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ACTUEL 77 – La fin des illusions ?

Les générations du XXe siècle ont été enrôlées pour servir les illusions propagées par les totalitarismes des deux bords, conçus peut-être pour la grandeur et le bonheur des peuples mais conduits rapidement vers la misère et la dévastation de l’humanité. Ces générations ont payé très cher leur naïveté, leur aveuglement et leur soumission. L’histoire est-elle condamnée à se répéter, non comme une « farce » selon Marx mais comme une perpétuelle tragédie ?

En cet été 2025, il semble bien que nous ne soyons pas au bout des multiples surprises que nous dispensent, l’une après l’autre et en mode crescendo, ces nouveaux temps stratégiques. Finiront-elles par avoir raison – c’est le mot qui convient – des illusions que nous entretenons sur ce monde depuis plus de trente ans ? La « draperie des illusions », comme le disait Lévinas, est le rideau de théâtre qui masque mal la scène où des acteurs médiocres surjouent la pièce de nos abandons. Sans chercher à remonter aux calendes grecques, le monde d’avant s’était construit sur des réalités, celles – géopolitiques – qui découlaient de l’accord de Yalta et du partage des dépouilles, celles – idéologiques – qui confrontaient deux systèmes de pensée et d’organisation socio-politique antagonistes et, donc, incompatibles. C’était tranché, clair et net, et cela devait s’inscrire dans la durée.

La fin « surprise » de cette guerre froide, si peu anticipée et si mal interprétée, n’a fait qu’entraîner une série de lectures du monde, toutes biaisées et erronées, dont les discordances ont alimenté en continu le spectre d’une « crise », dans lequel s’inscrit une énième métamorphose de la violence. Pour entrevoir le mécanisme de celle-ci, aussi bien que pour mesurer son étendue, un inventaire paraît nécessaire qu’on ne trouve qu’à peine ébauché par les observateurs avertis du phénomène. Il faut dire, à leur décharge, que, dans le monde tel qu’il est, la liste des utopies, mensonges, farces et attrapes dont nous sommes abreuvés est longue comme une nuit de cet hiver stratégique dans lequel nous sommes comme anesthésiés.

La « fausse sortie » de la guerre

La première illusion que Poutine et quelques autres du même acabit viennent de jeter aux oubliettes est celle de la « sortie de la guerre » et de la fin de l’Histoire. On nous a tant rebattu les oreilles d’un monde où le « doux commerce » et les « droits humains » devaient pacifier nos mœurs que beaucoup ont fini par y croire, parmi nos dirigeants hélas et pour une partie de la jeunesse d’alors, héritière de Mai 68 et enchantée d’un avenir jugé si prometteur. C’est pourquoi nous avons abandonné toute réflexion stratégique, gelant notre doctrine de défense sur un concept de dissuasion devenu inapproprié et évitant de l’envisager en termes de sécurité à l’échelle européenne. Pour avoir rêvé d’un monde utopique et bienfaisant, nous sommes rattrapés par la réalité complexe de menaces diffuses auxquelles notre impéritie nous empêche de faire face. Le concept de dissuasion nucléaire auquel on se raccroche comme à une branche ultime a été mis à mal à plusieurs reprises par nos dirigeants : l’abandon de deux composantes, Albion et Hadès, ont d’abord fragilisé l’édifice ; c’est ainsi qu’en supprimant l’armement préstratégique de l’armée de Terre, celle-ci a été désaccouplée de la dissuasion, dissociée de sa mission première de défense du territoire et entraînée dans des aventures extérieures malencontreuses ; la « suspension » de la conscription a, de fait, rompu l’alliance décisive entre le peuple et l’exercice de la défense. Ce que le Général de Gaulle avait construit avec tant de détermination – restaurer la stature mondiale et assumer le siège de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations unies par l’accession à la puissance nucléaire – se révélait être à la merci d’ajustements tactiques et de calculs politiques : la dissuasion française était une illusion, pourtant soigneusement entretenue par les tenants du dogme et dissimulée par les « récitants » stratégiques.

La réalité est plus prosaïque : les superpuissances nucléaires, par toute une série d’accords portant sur les armements, ont fixé le seuil nucléaire à un niveau tel qu’ils demeuraient libres d’agir dans les autres champs conflictuels, rendant ainsi inopérantes les puissances de second rang, incapables – ou refusant – de les suivre dans toute la largeur du spectre, là où s’exerce impunément la diversité des rapports de forces. Nous avons bâti notre défense sur des circonstances reconnues mais nous l’avons entretenue sur une fable. Le retour aux réalités est douloureux, il va exiger une révision doctrinale profonde et, pour ce faire, la relance d’une « pensée stratégique » à l’abandon. Nous rendre aux évidences devrait nous inciter à retrouver la voie d’une « stratégie globale », où tous les paramètres actuellement en tension seraient pris en compte et combinés, en évitant de mettre « tous les œufs dans le même panier ».

Les dérives de l’Etat-providence

Non moins préoccupante dans la liste de nos illusions, encore que placée à l’autre bout du spectre, la prodigalité de l’Etat, entraîné à une redistribution de richesses supérieure à leur production dans le pays – de l’ordre de 5% du PIB – conduit à la faillite programmée des finances publiques. Le courant politique de la « social-démocratie » est au cœur de cette dérive car, par sa modération apparente et l’attrait qui en résulte, il a facilité la confusion entre les vessies et les lanternes. Propagateur d’une vision de l’homme largement empruntée aux idées rousseauistes (Jean-Jacques) et défenseur d’une conception sociale fondée sur la généralisation de la classe moyenne, il a accédé au pouvoir politique et appliqué son programme au nom des grands principes républicains, l’égalité en premier ressort. Ce nivellement s’est fait naturellement par le bas, par la dégradation de l’enseignement, par la désaffection pour les « valeurs », le mérite, l’effort, le respect, la morale civique. En application de ces principes démagogiques, l’équilibre de l’édifice philosophique et social sur lequel s’étaient construites nos sociétés européennes a été déstabilisé, des failles se sont révélées dans lesquelles se sont introduits les multiples et dangereux prédateurs de notre temps. Les « déconstructeurs » sont à l’œuvre depuis au moins cinquante ans et ont fait « table rase » de tout ce qui ressemblait à un « ordre » raisonnable et humaniste ; il en résulte un champ de ruines socio-politique au milieu d’un désert industriel. Après les « trente glorieuses » de la reconstruction, nous nous sommes offert les « trente piteuses » de la déconstruction.

