matérialiste
  • la stratégie de la « démarche », d’ordre pragmatique.

La première est « révolutionnaire », socialiste, française…
La deuxième est typiquement américaine, celle du « rapport de forces »…
La troisième serait chinoise, celle de la « transformation » et de l’opportunité.
Aucune n’est évidemment exclusive des deux autres, mais la RÉUSSITE d’une stratégie repose sur sa COHÉRENCE entre les fins et les moyens.

DÉTOURNEMENT : pour de multiples raisons, mais surtout à cause de sa remarquable efficacité méthodologique, le « mécanisme » stratégique a été détourné, dévoyé, récupéré par des techniques. Chacune d’entre elles a voulu se prendre pour le TOUT.

Ainsi les techniques d’organisation (sociologie des organisations, « combinatoire » des moyens) se sont transformées en stratégies du management, créant leur propre mécanisme et leurs finalités.
Ainsi les techniques de gestion financière se sont hissées au niveau de stratégies d’investissement.
Ainsi les techniques de communication ambitionnent des stratégies médias, etc…
L’éclatement du système stratégique en infra-stratégies est dû à deux phénomènes :

  1. la perte de finalités et l’absence de projet collectif
  2. l’éparpillement des techniques et la prétention de chacune à se prendre pour le tout et à fonctionner en autarcie.

IDÉES REÇUES : la stratégie n’est pas un « domaine réservé » aux relations géopolitiques et aux « rapports de forces ».
Certes, elle a été historiquement marquée par la « guerre » : par ses ENJEUX vitaux, mais aussi par le duel simplificateur qu’elle suscite entre AMI et ENNEMI.
Mais la stratégie participe au premier rang de tous les domaines d’activité, pour peu qu’on les inscrive dans une perspective POLITIQUE, HUMAINE, SOCIALE.
Il y a évidemment une stratégie économique (mise des ressources au service des finalités socio-politiques) ; on peut concevoir une stratégie industrielle, une stratégie culturelle, etc. Et depuis toujours une stratégie amoureuse
C’est toujours, à partir d’un secteur particulier d’activités, le concours de celui-ci à l’action collective et aux buts de la société (de l’entreprise, du groupe, de l’individu).
Le rapport de forces n’est pas l’argument suprême de la stratégie mais un de ses paramètres.


LEÇON N°2

Analyse de situation

Avertissement :
AGIR c’est changer le cours des choses, et donc déclencher un mécanisme, entraîner une dynamique. L’action est un mouvement incessant : elle a un point de départ et des points d’arrivée. Le chemin emprunté dépend du point de départ : il n’y a pas de point d’arrivée possible sans connaissance exacte du point de départ. Plus précisément encore, on ne peut fixer de but que par rapport à une situation initiale. Hors de ce processus, on est dans le rêve, l’utopie, le mensonge…et donc dans l’échec programmé.

 

DE QUOI S’AGIT-IL ?

L’analyse de situation est le « b-a ba » de la démarche stratégique :

  • la négliger, c’est prendre le risque inadmissible de partir à l’aventure, de se soumettre au « fatum » – destin, fatalité -, de jouer l’avenir à pile ou face.
  • la sous-estimer, c’est se faire des illusions ou avoir des préjugés sur les réalités qu’on veut changer, donc se tromper d’objectifs, faire un inventaire et un dosage erronés des moyens disponibles et/ou nécessaires, s’engager dans une impasse.
  • la fausser, c’est déguiser la réalité, mentir sur l’essentiel, et conduire les systèmes, sociétés, pays, individus concernés, dans le « mur ».

L’analyse de situation consiste à effectuer trois opérations successives :

  • recueil des données : lecture (quotidienne) des journaux, revues, atlas, dossiers, documents, notes, sites Internet… ; écoute des radios, télévisions, experts dans les colloques, universitaires, contacts de terrain, etc.
  • tri des informations : tamisage et sélection des seuls éléments utiles (vérifiés, statistiques, nouveaux, etc.)
  • classement et hiérarchisation : adoption d’une grille de lecture générale et ouverte.

