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Du triomphe à l’échec

Qui aurait pu imaginer, à la fin de la guerre froide que la situation mondiale serait un jour à ce point dégradée, voire chaotique comme c’est le cas dans une partie du Moyen Orient ? L’histoire a été cruelle pour ceux qui la croyaient finie et qui voulaient toucher les dividendes d’une paix enfin universelle. Le nouvel ordre du monde, tant vanté dès 1990, s’est avéré illusoire et laisse place à un immense gâchis. Les Etats-Unis eux-mêmes, grands triomphateurs du bras de fer Est-Ouest, sont en échec sur tous les fronts, même s’ils demeurent paradoxalement et pour longtemps encore la seule superpuissance mondiale.

De même en septembre 2001, après les attentats qui ont défiguré New York, les commentaires et analyses concluaient tous à un changement brutal de paradigme et à l’entrée dans une nouvelle ère par la reconquête du monde. Que reste-t-il de ces déclarations péremptoires ? Rien ou presque. Sauf peut-être ce sentiment à nouveau ressenti du caractère tragique de notre destin et des aléas de toute stratégie !

Il faut remonter au début des années 1990 pour tenter de comprendre pourquoi, dans un laps de temps aussi rapide, les vents se sont mis à souffler avec une telle force contre ce qu’on croyait être le sens bien établi de l’histoire. Ce qui avait prévalu pendant les dernières années de la guerre froide – une totale imprévision – s’est perpétué dans l’euphorie qui a suivi. On s’est installé dans le confort d’une rapide (et superficielle) analyse stratégique, fondée sur la supériorité intrinsèque de l’Occident dans tous les domaines et de l’irrésistible extension de son « modèle » à toutes les nations ; la politique d’ouverture de la Chine y contribuait ainsi que le partenariat russe avec le système de sécurité occidental. Malgré une richesse inédite en moyens d’information, ni les services dits spéciaux, ni les médias, ni les experts en tous genres n’ont su détecter et mesurer à temps, et dans leur nouvelle complexité, les bouleversements que le dégel post-guerre froide avait provoqués (ou révélés). Les attentats terroristes du 11/9 n’ont fait que jeter une lumière crue sur cette absence de prévision et, faute d’un diagnostic pertinent, ont précipité les Etats-Unis dans la direction aventureuse où les « faux stratèges » de Washington avaient imaginé de les conduire. La situation chaotique dans laquelle est plongée toute la région moyen-orientale – des rives de la Méditerranée aux confins d’Asie centrale – est le fruit pourri d’erreurs stratégiques successives, toutes fondées sur une double aberration, celle d’une étroite collusion entre la prétention idéologique à l’universalisme du modèle américain et le refus de considérer le monde dans sa réalité et dans sa diversité. S’y ajoute un troisième facteur, caractéristique de la géopolitique à l’américaine, qui est de considérer le monde comme un vaste « échiquier » dont il suffirait de déplacer certains pions pour en modifier le fonctionnement. Cette conception de l’ordre du monde (d’origine prussienne) a pourtant fait la preuve, au XXe siècle, de sa dangerosité et, aujourd’hui, de son inefficacité.

Le bilan de ces quinze années de « dictature impériale » américaine est calamiteux. Et ce constat d’échec est une mauvaise nouvelle pour le monde entier, pour ceux qui subissent l’histoire et ses désordres, mais aussi pour les pays qui exercent des responsabilités ou y ont encore une influence. Car nous n’avons pas de puissance de « remplacement », du moins pas encore. Par la faute des Etats-Unis, le monde entier se trouve entraîné dans une catastrophe stratégique dont il nous reste à constater les dégâts.

Sur le front du terrorisme où des moyens importants ont été mis en œuvre, pas toujours de manière coordonnée, les résultats sont inégaux. Il semble toutefois que la chasse aux terroristes et les mesures anti-terroristes ont réussi pour le moment à repousser le danger en lisière des pays occidentaux, alors qu’il continue d’exercer quotidiennement ses ravages dans de nombreuses régions. La menace, même tenue en respect, est donc toujours présente et peut se dévoiler à tout instant sous des formes renouvelées. Ce qui est certain, c’est que la « guerre au terrorisme » n’a aucun sens et que sa mise en œuvre inadéquate a beaucoup fait pour enkyster celui-ci dans toute la région du Moyen Orient où il est maintenant pratiqué de façon systématique.

