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La résurgence des empires

Depuis la fin de la guerre froide et après une décennie d’hégémonie américaine jusqu’au 11 septembre 2001, les experts en géopolitique sondent le nouveau monde en gestation pour tenter de deviner quelle en sera la prochaine organisation : un bipolarisme revisité avec l’inévitable rivalité sino-américaine ; un multi-polarisme fondé par l’émergence de nouveaux grands acteurs ; un gouvernement mondial, seule structure capable, selon les plus audacieux, de fédérer les deux cents Etats-nations de la planète ?

Nous verrons sans doute toutes ces tendances à l’œuvre dans les prochaines années. Mais ce qui apparaît clairement dès maintenant c’est l’insuffisance et le déclin du concept d’Etat-nation. C’est le constat que faisait déjà Francis Fukuyama dans son essai State building (La Table ronde, 2005) et qui s’est confirmé ces dernières années. D’une cinquantaine d’Etats à la veille de la seconde guerre mondiale, l’organisation politique de l’humanité est passée à 120 Etats avec les décolonisations des années 1960 pour atteindre le nombre considérable de 200 au début du XXIe siècle. Selon toute probabilité, à en croire les séparatismes qui se manifestent ici et là, en Europe (Ecosse, Catalogne, mais aussi minorités russophones d’Ukraine et de Moldavie), en Afrique avec la résurgence de l’irrédentisme touareg, au Moyen-Orient en proie aux forces de contestation islamistes, et ce catalogue est susceptible de s’étendre encore, le fractionnement du monde poursuit sa course inexorable vers un morcellement mortifère, à contre-courant du mouvement soi-disant unificateur de la mondialisation.

Le déclin des Etats-Nations

Cet émiettement est d’abord une des causes principales de l’affaiblissement des Etats eux-mêmes. Un grand nombre des plus récents d’entre eux, issus soit de la décolonisation comme la plupart des Etats africains, soit de l’éclatement de fédérations comme la Yougoslavie, soit de séparatismes ethniques ou religieux comme le Sud-Soudan, ont certes les attributs légitimes d’un Etat et la reconnaissance officielle des institutions internationales, mais ont-ils pour autant les moyens d’assurer la vie et la sécurité de leurs populations ? Le cas du Mali est exemplaire à cet égard, inapte au développement et, de ce fait, soumis aux pressions politiques, ethniques et religieuses des contestataires touaregs et islamistes. On pourrait multiplier les exemples des pays africains (Nigeria, Congo, Centrafrique…) dont des parties importantes du territoire échappent à l’autorité du soi-disant pouvoir ; leurs frontières artificielles, souvent aberrantes et contestées, en sont la cause la plus fréquente. Bref, une trop grande partie des Etats du monde actuel sont des fantoches et n’expriment nullement la cohésion qui devrait exister dans un pays entre un peuple et un gouvernement pour créer une nation.

Mais, au-delà de ces nombreux cas d’Etats en faillite, la majorité des Etats actuels n’est pas en mesure de répondre aux exigences et aux concurrences de la mondialisation. Sur bien des points, face aux marchés, face aux médias, face aux lobbys, ils sont contraints d’abandonner des pans entiers, sinon la totalité, de ce qu’ils nomment encore leur souveraineté. Ils n’ont ni la taille critique ni les arguments de pouvoir qui leur permettraient de résister aux forces déferlantes de la mondialisation. A de rares exceptions près, seuls surnagent dans cette mêlée les grands Etats et ceux, plus modestes, qui s’inscrivent dans un cadre élargi, comme celui de l’Union européenne.

Outre son emprise commerciale, la mondialisation dépasse largement les entités étatiques. Le monde supra-national d’abord, où exercent quelques 27 000 ONG, érige ses propres règles et des modes d’action autonomes ; l’infosphère ensuite, née de la révolution informatique, dominée par quelques entreprises géantes, américaines pour l’instant, se joue de la souveraineté de la quasi-totalité des Etats de la planète.

Nationalisme et conflictualité

Ce fractionnement continu est aussi une des causes majeures de la conflictualité que subit notre monde ; celle-ci provient surtout de la contestation des Etats actuels. Les nouveaux Etats se créent rarement par consensus et, à l’exception notable de la séparation amiable entre Tchèques et Slovaques, leur accouchement est souvent sanglant. Sans revenir sur les abîmes dans lesquels nous entraînèrent deux guerres mondiales et dont il paraît difficile d’absoudre des nationalismes alors exacerbés, l’Etat-nation est, par construction et historiquement, un Etat guerrier. Quelle nation n’a-t-elle pas eu à combattre ses voisins pour définir ses frontières et pour affirmer son indépendance ?