Exemple de grille de lecture :

DOMAINE d’INTERÊT LONG TERME
(permanent ou 50 ans)
MOYEN TERME
(5 à 20 ans)
COURT TERME
(conjoncturel ou 1 an)
Géographie Position : hémisphère, façade maritime… Voisinage, annexions, alliances, pôles urbains, infrastructures Climat, niveau mers, désertification
Histoire Fondations du pays, héritage, organisation politique Institutions, relations internat., action mondiale Attribution des pouvoirs, élections, programme
Démographie Peuplement, sédentarisation, urbanisme Evolutions, migrations, classes sociales Equilibres sociaux, intégration, éducation
Economie Ressources physiques, modèle économique Niveau de dévelopt, PIB, monnaie, industrie, export Budget, marchés
Technologie Savoir-faire, créativité Révolution industrielle, numérique Innovation, préparation de l’avenir (nano, bios)

ANALYSE DU CONTEXTE

Procéder à l’analyse de situation, c’est confronter les événements à leur contexte historique, politique, social, culturel, économique et technologique. Tous ces paramètres – sans exception – doivent être pris en compte pour se faire une idée de la réalité, réduire la part du « pifomètre ».

1/ La géographie : « on a la politique de sa géographie ».

  1. La France est un pays maritime, aboutissement occidental du continent eurasiatique. Mais ses frontières terrestres avec le Nord (Belgique), avec l’Est (Allemagne, Suisse), avec le Sud (Italie, Espagne) en font (aussi, d’abord ?) un pays continental. Et l’histoire démontre que la France n’a cessé d’être « écartelée » entre ces deux pôles d’attraction, qu’elle n’a jamais su choisir et que cette dispersion a entraîné à la fois ses nombreux malheurs militaires et sa tentation universaliste.
  2. Idem pour la Chine, mais celle-ci a choisi au XVe siècle le repli continental, échappant ainsi aux mouvements de modernisation du monde jusqu’à la tardive prise de conscience de Deng Xiaoping à la fin des années 1970.
  3. Les Etats-Unis par contre sont isolés par deux grands océans ; ils ont un comportement d’insulaires comme les Britanniques et les Japonais ; ce sont par destination des pays qui ont vocation à la puissance extérieure.
  4. Aucun pays n’est neutre (surtout pas la Suisse) à l’égard de sa géographie qui influe sur la mentalité sociale et la culture, qui décrit la relation avec les voisins, etc.

Ce sont des données de long terme. Mais celles-ci peuvent être modifiées par l’histoire (annexion ou élargissement), par les décisions politiques (union avec les voisins), par les infrastructures (ports) et voies de communication (route de la soie, canal de Suez) qui ont des effets de plus ou moins long terme.
Enfin, avec le changement climatique, la montée des eaux océanes, des zones sont inondées ou désertifiées, obligeant la géographie économique et humaine à évoluer.

2/ L’histoire : « l’histoire est la matrice des peuples – tout peuple qui néglige son histoire est condamné à la revivre ».

  1. Une nation est le produit de son histoire, qu’il faut donc enseigner et connaître dans sa « réalité ». Le mode de gouvernement en particulier est inscrit dans les gênes d’un pays : le style monarchique, le centralisme et le colbertisme français ; l’opposition anglaise à l’égard d’une Europe continentale sur laquelle ils n’ont pas réussi à prendre pied ; la tendance impériale de l’Allemagne tempérée par son fédéralisme ; le fort provincialisme espagnol, etc. Sans parler de l’Empire chinois avec la dynastie rouge, de l’Empire américain et sa volonté de leadership moral et financier, de l’Empire russe et de son nationalisme slave dominant…
  2. Les conséquences des guerres (et des crises) qui font bouger les lignes des organisations politiques : guerre froide, création de l’Union européenne, effondrement de l’Union soviétique, importance de l’OTAN, constitution des BRICS, etc.
  3. Les erreurs stratégiques et les soulèvements qu’elles provoquent : révolutions cubaine et sud-américaines, conflits post-indépendance africains, conflit israélo-palestinien, etc.
  4. Evolutions politico-stratégiques : institutions, modes d’élection, changements sociaux, choix stratégiques. Exemples : le poids de la dissuasion nucléaire française non seulement sur la politique de défense mais sur la diplomatie et la place de la France dans le monde ; la décision de Deng Xiaoping de plonger la Chine dans la « mer » de la mondialisation, etc.

3/ La démographie : « il n’y a des richesses que d’hommes », Bodin.