Sur le front afghan, ouvert en rétorsion aux attentats du 11/9, après une période d’euphorie où succès politiques et militaires ont bénéficié du repli des talibans dans les zones frontières avec le Pakistan complice, la contre-attaque conduite par ces derniers, réorganisés et réarmés, déstabilise à nouveau ce pays ingouvernable. Il a été le tombeau de l’armée soviétique comme il avait mis les Britanniques en échec il y a un siècle ; il pourrait coûter cher aux forces de l’OTAN (31 000 hommes) lancées dans une très incertaine contre-guérilla. L’Afghanistan est emblématique de la nouvelle doctrine qui s’appuie sur un triptyque soi-disant pacificateur : un pouvoir politique « parachuté » et complaisant, des forces de sécurité importées de l’organisation militaire occidentale qu’est l’OTAN ; un nombre considérable d’ONG diverses chargées de l’assistance humanitaire immédiate ainsi que de la reconstruction d’un pays ravagé ; chacune de ces obédiences obéissant à ses propres mentors et suivant ses propres objectifs. Ce système, on le voit, est aussi coûteux qu’inefficace, voire contre productif.

S’agissant de l’Irak, que dire de plus que ce qui ne fait même plus la « une » des journaux : un désastre quotidien ! Il serait vain de ressortir tous les signaux d’alarme qui avaient été clairement envoyés aux Américains tout au long de l’hiver 2002-2003, alors qu’ils cherchaient à donner une légitimité internationale à leurs intentions agressives à l’égard de l’Irak de Saddam Hussein. Après leur « triomphe sans gloire » du printemps 2003, de nombreux avertissements leur avaient été prodigués qui allaient tous dans le même sens : après cette victoire éclair, la vraie guerre va commencer…On se souvient de la façon dont le pouvoir américain a divisé les pays européens, traitant la « vieille Europe » comme l’épicentre géopolitique de l’impuissance et de la lâcheté, relayé chez nous par certains de leurs affidés, dédain encore amplifié par les déclinologues de service. Plus de trois ans après cette catastrophe annoncée, le rapport Baker vient d’en reconnaître la réalité, contraignant Washington à « changer de stratégie ». Mais cette formule n’a pas d’autre sens que d’admettre que l’engagement irakien était une erreur et que, pour la corriger, il faut retirer ses forces de ce pays. Ce qui paraît délicat dans la situation actuelle, sauf à livrer le pays à la guerre civile, laquelle mènera à l’éclatement puis à la partition ; si celle-ci s’avère inéluctable, elle aura des répercussions sur tous les pays environnants – Iran, Syrie, Turquie notamment – et ouvrira la porte à de nouveaux et longs conflits. Et tout cela dans une forte odeur de pétrole dont les gisements mésopotamiens sont plus stratégiques que jamais et dont personne n’ignore qu’ils sont la cause profonde de l’intervention américaine. Les Etats-Unis sont pris au piège irakien en même temps qu’ils contribuent à plonger la région dans le chaos.

Ce chaos menace aussi le Liban. Confié à la Syrie pour gage de sa participation anti-irakienne de 1991, le Liban est entraîné par le fiasco de la politique américaine au Moyen Orient. Après l’assassinat de Rafic Hariri et avec un appui franco-américain très ferme, une bonne partie de la population libanaise – chrétienne et sunnite – s’est révoltée contre cette sujétion et a voulu rompre l’alliance forcée avec le tuteur syrien. Mais ce « printemps libanais » a fait long feu : le Hezbollah chiite et anti-israélien, soutenu tant par Damas que par Téhéran, désormais implanté dans le « pays du Cèdre » et devenu fortement minoritaire, n’entend plus être écarté du pouvoir exécutif. Le Liban est soumis à une alternative d’autant plus terrible qu’il en a déjà vécu l’un des termes : la guerre civile ou la prise de pouvoir par le parti irano-syrien. L’une ou l’autre de ces options signerait la mort du Liban indépendant et multi-confessionnel, prévu et organisé par sa Constitution. On voit mal comment les Américains, sans doute obligés de donner à nouveau des gages à la Syrie et d’amorcer des discussions avec l’Iran, pourraient simultanément s’opposer à ces pays au Liban. La France, amie traditionnelle et contributeur de la FINUL, est également très exposée dans cette partie complexe. Seule l’Union européenne, si elle en manifestait la volonté et s’en donnait les moyens, aurait alors la possibilité de sauver le Liban du chaos.