Les critères culturels – essentiellement la langue et la religion – ne sont pas seuls en cause ; l’histoire et l’économie ont également leur part de responsabilité. On sait le rôle critique de la « rive gauche du Rhin » dans les relations franco-germaniques. Plus près de nous, on voit bien dans la crise ukrainienne l’entrelacs de ces facteurs multiples. Si l’on observe en Afrique la situation de la République démocratique du Congo (ex-Zaïre), immense territoire délimité à grands coups de règle lors du Congrès de Berlin en 1886, on se rend compte que l’absence d’Etat et l’impossibilité de la nation y incitent l’intrusion des voisins. Au Moyen-Orient arabe, les Etats artificiels créés par la Grande-Bretagne et la France lors de la dislocation de l’Empire ottoman, et dont la relative tranquillité était due autant aux intérêts pétroliers qu’aux pouvoirs militaires laïcs, sont remis en question par les violents courants religieux qui les contestent. Lorsqu’entre deux ou plusieurs Etats, le problème de l’identité nationale se pose dans des termes aussi radicaux, la guerre paraît le plus souvent inévitable.

A ces causes circonstancielles, il faut en ajouter une, fondamentale et trop souvent oubliée : l’Etat-nation est une création « occidentale ». La France et l’Angleterre en sont à l’origine, par opposition au Saint Empire romain germanique puis aux Empires des Habsbourg et des Hohenzollern. Fondée sur le droit et sur la formule de la Confession d’Augsbourg – cujus regio, ejus religio – l’Etat-nation procède de la civilisation gréco-romaine et en est en quelque sorte l’aboutissement politique. La force des puissances européennes est d’avoir pu imposer à l’ensemble du monde, par sympathie ou par colonisation, ce modèle d’organisation politique et d’en avoir fait un référent universel. Mais à l’heure du déclin (relatif) de l’Occident et de l’émergence de nouvelles puissances fondées, elles, sur des structures socio-politiques différentes – on pense bien sûr à la Chine, à la Russie et aux pays arabo-musulmans -, l’Etat-nation se trouve contesté à la fois pour sa moindre efficacité et pour son inadaptation aux héritages culturels de nombreuses populations.

La domination impériale

Dans ce désordre du monde, autant dû à la faiblesse des trop nombreux Etats qu’à leur agressivité, la seule source de stabilité émane de « grandes puissances ». Qu’elles soient issues des avatars du XXe siècle ou qu’elles proviennent de récentes « émergences », ces puissances ont une caractéristique commune, celle d’être des Etats-continents ou des Etats-civilisations, parfois les deux à la fois, ce qu’on nommait autrefois des « empires ».

Et, malgré le philosophe Paul Valéry qui nous assurait que « les civilisations sont mortelles », malgré l’historien Jean-Baptiste Duroselle qui affirmait que « tout empire périra », nous assistons à la consolidation et aussi à la résurgence de grands espaces où Etat, nation et civilisation s’associent pour fonder ou recréer des empires.

Deux exemples sont convaincants à cet égard : les Etats-Unis et la Chine.

Les Etats-Unis d’Amérique ont tous les attributs d’un empire, et ils en ont aussi le comportement depuis un demi-siècle d’une suprématie sans égale depuis l’Empire romain. Ils disposent, sur le plan géographique, de la taille continentale et de l’insularité qui leur donnent à la fois la distance et la profondeur stratégiques nécessaires pour être à l’abri des mouvements du monde. Ils ont une démographie multiforme et croissante qui leur assure un dynamisme continu. Ils ont construit la première économie du monde, disposent de la monnaie et du système financier dominants, et maintiennent une avance technologique considérable. Ils ont su faire naître une nouvelle vague d’entreprises qui inventent et contrôlent le monde futur. Enfin ils sont dotés d’outils diplomatiques et militaires avec la puissance desquels ils ne se privent pas d’un comportement « impérial ». Pour couronner le tout, le système de valeurs sur lesquelles se sont fondés les Etats-Unis a donné naissance et vigueur à une véritable civilisation. Malgré la brutalité de la dernière crise financière et de sérieux échecs militaires, l’Empire américain domine toujours le monde et maintiendra, sauf accident majeur, sa supériorité pendant les prochaines décennies.

