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Démocratie et stratégie

Depuis ses origines, la stratégie a toujours été conçue comme un outil ou une méthode de « commandement » – management, direction, gestion…Elle procédait donc d’un « chef », de sa vison, de ses projets, de sa capacité de décision et, plus généralement, du système moteur qui l’accompagnait ou dont il procédait, à savoir une organisation et des moyens. Par sa nature, elle s’avère ainsi hiérarchique, verticale, élitiste…et ne devrait logiquement se satisfaire que de régimes politiques forts, voire autoritaires.
Dans ces conditions, l’Etat-stratège est-il compatible avec la démocratie ? C’est sans doute une des bonnes questions de notre époque où se côtoient sans aménité des régimes « impériaux » naturellement stratégiques (Russie, Chine, Turquie, par exemple…) et d’autres, démocratiques, qui procèdent d’une très large « horizontalité » et dont le « populisme » pourrait les priver d’autorité autant sur le plan intérieur que dans les relations internationales.

La démocratie, force ou faiblesse ?

Lorsqu’elle est « représentative », c’est-à-dire si elle structure le système politique et constitue sa colonne vertébrale, alors la démocratie paraît non seulement compatible avec la conduite stratégique des affaires mais elle lui confère une légitimité qui semble autoriser des choix mieux assurés et des perspectives durables. Encore faut-il que la représentation nationale, et les élites socio-politiques en général, adhèrent effectivement à la démarche stratégique et fassent ainsi preuve d’efficacité, d’honnêteté et de courage dans la recherche des solutions. Tout au long du XXe siècle, malgré certaines faiblesses, notamment françaises, les régimes démocratiques ont su résister aux dictatures, l’avantage de ceux-là consistant dans l’adhésion populaire à leur finalité humaniste et, partant, résidant dans leur plus grande efficacité. Les uns après les autres, les régimes totalitaires ont dû rendre les armes et subir l’influence des démocraties, lorsqu’il ne s’y soumettaient pas.
Mais cet alliage au demeurant fragile et hétérodoxe entre démocratie et stratégie pourrait être battu en brèche par les exercices de démocratie appliquée auxquels nous avons assisté ces derniers temps en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis et qui ont toutes chances de se prolonger dans les prochains scrutins où l’on demandera aux peuples de se prononcer sur la qualité de leur « gouvernance ». Car les démocraties, provocatrices de la mondialisation et de ses idées universelles, en ont pris l’effet boomerang de plein fouet : concurrence acharnée des émergents, financiarisation mondiale et volatilité des capitaux, surestimation des valeurs matérielles, détérioration de l’environnement, etc.

La victoire des technocrates

Cette mondialisation, purement technique, s’est répandue à partir d’un corpus intellectuel en déshérence et proche de la vacuité. En effet, on peut être assuré que la mondialisation ne se serait pas étendue de façon aussi désordonnée et n’aurait pas fait tant de ravages dans un univers intellectuel moins désorienté. Après une ère de terrorisme conduit par les intellectuels marxistes et leurs figurants, qui a figé le monde de la pensée, l’écroulement du communisme a accéléré le chantier de déconstruction dans lequel l’Europe s’était engagée dès le début du XXe siècle. Dès lors, les démocraties n’avaient comme viatique que des théories libérales d’un autre temps ; elles devenaient un vaste « terrain libre » pour le laisser-faire des ultra-libéraux.
Il y avait là, de la part des mondialistes, une forme détournée de la stratégie mais redoutable d’efficacité : la stratégie des moyens. Sans finalité, sans morale, sans légitimité politique ! Mais avec pour objectifs (en boucle) de créer un marché mondial, de le conquérir et, pour faciliter la tâche, de le normaliser et de l’unifier. Quitte à renverser les règles les plus élémentaires, en prêtant par exemple de l’argent aux personnes insolvables pour prouver aux politiques que seules des techniques financières étaient capables de trouver des solutions rapides aux problèmes sociaux. Ce furent les « subprimes » et la violente crise systémique qui s’ensuivit. Quand la démocratie perd la main au profit des pseudo-stratèges financiers, on est pris dans un engrenage et le mal est difficilement réparable. Et l’on peut mesurer aujourd’hui à quel point cette absence d’idées porteuses, d’un bout à l’autre du monde, nous enferme dans un pragmatisme certes utile mais sans perspective. Même l’écologie, qui aurait pu nourrir un idéal, s’enlise dans la technocratie.

