Nous nous accordons à dire que les temps actuels sont troublés et difficiles ; le présent est « compliqué » selon le mot à la mode et l’avenir, loin d’être radieux, paraît bien incertain. Une fois cette banalité affichée, nous n’avons guère avancé pour alimenter le débat et tenter de sortir du brouillard. Lorsque tout est confus, comme c’est le cas, il faut sérier les questions et hiérarchiser les problèmes. Pour ce faire, deux instruments sont indispensables : une horloge et une boussole. Il faut en effet et avant tout nous situer dans l’espace et dans le temps. La première confusion, celle des temps, largement alimentée par le poids et l’instantanéité de l’information, nous oblige en quelque sorte à faire un arrêt sur image et à nous intéresser à ce que j’appellerai un présent exhaustif. La deuxième confusion qui concerne l’espace, c’est-à-dire le terrain d’action, provoquée, elle, par le rétrécissement de la planète et l’émiettement des territoires, rend inutilisables nos cartes d’état-major et affole nos boussoles. Pour une raison qui paraît évidente : comment déterminer où se situent nos objectifs – quelle peut être notre vision – si nous ne connaissons pas précisément le « cadre espace-temps » dans lequel nous nous trouvons ? Pour être encore plus clair : comment savoir où aller si nous ignorons où nous sommes ?
Archives de l’auteur : vincent
SINOCLE – 30 mai 2024 – Le grand basculement
Si Hongkong n’est plus la grande plaque tournante asiatique des capitaux qu’elle était, l’endroit reste un poste d’observation unique pour comprendre l’interdépendance du monde indo-pacifique et de l’Occident. Et si un bon intellectuel est celui qui anticipe ou, à défaut, modélise les changements de cadre conceptuel de l’histoire à l’origine des révolutions ou des grands basculements du monde, alors David Baverez est un bon intellectuel1.
Depuis 1945 nous vivions dans une économie de paix, nous sommes contraints de nous adapter aujourd’hui à une économie de guerre. Et ce n’est pas uniquement la faute de Poutine. Adam Smith, Rousseau et Keynes furent les grands inspirateurs de la première. Mad Max, Hobbes et Marx sont des boussoles conceptuelles plus utiles pour s’orienter dans la deuxième. Mad Max parce qu’il a anticipé que la vraie lutte à mort serait la lutte non pour la reconnaissance sociale mais pour les ressources et l’énergie et que la prédation deviendrait le régime économique le mieux partagé du monde. Hobbes pour avoir compris contre Rousseau que le peuple pouvait préférer la sécurité à la liberté. Marx et son réalisme tragique pour avoir prophétisé que les hommes faisaient l’histoire sans savoir pour autant l’histoire qu’ils faisaient. Ainsi entrons-nous dans l’âge du chaos dont l’économie de guerre est à la fois le messager et le moteur.
ACTUEL 72 – La défense de l’Europe
Le thème de la « défense de l’Europe » est rebattu dans de nombreux livres et articles surtout depuis deux ans que la guerre en Ukraine fait peser sur notre continent une menace lourde, globale, inquiétante. La sorte de folie qui s’est emparée de la Russie nous donne la preuve que, non seulement la guerre est inscrite dans le destin de l’humanité mais que, à ce moment de notre histoire, bien des Etats et non des moindres se sont désinhibés et affranchis des codes auxquels ils avaient consenti, de plus ou moins bon gré, dans l’ordre du droit international : l’intangibilité des frontières, la souveraineté territoriale, le bon voisinage, le droit de libre circulation sont ouvertement contestés et bafoués en de multiples endroits. C’est un contexte résolument nouveau pour une Europe d’abord coupée en deux et prise dans l’étau de la guerre froide sous la férule américaine puis, depuis trente ans, réunifiée géographiquement mais toujours morcelée politiquement, en proie aux effets aussi bien heureux que maléfiques de la mondialisation. Lire la suite
ACTUEL 71 – Les déboires africains de la France
Après son éviction de la République centrafricaine, puis du Mali et du Burkina Faso, la France a dû retirer ses forces et fermer son ambassade au Niger. Dans cette Afrique sahélienne, anciennement soudanaise, qui constituait une partie essentielle de l’AOF d’antan, fleuron colonial s’il en fût, dépendant de Paris pour sa monnaie, sa langue, ses élites, son modèle politique et sa sécurité, le revers français est considérable et, probablement, durable. Dans trop de domaines et, particulièrement, la lutte contre le séparatisme et le djihadisme, la France a manqué à la fois de clairvoyance et de savoir-faire. Si la lucidité a effectivement fait défaut aux dirigeants politiques depuis François Mitterrand, les militaires français se sont trompés de mission, d’époque et de continent. On ne peut séparer les fautes des uns des erreurs des autres, le tout débouchant sur un fiasco déplorable. Le but n’est pas ici de revisiter tous les aléas de la politique africaine de la France depuis les indépendances, mais bien d’analyser comment d’une politique de coopération militaire axée sur la formation et l’assistance aux armées africaines, on s’est résolu à intervenir directement par la force armée pour défendre nos intérêts supposés et maintenir au pouvoir nos obligés.
ACTUEL 70 – La dissuasion nucléaire en question ?