Le fiasco européen

Dans un élan raisonnable et savamment calculé, les pays européens de l’après-guerre ont fait « marché commun », en se gardant bien d’aller trop loin dans leur unité, notamment politique, en raison d’un lourd passif historique. Le résultat fut longtemps remarquable, jusqu’au moment où les données initiales ont commencé de changer : la sécurité d’abord, garantie par l’Alliance atlantique et assurée par le bouclier américain ; l’abondance des matières premières et des sources d’énergie ensuite ; la concurrence enfin, libre mais respectueuse des règles communes. Les pays de l’Union ont colmaté les brèches avec des expédients à mesure des événements mais lorsque le lâchage américain et l’adversité russe se sont révélés, cette Europe-là s’est trouvée impuissante. Croyant sauver le confort de leur vassalité, les Européens sont allés à trois reprises faire allégeance au « maître » américain : lors du sommet du NATO en promettant de doubler leur effort de défense, lors d’une « partie de golf » écossaise en se soumettant à des « tarifs » de 15%, lors d’une réunion des tributaires à Washington pour tenter de sauver l’Ukraine. Quelle déchéance et quelle honte pour cette Europe si fière de sa réussite économique et de ses valeurs démocratiques ! Prise dans l’étau des néo-empires, incapable par méfiances réciproques de s’entendre sur l’essentiel, minée par ses « cinquièmes colonnes », l’Europe est l’ombre crépusculaire de ce qu’elle a cru être, une trahison des promesses des Pères fondateurs. Dans cette descente aux enfers, prenons garde à ne pas ranimer les querelles millénaires, notamment celle qui, depuis les origines, a vu s’affronter deux conceptions divergentes, celle du « royaume franc » opposé à « l’empire germanique ».

L’illusion universaliste

La mondialisation des années 2000 nous a au moins appris une chose, c’est que l’humanité est diverse et que, malgré les courants consuméristes porteurs de nivellement, elle le restera culturellement et idéologiquement. Le courant mondialiste a, en effet, réveillé les singularités culturelles et entraîné partout de fortes réactions nationalistes, celles en particulier de pays malmenés par l’Histoire et qui, par esprit de vengeance, s’emploient à saper l’ordre existant sans rien proposer de nouveau et de bien convaincant. Le bilan provisoire de ces discordances se traduit par un multi-latéralisme brouillon où chaque « puissance » cherche et parvient – comme la Chine avec l’OCS – à fédérer les Etats en butte à l’ordre international sous couvert d’un anti-occidentalisme dirigé d’abord contre les Etats-Unis et, globalement, contre la plupart des Etats qui ont été et sont encore suspects d’impérialisme et de colonialisme : une lecture rétrograde de l’Histoire qui occulte toute vision moderne du monde et empêche tout effort de prospective commune. La réalité est que chaque camp se croit porté par l’universalisme de ses valeurs pour peu qu’il en ait et qu’à ce titre ces divers mondes paraissent inconciliables. Pour notre part, nous sommes bien obligés de reconnaître la permanence du vieil adage : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » ; et le prosélytisme militant dont nous avons trop souvent et trop longtemps fait part à l’égard des « autres » devrait modérer les ardeurs. Contentons-nous de défendre les valeurs auxquelles nous croyons et qui nous constituent, en bref soyons « exemplaires » et, peut-être, serons-nous considérés avec plus de respect.

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On pourrait poursuivre cette liste des « belles idées » qui ont nourri nos illusions au tournant du XXIe siècle ; la plupart sont toujours à l’œuvre et nous empêchent de remettre les pieds sur terre. Nous pourrions, comme certains le préconisent, nous indigner ou même nous révolter ; ce serait aussi stérile que ruineux. Il nous faut plus simplement sortir de la léthargie, du rêve éveillé, en fait de l’immaturité. Etonnant de la part d’un peuple et d’un continent si anciens qu’ils ont écrit une bonne partie de l’Histoire et qui retombent dans une sorte d’adolescence irresponsable. Le réveil est nécessaire et doit être rapide, sinon la suite des temps s’écrira sans nous et elle risque alors de se révéler peu soucieuse de l’humain, du social et de la « vertu ». Mais ce réveil doit se faire sans ce lâche compromis qu’on invoque ici et là entre des idées vieilles d’un bon siècle et sans rapport avec notre post-modernité ; il doit se faire avec des idées neuves et un modèle totalement revisité. On ne construit pas du neuf avec du vieux, on ne fabrique pas d’autoroute sur un chemin tortueux, on ne désigne pas d’objectifs dans le brouillard. Sinon, ces illusions et d’autres se perpétueront, les orateurs du vide se succéderont et nous nous éteindrons comme une civilisation dévalorisée (au sens propre) et périmée (au sens de la date de péremption). Or, nous sommes encore nombreux à penser et à croire que nous avons collectivement encore des messages à transmettre au monde qui concernent l’avenir de notre humanité.

Eric de La Maisonneuve