A mesure que passe le temps de la guerre en Ukraine, nos regards restent obnubilés par les vicissitudes du champ de bataille dont, au premier rang, l’intensité des opérations militaires. Emportés par la pression médiatique, nous sommes focalisés sur les trois dimensions les plus apparentes de cette guerre, celle du front tout d’abord où se joue le sort des armes, celle ensuite des relations de Kiev avec ses alliés et leurs fournitures d’armes, celle enfin du Kremlin avec ses secrets, ses rodomontades et ses supposées fragilités. Pourtant, après dix-huit mois de combats âpres et coûteux, la situation opérationnelle demeure très incertaine et, malgré de nombreuses contre-attaques de part et d’autre, on ne perçoit pas encore de signes manifestes de ce qui pourrait la débloquer : soit que les Russes consolident voire accroissent leurs acquis au nord en direction de Koupiansk, soit que les Ukrainiens parviennent à opérer une brèche dans le dispositif défensif adverse au sud pour se lancer dans la reconquête des territoires occupés.
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ACTUEL 67 – Chine, une course au sommet problématique
Avec la Chine, il arrive souvent qu’on marche à contresens ; son image est souvent trompeuse, soit qu’elle apparaisse masquée, soit qu’on en altère la vision. Alors qu’il y a à peine vingt ans la fulgurante ascension chinoise était regardée avec condescendance sinon avec indifférence, tant paraissaient infranchissables les obstacles de tous ordres qui s’opposeraient à elle tôt ou tard et plutôt tôt que tard, aujourd’hui la puissance de la Chine est jugée aussi hyperbolique qu’infatigable tant par les médias que par les experts. On a eu grand tort au début des années 2000 – et les Chinois au premier rang – de ne pas mesurer la portée mondiale de l’exceptionnelle émergence de ce pays colossal ; on se trompe sans doute en 2023, sinon sur les ambitions du moins sur les perspectives à moyen et long terme que l’empire du Milieu peut raisonnablement envisager tant pour son emprise mondiale que pour son développement futur.
ACTUEL 66 – Le destin de l’Europe
Le thème du « déclin de l’Occident » est récurrent depuis un siècle ; je l’ai évoqué à de nombreuses reprises dans ces chroniques pour tenter de démontrer son inadéquation au monde réel tel qu’on peut l’interpréter de nos jours. La parenthèse supposée de quatre siècles de domination occidentale, selon l’affirmation du singapourien Mahbubani, se réduit-elle à une réalité historique fondée sur la seule maîtrise scientifique, n’est-elle que la traduction d’un conflit de civilisations exprimé sous la forme virulente d’un rejet anti-occidental et d’un sursaut d’orgueil, ou procède-t-elle enfin de fondements plus anciens, plus profonds, plus radicaux ? En apparence, l’argument avancé est moins idéologique ou politique que comptable : l’Occident tout-puissant serait désormais minoritaire et voué à un rôle second ! Les origines, les fondements et l’histoire de la civilisation européenne m’incitent à contester cette vision à mon avis superficielle du monde.
ACTUEL 65 – Oncle XI et Docteur XI Jinping
La Chine bouge. Certes, ce n’est pas le grand soir espéré par certains et dont la probabilité serait faible à terme visible, le traumatisme de Tian’anmen étant encore dans toutes les mémoires. Mais quelques milliers de protestataires dans une vingtaine de villes phares du pays ont eu raison du dogme de l’infaillibilité xi-jin-pingienne, avatar récurrent et éculé de la sagesse impériale. Le scénario du repli dogmatique chinois est parfaitement relaté par Alain Frachon dans sa chronique publiée par le Monde du 8 décembre. On peut en extraire trois observations : la première colle à l’actualité et s’intéresse à la façon dont la Chine a géré l’épidémie de Covid 19 depuis trois ans ; la deuxième est relative au conflit de priorité politique chinoise, entre l’idéologie et l’économie ; la troisième est plus générale et concerne le débat démocratie versus dictature pour déterminer lequel de ces régimes politiques est le plus efficace.
ACTUEL 64 – La guerre de l’Amérique
Tel qu’il évoluait vers le chaos, le monde des années 2020 était devenu intenable. Insupportable en tout cas pour les Etats-Unis qui, après la parenthèse lamentable de la présidence Trump, voyaient leur rôle, leur influence, pour tout dire leur puissance, contestés et mis à mal par un nombre croissant de pays. Depuis 2001 et sa brutale réaction au Moyen-Orient après le 11 Septembre, l’Amérique se trouvait obligée de reculer sur tous les fronts jusqu’à son éviction catastrophique de Kaboul en août 2021. On pourrait faire le décompte, zone par zone, des déboires américains ; ils sont innombrables et il y faudrait plusieurs pages. Retenons simplement que leur accumulation, partant leur aggravation, finissait par poser un problème existentiel aux Américains. Tout le monde sait, même si l’on n’en mesure pas toujours l’incidence, à quel point les Etats-Unis sont divisés et…désunis ; les tensions et les oppositions internes paraissent irréductibles et elles s’intensifient du regard hostile qu’une partie du monde porte sur le pays. L’Amérique a été tant aimée, tant jalousée et tant désirée par tant de monde pendant plus de cinquante ans que la voir critiquée et vilipendée par ses anciens laudateurs est une blessure qui amplifie les dissensions internes et qui exacerbe les radicalités des yankees. C’est pourquoi l’Amérique ne peut plus perdre son temps, son argent et ses hommes à tenter de colmater les brèches ou à éteindre les braises que plusieurs de ses concurrents s’efforcent d’attiser ; la dispersion des efforts et l’accumulation des insuccès finiraient, d’une part, par venir à bout de cette considérable puissance, d’autre part, de mettre à mal cette immense fierté qui fonde toujours la « nation » américaine.