Si l’on considère l’activité guerrière de la plupart des puissances « dotées », c’est-à-dire détentrices, légitimes ou non, d’armes nucléaires, on pourrait en conclure que la dissuasion nucléaire est désormais datée, qu’elle a fait son temps et qu’elle doit aujourd’hui céder devant la pression, voire la submersion, qu’exercent soit des armements novateurs soit des modes d’action alternatifs.
Soyons lucides et objectifs : oui, la dissuasion a probablement fonctionné entre les deux super-grands durant la guerre restée par conséquent « froide » ; et sans doute aussi dans leurs camps respectifs comme dans leur environnement géopolitique où le seuil des conflits est le plus souvent demeuré infra-guerrier ; non, la dissuasion sous sa forme initiale n’empêche plus les conflits d’entrer dans une phase guerrière ouverte, qu’il s’agisse ou non de puissances dotées. D’une certaine façon, le monde a assimilé et digéré la dissuasion nucléaire et pratique depuis au moins deux décennies des modes de contournement qui pourraient se révéler désastreux. Est-ce à dire qu’une fois de plus dans l’histoire moderne la dissuasion a fait son temps et se trouve dépassée par l’innovation stratégique ?
ACTUEL 69 – La Guerre et le Territoire
La trêve est finie… Trente ans de non-guerre après trente ans de guerre froide, cette double période d’exception sera citée dans les livres d’histoire comme une époque bénie et…anormale. Malgré des gesticulations géopolitiques, propres aux commentaires des experts, malgré des soubresauts régionaux dus la plupart du temps à des bévues stratégiques, le temps de nos générations a été calme. Le métier de soldat y était une sinécure au point que certains s’étaient déguisés en soldats de la paix, voire en humanitaires, et que leurs chefs en avaient désappris les règles élémentaires de leur office.
ACTUEL 68 – De la guerre globale
A mesure que passe le temps de la guerre en Ukraine, nos regards restent obnubilés par les vicissitudes du champ de bataille dont, au premier rang, l’intensité des opérations militaires. Emportés par la pression médiatique, nous sommes focalisés sur les trois dimensions les plus apparentes de cette guerre, celle du front tout d’abord où se joue le sort des armes, celle ensuite des relations de Kiev avec ses alliés et leurs fournitures d’armes, celle enfin du Kremlin avec ses secrets, ses rodomontades et ses supposées fragilités. Pourtant, après dix-huit mois de combats âpres et coûteux, la situation opérationnelle demeure très incertaine et, malgré de nombreuses contre-attaques de part et d’autre, on ne perçoit pas encore de signes manifestes de ce qui pourrait la débloquer : soit que les Russes consolident voire accroissent leurs acquis au nord en direction de Koupiansk, soit que les Ukrainiens parviennent à opérer une brèche dans le dispositif défensif adverse au sud pour se lancer dans la reconquête des territoires occupés.
Le statut de Taïwan remis en question ?
par Alex Wang1
Le 25 octobre, 1971, par le vote de la résolution 2758, l’ONU attribuait à la République Populaire de Chine le siège de la représentation officielle de la Chine, auparavant occupé par la République de Chine. Un projet de loi américain (Taiwan International Solidarity Act) en fait une relecture orientée qui risquerait d’aggraver la situation régionale déjà tendue.
ACTUEL 67 – Chine, une course au sommet problématique
Avec la Chine, il arrive souvent qu’on marche à contresens ; son image est souvent trompeuse, soit qu’elle apparaisse masquée, soit qu’on en altère la vision. Alors qu’il y a à peine vingt ans la fulgurante ascension chinoise était regardée avec condescendance sinon avec indifférence, tant paraissaient infranchissables les obstacles de tous ordres qui s’opposeraient à elle tôt ou tard et plutôt tôt que tard, aujourd’hui la puissance de la Chine est jugée aussi hyperbolique qu’infatigable tant par les médias que par les experts. On a eu grand tort au début des années 2000 – et les Chinois au premier rang – de ne pas mesurer la portée mondiale de l’exceptionnelle émergence de ce pays colossal ; on se trompe sans doute en 2023, sinon sur les ambitions du moins sur les perspectives à moyen et long terme que l’empire du Milieu peut raisonnablement envisager tant pour son emprise mondiale que pour son développement futur.
ACTUEL 66 – Le destin de l’Europe
Le thème du « déclin de l’Occident » est récurrent depuis un siècle ; je l’ai évoqué à de nombreuses reprises dans ces chroniques pour tenter de démontrer son inadéquation au monde réel tel qu’on peut l’interpréter de nos jours. La parenthèse supposée de quatre siècles de domination occidentale, selon l’affirmation du singapourien Mahbubani, se réduit-elle à une réalité historique fondée sur la seule maîtrise scientifique, n’est-elle que la traduction d’un conflit de civilisations exprimé sous la forme virulente d’un rejet anti-occidental et d’un sursaut d’orgueil, ou procède-t-elle enfin de fondements plus anciens, plus profonds, plus radicaux ? En apparence, l’argument avancé est moins idéologique ou politique que comptable : l’Occident tout-puissant serait désormais minoritaire et voué à un rôle second ! Les origines, les fondements et l’histoire de la civilisation européenne m’incitent à contester cette vision à mon avis superficielle du monde.