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De la guerre globale

A mesure que passe le temps de la guerre en Ukraine, nos regards restent obnubilés par les vicissitudes du champ de bataille dont, au premier rang, l’intensité des opérations militaires. Emportés par la pression médiatique, nous sommes focalisés sur les trois dimensions les plus apparentes de cette guerre, celle du front tout d’abord où se joue le sort des armes, celle ensuite des relations de Kiev avec ses alliés et leurs fournitures d’armes, celle enfin du Kremlin avec ses secrets, ses rodomontades et ses supposées fragilités. Pourtant, après dix-huit mois de combats âpres et coûteux, la situation opérationnelle demeure très incertaine et, malgré de nombreuses contre-attaques de part et d’autre, on ne perçoit pas encore de signes manifestes de ce qui pourrait la débloquer : soit que les Russes consolident voire accroissent leurs acquis au nord en direction de Koupiansk, soit que les Ukrainiens parviennent à opérer une brèche dans le dispositif défensif adverse au sud pour se lancer dans la reconquête des territoires occupés.

La contre-offensive d’été tant attendue n’a pas trouvé en ce milieu d’été le défaut de la cuirasse russe, le front central paraissant partout saturé d’obstacles dans la profondeur, et faute que l’armée ukrainienne puisse le contourner par le nord biélorusse sanctuarisé ou par le sud maritime aléatoire. On peut toujours espérer un délitement de l’armée russe, soit que son commandement déserte la partie soit que les soldats mettent les crosses en l’air, mais ce genre de spéculation n’a guère sa place dans une analyse stratégique sérieuse, même s’il alimente quotidiennement les commentaires d’experts qui n’ont par ailleurs guère de grain à moudre. Règle de base de la stratégie : la part du hasard doit y être sinon évacuée du moins réduite autant que possible. Il faut donc s’en tenir à ce que nous savons mesurer, à savoir les « rapports de forces » en particulier et les « grands équilibres » en général, ceux-ci étant le reflet de ce qu’on appelait autrefois « l’arrière ». Quoiqu’il advienne sur le front des opérations, délaissons donc un instant nos lunettes tactiques pour une longue vue stratégique qui étende le champ d’observation.

La guerre hors limites

Prendre du recul dans de telles circonstances et sous la pression des événements n’est pas aisé, mais il convient toutefois de s’y astreindre. Si la guerre est figée ici et sans doute pour longtemps, peut-être se déroule-t-elle aussi « ailleurs et autrement ». Ce thème du « déportement » de la guerre hors de son univers habituel était justement l’objet d’un livre prémonitoire au nom évocateur – La guerre hors limites -, publié en 1999 par deux colonels chinois, Qiao Lang et Wang Xiangsui. Par ce titre symbolique, ils explicitaient ce que les circonstances stratégiques induisaient, à savoir que la guerre n’est désormais rendue possible, histoire de faire mentir Raymond Aron, que si elle s’affranchit de ce qu’on pourrait nommer les contingences. Oubliés le jus in bello, les conventions de Genève et d’ailleurs, le monopole de la violence légitime confiée au soldat, tout ce qui relève du droit et des limites que les hommes ont tenté de fixer à l’expression de la violence par souci d’humanité et, surtout, d’efficacité stratégique. Canaliser la violence, endiguer la guerre, circonscrire le champ opératif, tels furent les soucis constants des politiques via les diplomates pour rester autant que possible maîtres du jeu. Le XXe siècle, malgré d’horribles excès, respecta ces règle dans leurs grandes lignes. Mais l’irruption des armes nucléaires, et la dissuasion qu’elles exercent de fait, a tout changé ; elle a obligé les protagonistes, s’ils voulaient demeurer acteurs, à sortir du périmètre classique et à aller reconnaître de nouveaux espaces, ceux où la conflictualité pourrait s’exercer sans se heurter systématiquement aux barrières physiques que la dissuasion a érigées aux quatre coins du champ de bataille.