Même si les Chinois rêvent de devenir une « nouvelle Amérique », ce que leur récente explosion économique leur permet d’envisager, l’Empire du Milieu (Zhongguo en chinois) en est encore à sa reconstruction. Après une période tragique de son histoire où elle a cru pouvoir « faire table rase du passé », la Chine peut à nouveau faire valoir ses avantages impériaux : un pays-continent, la plus nombreuse population du monde, la plus ancienne et originale civilisation, un sentiment national exacerbé et, facteur décisif, une économie en croissance forte et continue depuis trente ans. Si sa diplomatie est encore balbutiante, des forces armées modernes apparaissent, notamment dans la Marine et les secteurs non-conventionnels, cybernétique en particulier. Et la Chine retrouve, à l’égard de ses voisins asiatiques l’attitude qui fut autrefois la sienne de les considérer comme des vassaux, et à l’égard du monde extérieur sa volonté millénaire de singularité ainsi qu’une liberté d’action qu’elle juge aujourd’hui encore entravée par « l’encerclement » américain.

Ces deux-là, Etats-Unis et Chine, vont sans doute dominer le monde des prochaines décennies au moins sur le plan économique avec, à eux deux, 40 % du PIB mondial. Mais dans leur rivalité impériale ils ne seront pas seuls ; il leur faudra compter, avec la redistribution des cartes en cours, à la suite du rejet de l’Occident ou de l’envie qu’il suscite, sur le réveil d’autres ensembles civilisationnels jusqu’alors marginalisés ou étouffés par la suprématie occidentale. C’est la thèse de Samuel Huntington, très controversée lors de la parution de son livre sur Le Choc des civilisations (Odile Jacob, 1997) et qu’on devrait réexaminer aujourd’hui.

La résurgence des empires

Ce qu’annonçait Samuel Huntington il y a dix-sept ans est en train de se produire, certes dans des termes un peu différents, non pas ceux d’une guerre inter-civilisationnelle mais ceux d’une reconstitution, à côté d’Etats impuissants ou faillis, de grands ensembles continentaux fondés sur des identités culturelles et ce, en réaction à la mondialisation occidentale, dans une amorce de « déglobalisation » du monde (voir le livre de François Lenglet – La Fin de la mondialisation, Fayard, déc. 2013).

A côté d’un système d’organisation du monde, fondé sur le principe de « nations unies », monte en puissance une nouvelle structure, apparemment artificielle, lancée par les banquiers de Goldman Sachs pour des raisons strictement économiques et qui tend à s’affirmer dans le paysage mondial comme une alternative politique : les BRIC, acronyme désignant les « grands émergents » Brésil, Russie, Inde et Chine (auxquels on a ajouté l’Afrique du sud pour des raisons politiques) qui, profitant de la mondialisation, s’essayent non seulement à rattraper leur retard sur les Occidentaux mais aussi à offrir une alternative au « modèle occidental ». Si nous avons vu ce qu’il en était de la Chine, largement émergée depuis près de trois mille ans, qu’en est-il des autres pays dans leur aspiration à la puissance ? Pour ce qui les concerne, l’Inde et le Brésil ont de nombreux atouts et un potentiel impérial indiscutable ; de là à prétendre à la cour des Grands, il y a encore une marge au moins décennale.

Par contre, la Russie représente de façon exemplaire ce que nous pouvons imaginer d’une résurgence impériale. La Russie, sinon les Russes, a très mal vécu l’effondrement de l’Union soviétique. Ulcérée de sa rétrogradation du rang de superpuissance à celui de pays secondaire, maltraitée par les Américains et peu considérée par les Européens, la « Nouvelle Russie » de Vladimir Poutine est ouvertement revancharde. Son comportement depuis 2008 avec sa prise de gages en Géorgie, le rattachement brutal de la Crimée et les récents développements dans l’est ukrainien démontrent à l’envie sa volonté sinon de reconquérir l’espace slave du moins de sanctuariser sa zone d’influence et, le cas échéant, de voler au secours de ses compatriotes. Cette stratégie poutinienne est certes portée par un peuple russe patriote, dont le nationalisme est exacerbé par une propagande constante, mais elle est aussi grandement facilitée par l’absence presque totale de réactions occidentales ; elle profite à l’évidence de l’attentisme stratégique américain et encore plus de l’inexistence européenne. Vladimir Poutine se conduit comme un président « mal élevé » qui adopte des conduites jugées grossières (comme l’emploi de la force armée) mais qui réussit à chaque occasion à regagner une partie du terrain perdu il y a plus de vingt ans ; il est slave, ancien agent du KGB, joueur d’échecs, et connaît sinon ses limites du moins les pudeurs guerrières de ses « adversaires ». Dans un monde aussi lâche et obsédé par l’économie, le président russe prend en réalité peu de risques à l’ouest : la défense européenne est inexistante et l’OTAN est un « tigre de papier » ! Sur ses marches asiatiques, aux confins de l’Amour sibérien, il n’en va pas de même et il est plus prudent : l’Empire chinois grouillant et dynamique est à une portée de kalachnikov !

