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La France meurtrie

Du 7 au 9 janvier 2015, notre pays vient de subir une épreuve douloureuse. Pour nous qui sommes dévoués au bien commun et au service de l’Etat, il serait hypocrite et irresponsable de rester silencieux. Non pour en rajouter dans l’indignation, la compassion et la gesticulation verbale ; à cet égard, nous sommes servis ! Mais pour tenter de comprendre, avec autant d’objectivité que possible, pourquoi et comment on en est arrivé là, notre fameuse « analyse de situation », peut-être aussi, dans cet immobilisme ambiant, pour évoquer des pistes d’action.

En effet, la stratégie n’est pas seulement un mécanisme froid qui observe les mouvements du monde et des sociétés puis en déduit des orientations à plus ou moins long terme ; lorsque la nécessité s’en fait sentir – et c’est le cas –, elle doit se mettre au service du « politique » pour lui soumettre des options peut-être plus « courageuses », en tout cas plus radicales que les mesures correctives puisées dans l’arsenal habituel.

Comment le problème se présente-t-il ?

Comme après les attentats du 11 septembre, on entend la même rengaine : il faut faire la « guerre au terrorisme ». Je redis aujourd’hui ce que j’avais écrit alors : la guerre au terrorisme est une stupidité car le terrorisme est informel et insaisissable. La preuve en a été donnée par les échecs successifs des interventions en Irak et en Afghanistan. Quelle que soit l’ignominie des meurtres perpétrés par les « fous islamistes », rien de cela ne peut justifier l’entrée de la France en « état de guerre ». Que des poignées de fanatiques aient déclaré la guerre à la France, à ses valeurs, à sa République, à sa laïcité, ne doit en aucun cas entraîner notre pays dans cette voie asymétrique sans issue ; ce serait en outre leur faire trop d’honneur ! La guerre c’est autre chose : des Etats, des armées, des règles de droit, des conventions, et surtout des soldats. Un terroriste par définition se place hors la loi et ne doit surtout pas être considéré comme un guerrier, encore moins comme un soldat.

Ce n’est un secret pour personne – des experts plus ou moins autodésignés envahissent les plateaux des radios et des télévisions pour le proclamer – que de nombreux réseaux dormants de djihadistes existent en Europe, en particulier en France, pays d’immigration arabo-musulmane significative et pays engagé en Afrique et au Moyen Orient dans la lutte anti-terroriste. Certains de ces réseaux sont connus et suivis par les services de renseignement ; beaucoup d’autres restent invisibles et inconnus.

Ces réseaux sont nés dans certains quartiers de nos villes et des banlieues, souvent abandonnés par les services publics et devenus zones de non-droit où règnent des caïds et où sévissent toutes sortes de gourous. Beaucoup de jeunes, Français pour la plupart, issus de l’immigration, en échec scolaire et de fait exclus de la société nationale, y sont des proies faciles pour les système mafieux et les imams intégristes. Cet engrenage les conduit normalement à faire des séjours en prison où ils sont enrôlés et formatés intellectuellement, puis aspirés par l’aventure du djihad où ils s’entraînent militairement. Parvenus à ce stade et revenus sur le territoire national, ces individus sont « irrécupérables ». D’après des informations de source sérieuse, ces effectifs « combattants » seraient de plusieurs centaines aujourd’hui en France.

Le terrorisme actuel a donc deux causes principales : à l’intérieur l’abandon d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration arabo-musulmane, livrée à elle-même et aux prédateurs mafieux, extrémistes, intégristes ; à l’extérieur la cristallisation de foyers islamistes, essentiellement au cœur du monde arabo-musulman secoué par des luttes internes politiques et religieuses, mus par la haine de la modernité, en particulier de la laïcité et de la liberté individuelle.

Aller chercher d’autres causes, notamment à travers le « déclin de l’Occident » ou le « choc des civilisations », relève du romanesque ou de l’intoxication. Des millions de musulmans sont Français et parfaitement intégrés dans notre république. Si cela se trouve, le grand-père de ce Coulibaly était « tirailleur sénégalais » dans l’ancienne armée d’Afrique ! Idem pour les frères Kouachi dont beaucoup d’homonymes ont servi fidèlement la France. Le problème n’est pas dans une supposée incompatibilité culturelle, nous avons depuis longtemps fait la preuve du contraire. Le problème est dans la conjonction de deux phénomènes, interne et externe : nous sommes entièrement responsables du premier, nous ne sommes pas pour rien – historiquement – dans le deuxième. Les mouvements islamistes, pour terroriser les « infidèles », ne font qu’exploiter les frustrations, voire les haines, que nous avons fait naître ici et là.