  1. Les origines du peuplement : sédentaires ou nomades, l’influence des invasions.
  2. L’organisation sociale, la famille, la société civile, l’éducation, l’urbanisation.
  3. La croissance démographique, taux de fécondité et de mortalité, santé.
  4. Evolutions en cours : métropoles, déplacements et migrations, vieillissement…

4/ L’économie : « on a aussi la politique de ses moyens »

  1. Ressources naturelles, agriculture, mines.
  2. Tradition industrielle, complexe énergétique
  3. Système bancaire, services, taux d’informatisation, épargne
  4. Commerce international, parts de marché, spécialités, …

5/ La technologie : « l’innovation est la clef de l’avenir »

  • Parmi les technologies matures, celles qui font l’objet d’avancées majeures ; parmi les technologies émergentes, celles porteuses de changements économiques ou/et sociaux. A suivre : bio- et nano-technologies…

L’analyse en soi (par secteur) est primordiale mais elle ne présente d’intérêt « stratégique » que si elle est TRANSVERSALE.

*

L’analyse stratégique permet d’effectuer une « appréciation de situation ». Celle-ci doit être permanente pour être valide. Cela signifie que la méthode consiste à placer un certain nombre de « curseurs » (un ou plusieurs par secteur) et de les faire bouger en fonction des circonstances. La vision générale évoluera alors à mesure des mouvements des différents curseurs.
Un des défauts de notre époque de complexité et d’accélération est de toujours tabler sur des « certitudes ».
Chaque matin le monde est différent, chaque jour l’analyse doit être renouvelée et l’appréciation de situation doit évoluer.
La base de données de l’action collective doit donc être révisée en permanence. Cela suppose une « souplesse » intellectuelle contraire aux codes et aux dogmes en vigueur, et cela explique une partie du « malheur du monde ».


LEÇON N°3

Le projet

De même qu’il n’y a pas de stratégie sans une connaissance objective et complète de la base de départ (l’appréciation de situation étudiée dans la leçon n°2), de même la perspective d’un avenir possible et voulu est aussi indispensable. La stratégie est avant tout la méthode qui permet d’atteindre les objectifs fixés : telle est la théorie stratégique occidentale.
Ces objectifs, nous les rassemblerons dans le terme « projet » dont il faut d’abord préciser le contenu avant de considérer son mécanisme d’élaboration.

Qu’est-ce qu’un projet ?

Pour une société ou un pays, le projet constitue l’horizon auquel on veut les conduire. L’horizon est une « ligne imaginaire » : c’est donc une perspective à mi-chemin entre le réel et le souhaitable, le réel étant constitué des objectifs intermédiaires qui jalonnent le chemin et dont l’atteinte permet de repousser en permanence la ligne d’horizon.

L’élaboration du projet

Si toute action est une projection vers l’avenir, la première question qui se pose est de savoir QUI définit, détermine, élabore le projet.
– dans les temps antiques, le projet se confondait avec les dieux : il devait se conformer aux rites et aux lois de la nature : il était réduit en fait à la survie, celle de l’individu et celle de l’espèce, transcendée par les superstitions.
– dans les temps monarchiques, le projet était celui du « royaume » : agrandir et défendre le territoire pour le transmettre enrichi et plus solide : le projet capétien de constituer la « nation » France contre les visées de l’Empire et de l’Angleterre.
– dans les temps démocratiques, la nation étant constituée, le projet doit répondre aux aspirations du peuple :

  1. lorsqu’elles sont collectives (intérêt général), le projet passe par la croissance économique et le développement social : il est possible, cohérent et fait consensus ; lorsqu’il débouche sur le « collectivisme » et nie l’univers individuel, il se nécrose et sombre dans le chaos.
  2. lorsqu’elles deviennent individuelles (intérêts particuliers), donc multiples et parfois antagonistes, le projet n’a plus ni sens ni contenu, il doit être re-pensé.

A la faillite des projets collectifs totalitaires succède la vacuité stratégique, une incapacité structurelle provisoire qui suggère une refondation intellectuelle et politique.

La philosophie du projet

Pendant deux siècles, le progrès fondé sur la raison a été le moteur principal de développement des sociétés. L’Etat-stratège en assura la maîtrise d’œuvre et l’organisation.