Ce que les colonels Qiao et Wang ont pressenti des nouvelles dimensions spatiales de la guerre a été depuis mis en musique et précisément en Russie sous la houlette d’un certain Général Guerassimov, actuel et apparemment inamovible chef d’état-major des armées russes. La doctrine Guerassimov, inspirée de cette « guerre hors limites », a encore élargi son champ d’application en fonction des progrès technologiques et, notamment, de la généralisation des outils numériques à la plupart des champs d’action. Ce qu’on appelle aujourd’hui la « guerre hybride » – pour civilo-militaire – répond mieux à la définition de la « guerre globale », d’inspiration clausewitzienne et d’application léniniste. C’est dire en quelques mots que la guerre militaire n’est plus l’essentiel du conflit, qu’elle peut lui servir de prétexte ou de paravent, mais que celui-là se déroule justement dans les espaces laissés libres jusqu’à présent, soit qu’ils fussent couverts par les conventions d’ordre juridique et moral, soit qu’ils fussent techniquement inaccessibles et donc impensés.

La doctrine Guerassimov consiste à dire ce qu’énonçait il y a peu Dimitri Medvedev, l’ancien président russe, à savoir qu’une puissance nucléaire ne pouvait pas perdre la guerre. Non pas qu’elle se croie en droit d’utiliser ses armes nucléaires autrement qu’en « dernier recours », mais qu’elle se pense autorisée, à l’abri de sa menace nucléaire, d’agir impunément sur tous les autres champs d’action. Voilà qui pourrait éclairer nos investigations sur les réalités de cette guerre d’apparence nouvelle et expliquer la relative sérénité des dirigeants russes face à leurs échecs opérationnels constants et répétés. Au fond, ils se moquent de gagner la guerre, ils veulent que les « autres » la perdent : les Ukrainiens en premier lieu qui osent narguer l’unité du monde slave sous la bannière de l’impérialisme russe ; les Occidentaux en second lieu qui, avec leurs modèles démocratiques libéraux, mettent en péril la résurgence des Empires et les régimes autocratiques.

A écouter la dernière conversation entre Poutine et Xi lorsqu’ils se sont quittés à Moscou, on sait bien que la guerre n’a pour but que de déstabiliser le monde en profondeur pour invoquer un nouvel ordre mondial qui serait non pas celui d’une humanité libre mais sans doute celui de leurs totalitarismes, à défaut d’une alternative crédible. Inutile pour ce faire de déclencher les foudres nucléaires, ce dont Choïgou et Guerassimov ont convaincu un Poutine porté aux extrêmes, car si la guerre ne pouvait être gagnée sur le terrain par l’armée russe, elle serait immanquablement perdue par les Occidentaux sur tous les autres fronts où ils continuent d’être vulnérables. La Russie a pour elle une profondeur de champ sans égale dans le monde ; elle lui permet de voir venir et de prendre son temps. Dans ce jeu à multiples bandes dont Poutine semble être l’artisan démoniaque, le stratège russe dispose d’une gamme très étendue de pions.

Les nouveaux fronts conflictuels

A l’écoute des médias, on croirait vivre dans un « paradis juridique » où les règles internationales seraient loi commune ; on croirait surtout que la guerre est une sorte de « jeu » alors que c’est une « tragédie » où, dans la réalité humaine, tous les rebondissements – donc tous les coups y compris ce qu’on appelle les « crimes de guerre » – sont sinon permis du moins pratiqués. Depuis les origines et en tout cas pendant nos trois mille ans d’histoire, la guerre a été constamment un concept global ne rejetant donc aucune des méthodes et des moyens qui permettaient d’emporter la décision. A la guerre, la fin justifie les moyens et elle est de ce fait toujours « criminelle » ; sinon l’autre exploitera la faille, qu’elle soit morale ou technique, et l’emportera au forceps. La relation étroite que la guerre entretient avec la notion de liberté, ou son avatar la souveraineté, fausse les termes du débat et justifie tous les excès, ceux de Saint-Just en particulier (pas de liberté pour les ennemis de la liberté), et le prix à payer sous les parures de la gloire, de l’honneur ou de l’héroïsme. Le monde contemporain nous propose, à moindre prix et sans ces artifices, des méthodes d’adversité qui seraient autrement plus efficaces.