Quant au conflit israélo-palestinien, dont on répète à l’envi qu’il est la matrice des désordres dans le monde islamo-arabe, il ne peut que se radicaliser encore après l’échec de Tsahal en juillet 2006 au Sud-Liban, considéré par les partis extrémistes comme une victoire fondatrice, prometteuse d’une modification du rapport des forces régionales. Cette évolution, défavorable à Israël, devrait l’inciter à revenir à la table des négociations avant que soient réunies les conditions d’une nouvelle guerre israélo-arabe, beaucoup plus hypothétique que les cinq précédentes.

Hors du Moyen Orient et là où les stratèges américains ont exercé leurs maléfices, la situation n’est guère brillante. Partout où, par ONG interposées, ils ont déclenché des révolutions de couleur, notamment dans les républiques périphériques de l’ex-URSS, après des gesticulations populaires et des succès apparents, les pouvoirs installés ont repris la main. Non qu’ils y aient acquis une nouvelle légitimité, mais parce que l’ingérence étrangère y était flagrante et exacerbait les sentiments nationalistes.

L’Afrique, notamment centrale, n’est pas mieux lotie, mais sa déliquescence « bénéficie » de multiples causes dans lesquelles il ne faut pas seulement voir le signe de l’incompétence américaine.

Ce bref tour d’horizon n’a pas pour but d’établir un réquisitoire anti-américain, en soi stérile, mais plutôt de mettre en lumière trois éléments essentiels pour la suite : la gravité de la dégradation de la situation mondiale d’abord, la responsabilité d’une stratégie totalement désaccordée des réalités ensuite, la perte de crédibilité des Etats-Unis – au moins au Moyen Orient – pour la solution des conflits enfin. Mais ce qui est fait ne pourra être défait sans de nouveaux drames et, plutôt qu’un retour en arrière impensable, il faut imaginer les évolutions auxquelles la situation va probablement conduire.

Le fantasme d’un « grand Moyen Orient » démocratique, libéral et pacifié, restera longtemps une utopie ; mais entre cette « vue de l’esprit » et le chaos qui menace, il y a place pour de nouveaux équilibres. Ceux-ci nécessiteront sans doute des concessions en faveur de la Syrie et de l’Iran, trop vite vilipendés et bafoués dans leurs intérêts comme dans leur statut régional. Ce qui obligera la France – et au-delà d’elle, l’Europe – à jouer dans la région un rôle inédit pour elle de médiateur, voire de « réconciliateur ». La conjoncture paraît enfin favorable à une grande négociation internationale sur le Moyen Orient, sous l’égide de l’ONU dont il faut réaffirmer solennellement la légitimité dans le règlement des conflits.

Une autre conséquence de l’échec militaire et diplomatique des Etats-Unis est qu’il accélère par contrecoup l’émergence de nouvelles puissances, préfigurant ainsi ce que sera un nouvel ordre mondial pour le XXIe siècle, fort différent en tous cas de celui dont pouvaient rêver les Présidents Bush père et fils. L’ensemble BRIC – acronyme désignant Brésil, Russie, Inde et Chine – dont le poids économique représente déjà 10 % de la production mondiale, a désormais sa place parmi les puissances dirigeantes du monde. Les cartes de la gouvernance mondiale, ainsi redistribuées, vont créer de nouveaux centres d’attraction et modifier en profondeur un ordre jusqu’alors profondément occidentalisé.

Cette inévitable réorganisation se fera, selon que les Etats-Unis et les pays européens s’y associeront ou pas, soit par un nouveau duopole organisé autour d’un clivage Occident – Orient qui ne pourra déboucher à terme plus ou moins proche, suivant les provocations des uns et les pièges tendus par les autres, que sur une confrontation entre les Etats-Unis et la Chine ; soit par une organisation multipolaire du monde où les Etats responsables, les anciens et les nouveaux, s’accorderont sur la nécessité de gommer leurs divergences et de marier leurs intérêts. La passe difficile que traversent les Américains devrait inciter leur gouvernement à privilégier cette deuxième voie. Mais l’échec comme la peur sont mauvaises conseillères, et on peut craindre quelques fortes turbulences dans les deux prochaines années.