Depuis la fin de la reconstruction (Trente Glorieuses) et l’épuisement de la croissance organique, l’Etat-providence se contente de garantir la protection (acquis sociaux, principe de précaution…).

Le rationalisme radical (Lumières, Révolution française, marxisme, totalitarismes divers…) a engendré les extrêmes et les échecs : le résultat aujourd’hui est la méfiance politique, la peur écologique, le conservatisme social, le traditionalisme, etc, sur lesquels on ne peut ni envisager ni construire.

La responsabilité aujourd’hui de redéfinir le projet se situe quelque part entre la société des citoyens et les structures étatiques :
aux citoyens (et à la société économique) de prendre des risques, d’innover et d’anticiper ;
à l’Etat (et à l’administration) de garantir les minimas, de définir le cadre et les normes, en fait d’accompagner le mouvement.

C’est dire que le « projet » ne peut plus être légitimement élaboré par les seules « superstructures » mais seulement en accord avec la « base citoyenne », à condition toutefois que la société civile parvienne à s’organiser dans ce but.

La prise en compte des obstacles, l’adversité, les « autres »

Un projet n’a de sens (et d’avenir) que s’il signifie un changement, voire une rupture, avec les objectifs précédents, soit qu’ils aient été atteints, soit qu’ils se soient avérés utopiques. Rompre avec l’existant, c’est un choix difficile, donc une prise de risque, et la nécessité de convaincre. C’est surtout, en modifiant les lignes, la certitude de créer des obstacles et des adversaires, les uns assurés, les autres plus incertains, voire inconnus.

Les obstacles sont de deux ordres qu’il faut savoir distinguer :
a/ les difficultés techniques : elles ont toujours des réponses « techniques » ou tactiques ;
b/ l’adversité et l’hostilité : elles imposent d’entrer dans un processus complexe de connaissance, de compréhension de l’Autre, puis dans un engagement en anticipation ou en riposte.
Plutôt que des scénarios (qui s’avèrent erronés à 90 %), mieux vaut élaborer des hypothèses qui couvrent tout le champ du possible et permettent une approche intellectuelle globale de la situation.
On reviendra sur la définition de « l’ennemi », mais il faut considérer d’emblée que : a/ il est intelligent et réactif ; il faut donc le prendre au sérieux ; b/ il est humain et faillible ; il faut donc exploiter ses faiblesses.
Cette prise en compte des obstacles va permettre d’esquisser le ou les itinéraires qui conduisent au but.

La définition du but

Il ne faut pas confondre le projet, le but, les objectifs, les programmes. Chacun a un sens et un rôle.

Le but est la matérialisation du projet : si (par exemple) le projet vise à la « grandeur » ou à la puissance de la France, le but sera concrétisé par son « indépendance » laquelle se traduira par une politique extérieure et de défense autonome, assise nécessairement sur un appareil diplomatico-militaire adapté au contexte donc polyvalent, construit et modernisé dans le temps et avec les ressources nécessaires.

 

La déclinaison des objectifs

Ainsi, du projet aux programmes, se « déclinent » une série d’objectifs qui tentent de créer une logique linéaire qui vise à mobiliser les ressources, dans l’espace et dans le temps, pour, à travers des plans, des programmes ou des programmations, franchir progressivement les étapes qui permettront d’atteindre le but et de se rapprocher du projet.

Projet 1944 : rendre la liberté à l’Europe
But : vaincre l’Allemagne nazie (Berlin)
Objectifs successifs : débarquer des forces sur le territoire européen (Normandie, Italie) ; battre la Wehrmacht ; conquérir l’Allemagne ; gagner de vitesse les Soviétiques, etc.
Plans opérationnels, programmes d’armement, de formation, d’approvisionnement.

 

Les chemins envisageables ou « hypothèses »

L’étude des obstacles et des adversaires possibles entraîne l’élaboration d’hypothèses cohérentes avec la situation initiale et avec les moyens disponibles. Ainsi tout projet doit inclure au minimum un trio d’hypothèses recouvrant la plupart des situations probables, afin que la réalité de l’action s’inscrive à coup quasiment sûr dans ce faisceau d’hypothèses. C’est en fonction de la situation que le stratège cherchera à emprunter la voie la plus praticable ou, en tout cas, la plus susceptible de conduire au but avec des chances maximales de succès. Il faut garder à l’esprit que la démarche stratégique est l’école de la réussite.