ACTUEL 63 – La guerre « hors la guerre »
En quelques mois, depuis fin février, il semblerait, non pas qu’on ait seulement effacé un siècle de conflictualité pour en revenir aux guerres immobiles, dévastatrices et interminables des tranchées de 1915, mais qu’on soit projeté plus de cinq siècles en arrière, à la fin du moyen-âge, aux cruautés des guerres de religion mêlées aux hécatombes des épidémies de peste ; aux temps antérieurs au « jus ad bellum » et au « jus in bello », ceux de la guerre « sauvage » des milices (à l’exemple du groupe Wagner), que les codes et tournois de chevalerie n’avaient fait qu’estomper et seulement pour quelques-uns : le chevalier Bayard, brave et sans reproche, fut tué « par derrière » d’un coup d’arquebuse, arme pourtant condamnée par la Papauté. Cette juridisation de la guerre en même temps que sa militarisation ne l’ont guère adoucie mais lui ont donné un cadre qui, depuis la Confession d’Augsbourg, les Traités de Westphalie et les écrits de Hugo Grotius, n’a cessé de se renforcer et d’inciter les nations à limiter les exactions de leurs soldats.
ACTUEL 62 – Le sort de l’Europe
Après la décision brutale en cette date symbolique du 22/02/2022 où le président russe a pris de court tous ses interlocuteurs en reconnaissant l’indépendance des deux oblasts séparatistes du Donbass, on pouvait encore croire à un coup de bluff ou, mieux, à la poursuite de la stratégie de grignotage de son étranger proche par le maître du Kremlin. Cette hypothèse semblait corroborée par les propos de l’ancien président Dimitri Medvedev le 21 février et rapportés par Le Monde : « Si on sait se montrer patients, ils se lasseront et ils reviendront vers nous pour parler sécurité stratégique et stabilité ». Les événements du 24 février sont venus démentir cette hypothèse relativement optimiste du pourrissement de la situation qui a prévalu après les coups de force précédents en Ossétie géorgienne, en Transnistrie moldave et en Crimée. Nous sommes tous confrontés désormais à la seule réalité qui est celle de la guerre.
ACTUEL 61 – Tempête dans le Pacifique
A sa manière solitaire, sans référence à ses alliances européennes ou transatlantiques, au nom de ses territoires et des intérêts maritimes qui y sont attachés, et aussi pour faire valoir les capacités de ses arsenaux, la France avait conclu un contrat de vente de sous-marins conventionnels (diesel-électrique) avec l’Australie. Un contrat de long terme et considérable en termes financiers, mais un contrat limité sur le plan technologique et modeste au regard des enjeux stratégiques dans la zone indo-pacifique. Négocié dans les années 2010, alors que le pivot américain vers l’Asie s’amorçait et que la Chine de Xi Jinping réfrénait encore ses proclamations guerrières, il ne pouvait prendre la mesure des mouvements géopolitiques qui concernent aujourd’hui cette partie désormais primordiale du monde, sauf à anticiper sur des évolutions qui eussent été prévisibles à condition toutefois d’entretenir un dialogue avec les principaux acteurs de la zone incriminée, à commencer par les Chinois. Lire la suite
ACTUEL 60 – L’humiliation de Kaboul
Dès septembre 2001, il y a précisément vingt ans, j’avais publié ACTUEL 8 intitulé la Tragédie de l’Histoire dans lequel j’exprimais mes craintes que le « Nach Kaboul » américain en réaction aux attentats des Twin Towers de New York ne sombre, comme tous les autres slogans simplistes, dans les abysses de l’Histoire. J’avais raison, bien sûr, à moindre risque de me tromper tant les événements, les circonstances, les instigateurs, le théâtre d’opérations et l’environnement géopolitique semblaient se coaguler pour faire précipiter cette expédition vengeresse dans un fiasco retentissant. Avant d’en venir à l’onde de choc que ne manquera pas de provoquer la chute de Kaboul aux mains des talibans, un bref retour sur image n’est pas inutile.
ACTUEL 59 – Concept de sécurité et « haute intensité »
« Le retour du combat de haute intensité », tel est l’intitulé du dossier rédigé et publié par le G2S, groupe de généraux en retraite qui, encore proches de l’état-major, disposent d’informations techniques récentes. En l’occurrence, ce dossier se veut être une somme de réflexions sur les évolutions et perspectives des futurs conflits. Ces officiers généraux s’inquiètent donc du retour possible du combat dit de « haute intensité », ce niveau conflictuel étant, à leurs yeux, un marqueur de la guerre, une sorte de déterminant qui ferait passer la guerre au-delà d’un seuil, celui de l’intensité. Sans doute ont-ils adopté cette formule par anti-phrase et par contraste avec ce qu’on a appelé les conflits de basse intensité, ces « petites guerres » ou guerres en dentelle du XVIIIe siècle et, plus récemment, des conflits périphériques et lointains où, faute d’armes et/ou de combattants, il ne se passait pas grand-chose ou, alors, de façon sporadique et avec des pertes humaines limitées ; on y invoquait le slogan inconvenant de « zéro mort » comme pour exorciser ce que la guerre avait de scandaleux (selon les médias) : le risque pour le soldat d’y mourir. Lire la suite