Les dictatures (nucléaires ou pas), conscientes des capacités limitées des forces militaires et du risque hasardeux de la bataille, se sont donc forgées une doctrine de « guerre globale » qui ne veut pas s’affranchir des opérations militaires – au cas où… – mais qui déporte sur d’autres fronts les chances de l’emporter. C’était d’ailleurs le rêve de tant de politiques, avant ou après Sun Zi et Machiavel, de gagner la guerre sans la faire en sapant avant l’heure les capacités de résistance de l’adversaire.

Le premier front est celui de l’information. Longtemps réduite à pas grand-chose – la voix, puis l’écrit -, elle dispose désormais avec le numérique d’un champ universel, illimité et pour l’instant inviolable ; nul doute que l’intelligence artificielle lui donnera une dimension encore impensée. C’était justement le biais qui manquait aux grands stratèges d’autrefois ; l’information était la pierre d’achoppement de toute stratégie, elle en est aujourd’hui la matrice. Car les idées sont aujourd’hui exportables et manipulables. Ce que l’école stratégique française des conflits de décolonisation a nommé « guerre psychologique » n’est jamais qu’une des faces de cette « guerre des idées ». Mais, à travers les doctrines de « contre-insurrection » (Lacheroy, Galula, Petraeus…), on a pu en mesurer la vanité face à l’emprise des canaux d’influence, de désinformation, de manipulation1. On le voit aujourd’hui au Sahel où, en moins de deux ans et en attendant la suite, trois pays pseudo-démocratiques se sont effondrés sous la double pression de l’idéologie islamiste exercée par les pays du Golfe et de la vindicte anti-occidentale, ie anti-colonialiste, fomentée par la Russie, la Turquie et, en sous-main, par la Chine. Nos valeureux légionnaires, paras et marsouins n’y pourront jamais rien car la force, aussi bien réglée soit-elle, n’a pas le pouvoir de réduire les idées comme on le ferait d’une résistance tactique. Le milliard de téléphones mobiles en Afrique vaut plusieurs armées et ceux qui les manipulent connaissent leur sujet et savent sur quelles touches appuyer pour enflammer les foules, déjouer une élection, torpiller un candidat, pourrir une situation… Dans ce domaine, c’est bien sur le front des élections que le danger de déstabilisation est le plus grand ; on l’a vu avec l’élection volée de Trump en 2016, on peut le revoir bientôt aux Etats-Unis et…ailleurs. Le but étant de faciliter l’accession au pouvoir dans les Etats-Nations de régimes plus accommodants envers les démocratures.

Le deuxième front, très sensible en période de désordres, est économique ; il consiste à modifier les marchés des matières premières vitales, notamment énergétiques et alimentaires. Après les idées, ce sont les leviers les plus importants qui pèsent sur la vie des sociétés humaines : les céréales et l’électricité. D’autant que l’amplitude des phénomènes climatiques oblige à réviser, parfois radicalement, les habitudes comme les courants de la vie moderne. La Russie, véritable réservoir de grain et de gaz, était devenue une des nourrices du monde. Que ce soit de son fait (céréales) ou conséquence des sanctions à son encontre (gaz et pétrole), le fait est qu’en moins de deux ans, les circuits commerciaux mondiaux ont été sérieusement perturbés. Dans ces domaines, le système économique est réactif et peut laisser croire à des solutions de remplacement ; la réalité est que le bilan est désastreux et le manque à gagner considérable, pesant sur les monnaies, sur les niveaux de vie, tous éléments habituels de stabilité. Là encore, il s’agit, en déstabilisant le système économique, de déclencher un phénomène de pénurie, puis d’inflation, enfin de mécontentement social ; l’engrenage est alors en marche.