La nostalgie d’empires

Outre ces deux empires volcaniques en pleine éruption que sont la Chine et la Russie, il faut s’intéresser à ces deux autres « terres d’empire » que furent le Moyen-Orient et l’Europe.

Le premier, héritier de Byzance, Empire ottoman depuis la chute de Constantinople en 1453, fut démantelé par les accords Sykes-Picot après la première guerre mondiale. Et ce contre l’avis du Colonel Lawrence, instigateur d’un vaste « royaume arabe » sous la férule de la dynastie saoudienne. Cette région de l’Orient arabe, d’abord sous double mandat anglais et français, a été ensuite morcelée entre six Etats auxquels s’est ajouté celui d’Israël en 1948. Sans refaire une histoire récente complexe des antagonismes et des conflits entre ces pays, ce qu’on peut observer aujourd’hui, au-delà de la guerre de religion entre chiites et sunnites, c’est la tentative de recréer un ensemble arabo-musulman – un califat – sur son territoire historique. Cet « Etat islamique » ne peut être qu’anti-occidental, provocateur et terroriste. Et la guerre qu’il suscite contre lui sera sans doute fondatrice d’une nouvelle organisation politique de la région. Mais cette affaire en étant aux prémisses, il serait aventureux d’aller plus avant dans ce scénario.

L’Europe présente un cas singulier. Terre d’empire historique, ses divisions ont été telles et si meurtrières que ses divers Etats ont décidé de s’unir, non seulement pour échapper à cette fatalité guerrière mais aussi pour pallier les faiblesses inhérentes au morcellement. Cette fédération d’Etats-nations, capitale Bruxelles, réalise à nouveau l’unité impériale au moins sur les plan territorial, culturel, économique. C’est une Europe ouverte et libérale comme pouvait l’être le Saint-empire romain germanique, assemblage de duchés et de principautés largement autonomes comme le sont les Länder actuels. La lente régionalisation en cours – Ecosse, Catalogne – ne peut que renforcer cette tendance impériale. En revanche, le refus d’entamer les prérogatives des Etats membres en matière de sécurité et même de politique étrangère ôte à l’Union européenne toute capacité d’action stratégique.

Face au puissant mouvement de résurgence impériale, cette posture européenne de non-puissance peut être interprétée de façons diamétralement opposées.

Soit il s’agit, de la part de pays usés et vieillissants, d’un aveuglement lâche et incohérent qui, à moyen terme, signe la soumission de l’Europe à la mondialisation et son effacement de la scène historique.

Soit nous assistons à une création politique inédite qui se fait à la fois par l’élargissement sur le mode impérial et par l’intégration sur le mode habituel aux nations. Cette création ne va pas sans difficultés, internes d’abord pour accorder des Etats de mœurs différentes, externes aussi car cette construction s’opère dans un environnement international instable et où, justement, les résurgences et les affirmations impériales sont menaçantes.

Dans la période particulièrement chahutée que nous traversons aussi bien sur le plan économique que géopolitique, il n’est pas certain que les Européens aient la volonté et le courage de poursuivre la construction de cet « objet politique encore non identifié » que serait une nouvelle Europe-civilisation. La tentation de l’abandon et du repli, une fois encore, face à la montée en puissance des grands empires-continents, face aux désordres du monde et à l’insécurité, face aussi aux difficultés économiques, semble gagner du terrain dans les opinions publiques. Peut-être seulement n’a-t-on pas pris la peine de leur expliquer quel était le but de l’Union et quelle nouvelle forme d’édifice politique nous envisagions de construire ensemble !

Eric de La Maisonneuve