De la démagogie à l’impuissance

Ce que la mondialisation a produit de plus déstabilisateur c’est l’émiettement des sociétés. En affaiblissant l’Etat et en transférant une part importante – essentielle ? – de ses responsabilités vers des instances supranationales ou vers des organismes internationaux, en accélérant les disparités sociales au point de rétrécir la classe moyenne support naturel de la démocratie, en ouvrant aux individus un champ plus ou moins fictif d’autonomie, elle a modifié les relations Etat/société et, de ce fait, bouleversé l’organisation des sociétés. Mais cela s’est fait de façon insidieuse, parfois chaotique, sans que les dirigeants s’en alertent, n’y voyant que des effets salutaires immédiats en termes de libertés publiques et privées. Cette désorganisation en cours, ni pensée ni même pressentie, est d’abord dangereuse pour la cohésion sociale ; elle est surtout dramatique pour la capacité d’action des pouvoirs publics, pour l’autorité nécessaire de l’Etat. A force d’émiettement qui se traduit aussi dans les urnes et rend vaines ou contradictoires les élections, le pouvoir politique perd une part de légitimité, la plus importante, celle qui procède de la confiance. Pour conserver la clientèle, il faut alors satisfaire les clans, les groupuscules, les intérêts divers, ménager ici et là les capacités de nuisance, saupoudrer les moyens et éparpiller les dotations. L’Etat devient démagogique, excessivement dépensier et globalement inefficace. Dans ces conditions, l’aspiration à l’Etat-stratège devient une illusion. Nous y sommes.

Société civile et stratégie

Tout cela est dommageable autant pour la démocratie qui pourrait s’y perdre que pour l’action publique – ie la stratégie – qui s’y ruine. Sauf à instaurer un régime autoritaire, voire dictatorial ou mieux totalitaire, et même à ce prix, il paraît douteux qu’on puisse inverser la tendance et revenir au statu quo ante. Pour une raison simple et qui tient aux individus : ils sont sortis de la boîte et n’y rentreront pas ! Il convient alors de renverser la proposition et, plutôt que de se forcer à restaurer un Etat-stratège largement hypothétique, tenter d’inventer une « société stratégique », dont l’Etat serait le facilitateur, en partant de l’organisation de la société civile.
Certes, l’inorganisation actuelle de la société, son cantonnement dans le monde associatif, l’absence de statut du bénévolat, ne plaide pas en faveur de ce concept. De plus, drogués depuis des siècles à l’Etat omnipotent, il ne nous vient même pas à l’esprit de pouvoir changer ce logiciel nourricier. La société civile est pour nous un aimable parc d’attractions où l’on peut se distraire, occuper ses loisirs et étancher ses passions. Mais aucunement un lieu de gestation et de préparation des actions collectives, c’est-à-dire publiques. Il y a bien eu, à plusieurs reprises, quelques appels à la démocratie participative mais sans qu’on lui donne jamais une matrice et des objectifs collectifs. Si la société civile paraît encore bien incapable de produire autre chose que des mouvements partiaux, éphémères et vains – comme ceux qui procèdent de l’indignation par exemple -, elle ne pourra prendre forme politique que si elle s’autosaisit de sujets laissés à l’abandon (comme le décrochage ou le chômage des jeunes) ou qu’elle incite l’Etat à lui déléguer celles de ses missions qu’il est dans l’incapacité de remplir.

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Si le monde intellectuel ne manque pas de vigueur ni d’idées, celui des « experts » qui lui est collatéral, a tendance, avec l’alliance objective des médias, à l’étouffer et à l’empêcher de s’exprimer. A la télévision, le temps d’exposition d’un raisonnement est le plus souvent limité à quelques dizaines de secondes et encore entrecoupées d’interruptions et de divagations. Les éditeurs, guidés eux aussi par la rentabilité, donnent rarement leur chance aux manuscrits qui sortiraient trop manifestement des clous ; ils préfèrent publier des traités sur le bonheur et des viatiques pour une bonne digestion. Ce n’est donc plus à travers l’appareil de communication « officiel » qu’il est possible de faire naître et d’encourager une pensée novatrice. Au cas exceptionnel où celle-ci parviendrait néanmoins à faire surface, ce n’est pas par le truchement du système qu’elle pourra être expérimentée et, le cas échéant, mise en œuvre. Il n’y a donc pas d’autre issue que de « renverser la table » et, en confiant à la société civile des missions de service public, de l’obliger à s’inventer, à se structurer, à se conceptualiser et, ainsi, à devenir, un producteur d’idées et d’initiatives, puis, à égalité avec l’Etat, un acteur primordial de la « res publica », ce bien commun que nous appelons République.

Eric de La Maisonneuve