Le troisième front est déjà et sera de plus en plus d’ordre démographique avec l’arme migratoire. Le changement climatique, les désordres politiques, la surpopulation des jeunes Africains, entre autres, ont poussé des millions de migrants vers des eldorados supposés, notamment l’Europe et les Etats-Unis. Ceux-ci, vaille que vaille, ont fait face jusqu’à présent. Mais on a connu il y a peu une instrumentalisation de migrants syriens et afghans à la frontière polono-biélorusse. L’extension de ce phénomène en poussant par centaines de milliers, voire plus, les « stocks » de migrants en attente en Turquie, en Libye et ailleurs vers les frontières orientales et méridionales de l’Union européenne, mettrait en difficulté socialement et politiquement nombre d’Etats membres et les conduirait alors à des mesures radicales et périlleuses. C’est sans doute par ce biais et par la désinformation politique que la Russie compte ruiner l’idée européenne ; il lui faudra du temps, mais en l’état actuel des systèmes politiques, elle a des chances d’y parvenir. La guerre d’Ukraine apparaîtra alors comme une bluette…

Le front ultime, si on ose cette expression à double sens, est celui du cyber. Le monde est connecté et ne se déconnectera plus. Dans ce vaste réseau, où tout se joue au propre comme au figuré, extrêmement précis et étonnamment vulnérable, les intrusions sont permanentes et destructrices. Il faudrait faire un parallèle avec l’arrivée massive des drones armés qui révolutionnent le champ de bataille en le saturant et en le retournant : il n’y a plus de « direction de l’ennemi », il est partout et surtout sur les arrières où personne n’est plus en sécurité. Le cyber apporte la même saturation et la même insécurité. Il peut, employé à grande échelle, avoir l’effet d’une hémorragie. Certes, les Occidentaux, dans ce domaine entre autres, ont des capacités défensives et de rétorsion, mais ils ont, par nature, quelques scrupules à prendre l’initiative de leur emploi en premier. D’autant qu’il peut suffire d’attaquer un maillon faible, apparemment sans importance, pour placer un coin dans les systèmes numériques.

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Cette stratégie globale, pour être gagnante, demande du temps et de l’agressivité. Du temps, car il en faut pour que les idées s’ancrent et se traduisent dans les faits politiques. De l’agressivité, pour pouvoir saisir les opportunités, les failles adverses et maintenir la pression. Temps et agressivité dont disposent les systèmes impériaux et dont sont démunies les démocraties en raison de leurs principes et de leur nature. La guerre en Ukraine risque donc de s’éterniser pour continuer de fixer les attentions et de concentrer les moyens, alors que les autres fronts resteront opératifs et s’ouvriront à de nouvelles initiatives. Comme nous ne nous sommes pas préparés à cette guerre hors limites et que nous demeurons les yeux rivés sur les éclairs du champ de bataille et sa « haute intensité », il n’est pas impossible, même si cela nous semble impensable, que les totalitarismes finissent par l’emporter.

Il est donc impératif de stopper – quel qu’en soit le prix – cette déferlante menée pour le moment par la Russie de Poutine avant que celle-ci ne se coagule avec les autres revanchards ou frustrés du monde moderne. Notre survie, en tant que civilisation, en tant que nations et sociétés qui se veulent « libres », est en péril. Il nous faut donc nous réveiller, d’une part en faisant front dans tous les espaces évoqués ci-dessus et pas seulement par des déclarations ou des invocations du droit, d’autre part en sachant inventer le cinquième ou sixième front sur lequel nous parviendrions par effet inversé à l’effondrement moral et physique des adversaires de notre liberté. Mais il est vrai que, dans l’état actuel de notre pensée stratégique et de nos forces politiques, cela exigerait un considérable sursaut dont il reste à démontrer que nous sommes encore capables. C’est là tout l’enjeu de cette lutte où se décidera sans doute notre destin.

Eric de La Maisonneuve

1 Voir l’article de Frédéric Bobin dans Le Monde du samedi 5 août 2023.