La réévaluation du but

A mesure que l’action se déroule, que des objectifs sont atteints (ou pas), le « point se situation » permet de réévaluer les buts, en fonction d’une part de l’appréciation des obstacles (ennemi, terrain, climat, logistique, etc.), d’autre part de la disponibilité et de la capacité des moyens (pertes, moral, compétence opérationnelle, etc.)

*

Tout projet est de nature idéologique et comporte une part d’utopie. Il est donc porté par la pensée philosophique – la vision intellectuelle du moment. Derrière Alexandre, il y a Aristote…

La vacuité stratégique de notre époque est directement liée au désert philosophique dans lequel nous errons. Depuis un demi-siècle, la plupart de nos grands intellectuels sont des déconstructeurs : ils sont certes parvenus à vider les idéologies dominantes (libéralisme, socialisme) de leur substance, mais ce faisant ils ont privé nos sociétés de toute pensée féconde. Pas de pensée, pas de projet…


LEÇON N°4

La communication

En stratégie, la communication a un double sens :

  1. celui de l’information : d’abord accéder aux informations concernant le contexte géographique, culturel, économique, ainsi que sur l’actualité afin de pouvoir procéder à une analyse exhaustive de la situation ; ensuite être renseigné sur l’adversaire, le concurrent ou le partenaire afin de déjouer ou de précéder ses intentions. Ces informations nourrissent le projet, la démarche et l’organisation des moyens.
  2. celui de l’influence : être capable de rassembler son camp, de fédérer ses amis, de mobiliser ressources, énergies, compétences ; tenter de semer le trouble, éventuellement de créer la discorde chez l’adversaire.

Pour AGIR collectivement, il faut donc SAVOIR : ce que l’on veut, ce que l’on peut, avec ou contre qui.

L’information est la matière première et la base de TOUTE ACTION.

*

Historiquement, les moyens de cette communication ont longtemps été faibles et limités.
Jusqu’au XVe siècle, la voix humaine est le principal « média » pour transmettre et convaincre avec ses conséquences : le besoin de relais et donc d’une hiérarchie porteuse de parole et d’autorité.
Avec l’invention de l’imprimerie, l’écrit permet une meilleure diffusion – dans le temps et à distance – des informations et des idées : il devient une « arme » essentielle dans les mains d’un pouvoir politique qui le contrôle (presque) totalement, jusqu’à l’apparition de la « presse » au XVIIIe siècle, encore occulte et souvent interdite, toujours « opposante » au pouvoir en place. L’information, d’instrument de pouvoir, devient un enjeu de pouvoir.
L’explosion des médias modernes au XXe siècle leur confère une importance stratégique majeure, avec la radio d’abord (appel du 18 juin 1940 par exemple), puis avec la télévision et ses succédanés : l’image symbolise les faits (guerre du Vietnam) et s’impose aux opinions (« vu à la télé »). L’information devient à elle seule « un pouvoir ».

*

La révolution numérique et les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) : instantanéité, permanence et globalisation.
L’information au sens le plus large, grâce au progrès technique, prend effectivement la place que lui conférait la théorie stratégique. Mais elle place le curseur bien au-delà : par sa puissance, elle imprègne, conditionne et révolutionne le système stratégique. En particulier, elle tend à désarticuler le cadre espace-temps dans lequel se concevait et s’organisait l’action stratégique.
Le cadre espace-temps de l’action stratégique était symbolisé par les règles de l’unité d’action théâtrale : tout se passait ou se résumait « ici et maintenant » ; il était symbolisé en termes militaires par la « bataille », affrontement direct entre les adversaires dans une zone délimitée par la vue humaine et dans des délais compatibles avec la longévité des ressources disponibles, une journée en général. (Par exemple, la bataille de Fontenoy a lieu dans un champ clos de quelques dizaines d’hectares et se déroule dans la journée du 11 mai 1745).
Désormais, l’information déplace l’affrontement dans une autre dimension spatiale et temporelle : « hors limites » et « dans l’urgence », donc sans délais de réflexion ; elle oblige à l’improvisation. Elle n’est plus seulement moyen ou « objet stratégique » mais devient elle-même une finalité dans l’ordre stratégique ; elle constitue alors une bataille en soi : la maîtrise de l’information.

