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Besoin d’ennemi ?

Dans l’euphorie qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique, considéré comme un avant-goût de la « fin de l’Histoire », on n’a peut-être pas porté une attention suffisante aux effets pervers qu’il pouvait entraîner. Un diplomate de l’entourage du Président Gorbatchev, Alexandre Arbatov, nous avait pourtant prévenus dès 1989 : « Nous allons vous priver d’ennemi », déclarait-il dans les couloirs de l’ONU. En effet, en quelques mois, notre « meilleur ennemi », âme du système communiste et cœur du bloc oriental, faisait défection. Et nous nous retrouvions soudainement dans une configuration inédite, face à un monde déstructuré et livrés à nous-mêmes.

Cette vacuité nous affecte directement, dans la mesure où le « monde communiste » nous avait servi depuis cinquante ans de repoussoir, obligeant d’une part à une Alliance atlantique, incitant d’autre part à une Europe unie. L’antagonisme qui nous liait était plus fort que les résurgences de nos anciennes querelles ; il était même parvenu à les détourner de leur objet et à les fédérer contre « le grand Satan ». Nous avions besoin de ce miroir dans lequel nous nous voyions les plus forts et les meilleurs ; et l’ennemi soviétique avait toutes les qualités d’un « bon » ennemi : solide, constant, cohérent. Militairement, il nous était semblable, construit sur le plus pur modèle « clausewitzien » ; inquiétant certes, mais connu et prévisible. Sa disparition entame notre cohésion et rend vaine notre puissance. Sans lui, nos discordes réapparaissent, nos intérêts divergent. Face aux Européens, l’Amérique apparaît autant comme une concurrente que comme une alliée. La disparition de l’ennemi, c’est d’abord cela : la mésentente dans notre camp.

Mais c’est aussi, avec la dislocation du bloc soviétique, une profonde mutation de l’adversité mondiale. Pendant un demi-siècle, l’Empire soviétique avait été un fédérateur d’oppositions, le tuteur de tous les mouvements de décolonisation et d’autonomie, des guérillas, des mafias, des organisations criminelles. Il régnait en maître absolu sur tout ce qui pouvait concourir à pervertir et déstabiliser le camp occidental. Son écroulement a fait beaucoup d’orphelins. Rendues à elles-mêmes et à leurs origines, ces forces désormais incontrôlées se sont remises à leur compte, avec leurs propres méthodes et leurs seuls moyens. On a vu alors se multiplier et se durcir des guerres civiles, des conflits ethniques et des rivalités de pouvoir qui, jusqu’alors, s’étaient inscrits dans le cadre de la guerre froide et qui « bénéficiaient » à ce titre d’une certaine retenue. Libérées de l’emprise soviétique, ces oppositions se sont radicalisées, entraînant la résurgence d’une conflictualité barbare.

C’est donc dans un ordre relâché et face à des adversaires épars que les pays occidentaux ont abordé l’après-guerre froide. Le refus – ou l’incapacité – de regarder cette nouvelle hostilité dans sa réalité a entraîné, depuis douze ans, l’échec de pratiquement toutes les interventions engagées sous l’égide des Nations Unies, alors que, au sein même de nos pays, se multipliaient les manifestations de violence et qu’augmentait l’insécurité.

Sur l’adversité, faute de repères communs, les appréciations de situation faites par les Américains et les Européens sont sensiblement différentes ; elles conduisent à des désaccords sur l’organisation des systèmes de sécurité et gênent la constitution d’une défense européenne. Les Américains semblent être à la recherche inlassable d’un nouvel ennemi, comme si celui-ci leur était consubstantiel ; pendant des années, les rogues States ont servi d’épouvantail et l’Irak sert de bouc émissaire ; depuis le 11 septembre et à juste titre, le « terrorisme » est devenu la bête à abattre. Mais on peut s’interroger sur la réalité – ou l’importance – de la menace que représentent ces quelques Etats et, s’agissant du terrorisme, sur la praticabilité d’un tel adversaire. Celui-ci, n’ayant ni visage ni asile, ne peut être longtemps montré du doigt si on n’apporte pas les preuves de sa réalité. Le secret dont on l’entoure, souvent faute de renseignements, nous prive de cette visibilité dont on a tant besoin pour le combattre.

Si nos nouveaux adversaires, à commencer par le terrorisme, mettent en échec les Etats et représentent une menace vraiment si effrayante, il faut alors faire un effort considérable de renseignement, puis reconsidérer nos systèmes de protection et d’action afin de les rendre enfin efficaces dans ce combat.

Vouloir à tout prix – cinquante milliards de dollars d’augmentation du budget de la défense américain – renforcer les systèmes de sécurité sans être parvenus à « désigner » le ou les adversaires, c’est-à-dire les acteurs de la conflictualité et de l’insécurité, c’est mettre la charrue avant les bœufs et vouer tous ces efforts, non seulement au gaspillage, mais à de nouveaux échecs. Le fondement même d’un système de protection, de défense ou de sécurité, c’est bien d’être en mesure de s’opposer efficacement à ses adversaires, quels qu’ils soient. Pour cela, il faut les connaître. La connaissance que nous avons acquise, par les pratiques policières ou les interventions militaires sur les divers terrains d’emploi des forces de sécurité ces dernières années, devrait nous donner d’utiles indications sur nos adversaires et leurs méthodes ; les enseignements tirés de nos insuccès devraient aussi nous aider à reconstruire et, lorsque c’est nécessaire, à inventer des systèmes de défense et de sécurité pour demain.