Le renseignement

Le renseignement a été de tous temps une des clés d’appréciation des rapports de forces, et d’autant plus important qu’il était rare. Celui qui savait le recueillir pouvait exploiter son avantage, prendre les devants, créer la surprise, multipliant ses chances de succès et ménageant ses propres forces.
Mais comme il était difficile à obtenir et souvent sujet à caution – uniquement des sources humaines (peu fiables) et locales (volatiles) -, le renseignement était souvent considéré comme secondaire et négligé dans la conception stratégique (exemples en 1870 et 1940).
Le progrès technique et le développement des moyens électroniques ont radicalement modifié la donne : le renseignement est désormais scientifique, fondé sur des « données » et accessible à un grand nombre, ne serait-ce qu’en faisant la compilation de l’information dite ouverte, celle offerte par les médias. Les écoutes, les observations satellitaires, les intrusions informatiques ouvrent un champ illimité à la connaissance de l’autre, à ses projets, voire à ses intentions.
Etre renseigné désormais, c’est bien plus que connaître les conditions de l’affrontement, de la concurrence, de la guerre, c’est « commencer à se battre ».

Les guerres de l’information

De « matière première » puis « enjeu » de pouvoir, l’information est devenue sa propre finalité. Pour la première fois de l’histoire stratégique, le moyen (média) se confond avec la fin, le contenu étant indissociable du contenant.
L’information devenue la matrice toute-puissante des sociétés est le vecteur et l’objet même du conflit : la détenir est le signe de la puissance (Internet est américain, ainsi que les grands networks qui dominent la scène économique, technologique et sociale via les réseaux sociaux) ; la rechercher consiste à s’insinuer chez l’autre ; la diffuser à faire valoir ses propres idées et ses réussites. L’affrontement via l’information peut prendre deux formes : la « cyberguerre » et la « basse intensité » (soft power).

La cyberguerre

C’est l’extension du numérique à l’espace. Elle donne au conflit une dimension extra-terrestre, le débarrassant des contraintes spatio-temporelles. Elle utilise l’espace pour encercler, saturer, infiltrer les protections ou défenses de toutes natures. Son but est triple : par l’intrusion dans les systèmes (réseaux informatiques, réseaux de contrôle et de distribution, réseaux sociaux), elle permet d’abord d’espionner et donc de savoir ce que font ou préparent les « autres » ; elle peut aussi déposer des « virus » et loger des agents dormants ; elle est enfin capable de « neutraliser » des processus et des systèmes.
On peut s’en prémunir par des contre-mesures, des pare-feu ou des bonds technologiques. L’escalade de la cyberguerre est une course à la technologie, décisive pour rester « dans le coup » et indispensable pour maintenir un minimum d’autonomie de décision politique et économique.

Le « soft power »

Pour les « grandes » puissances, la dissuasion nucléaire, la charte des Nations unies, le coût humain et économique de l’affrontement armé conduisent leurs dirigeants à se détourner de l’emploi de la force armée pour favoriser leur « soft power », leur capacité d’influence et d’attraction.
Les capacités exceptionnelles des moyens d’information permettent d’étendre le champ du « soft power » à toutes les activités humaines. La télévision, la vidéo, Internet sont les vecteurs les plus porteurs de l’image « aimable » et attirante que l’on veut donner. Le cinéma reste un remarquable instrument de propagation des idées. Le tourisme permet de « montrer » et d’impressionner. En réalité, ce mode de propagande peut être beaucoup moins brutal et plus insidieux que ne le sont les slogans.
Cyberguerre et « soft power » se complètent et, bien combinés, peuvent donner un avantage stratégique à ceux qui les maîtrisent.

Rassembler son camp

Si les moyens modernes de communication renouvellent la plupart des paradigmes stratégiques et notamment les conditions de l’affrontement, ils permettent aussi de repenser les termes de l’action dans son propre camp. L’autorité et la hiérarchie doivent être revisités à cette occasion et y trouver de nouvelles sources de légitimité. On voit bien les efforts de communication que font tous les politiques pour exister aux yeux des citoyens. La « communication » stratégique consiste à présenter les faits, à expliquer le champ du possible et à convaincre de s’engager.