Depuis plus de trente ans, malgré les avertissements des sociologues et des responsables de terrain, nous avons laissé pourrir une situation que nous sommes désormais incapables de maîtriser. Alors nous achetons (fort cher) la paix sociale par toutes sortes de subventions, nous fermons les yeux sur les incivilités, nous minimisons les délinquances : nous mettons la poussière sous le tapis et nous faisons comme si de rien n’était. Tout se passe exactement comme si nous fabriquions nous-mêmes, avec autant de cynisme que de lâcheté, les propres ennemis de notre société ; le terrorisme est aussi le révélateur de nos dysfonctionnements. Ces procédés ainsi que les grands discours anesthésiants pour nier les réalités catastrophiques de notre société ont trop duré. Sans tomber dans le piège de la « guerre » que nous tendent les fanatiques, il est temps de réagir et de passer à l’action.

Faire fonctionner la « République »

A trop agiter les « valeurs de la République » on risque d’opposer une idéologie à une autre. Poussées à leur extrémité, la liberté et l’égalité ont été instrumentalisées pour justifier de grands massacres et des révolutions sanglantes. Depuis Saint-Just on ne cesse de clamer « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! ». Ce n’est pas sur le terrain de la guerre idéologique qu’il faut se laisser entraîner. D’un autre côté, en mode mineur, la protestation indignée n’est qu’une bouffée émotionnelle et déculpabilisante : que reste-t-il le lendemain des manifestations de masse et des grands discours ?

Avec l’arsenal juridique et technique dont dispose notre démocratie, éprouvée de longue date aux situations périlleuses, et à condition de le solliciter, la France devrait avoir largement les moyens de se défendre.

Si l’on en croit les anciens des « services » qui s’expriment dans les médias, le travail de renseignement des vingt dernières années a été efficace et permet de « loger » la plupart des terroristes potentiels. Que fait-on de ces renseignements ? Vont-ils se perdre dans les armoires à archives des bureaux ministériels au milieu des rapports innombrables de commissions inutiles ? Ce travail à l’évidence n’est pas suivi d’effets, par manque de moyens d’abord, faute de volonté politique surtout : toujours le réflexe de mettre la poussière sous le tapis ! La première chose à faire serait donc de « taper dans la fourmilière » aux bons endroits et à bon escient pour mettre un coup d’arrêt brutal aux métastases du cancer terroriste.

Une vraie coopération avec les services alliés, voire la constitution d’un service européen de renseignement anti-terroriste – suggestion italienne –, permettrait aussi d’assurer la continuité des services, quitte à mettre en veilleuse l’ego national de ceux-ci.

Sur le fond, il faut absolument inverser la tendance actuelle dans deux domaines essentiels : l’éducation et la sécurité.

L’éducation d’abord : c’est la priorité absolue. Les jeunes, qu’ils soient issus de l’immigration ou pas, ne doivent plus être abandonnées, livrés à eux-mêmes ou aux prédateurs qui attendent tranquillement leurs proies. Il faut repenser le système, donner leur chance à tous, internats d’exception ou pas, service civique ou autre : personne ne doit être laissé au bord du chemin, c’est la condition de survie de notre société. Plutôt que de perdre son temps à ânonner sur le « genre » et autres provocations inutiles, il faut sauver les enfants perdus…

La sécurité ensuite : c’est vital. Or, pour des questions officiellement budgétaires mais aussi idéologiques, on s’emploie (depuis exactement 25 ans et les fameux « dividendes de la paix ») à « rétrécir » notre appareil de défense et de sécurité au point de lui laisser la peau sur les os. La défense est manifestement une affaire trop sérieuse pour la confier aux…politiques, pour parodier Clémenceau. Le système militaire français est aujourd’hui sous-dimensionné et inadapté : toute la composante « sécurité intérieure » a été confiée aux seules forces de police et de gendarmerie au détriment de l’armée nationale et des soldats-citoyens. C’est problématique pour l’avenir : il faut constituer une forme de « garde nationale »…

En attendant ces réformes de fond, le pouvoir politique est condamné à prendre rapidement des mesures fortes pour ne pas laisser retomber le bel unanimisme dont fait preuve la société française dans ces jours de deuil et de rassemblement. Si le chef du gouvernement déclare la France « en guerre », pourquoi ne décrète-t-il pas logiquement l’état d’exception qui lui correspond : l’état d’urgence par exemple, prévu par la loi fondamentale et qui l’autoriserait à agir par voie réglementaire ? Cet élan populaire soudain et rare, probablement éphémère, doit l’inciter à effacer ses peurs – peur de l’opinion, des médias, de sa majorité, de son opposition – et d’avoir du courage, le courage d’agir enfin. Agir pour faire bouger les lignes, agir pour redresser la barre, agir pour corriger les dysfonctionnements, agir pour mettre en place des personnes compétentes et déterminées…

*

Personne ne souhaite que cette semaine tragique de janvier 2015 soit le chant du cygne de notre démocratie, par vocation tolérante et diverse. Au-delà de l’action politique qu’il convient de conduire avec vigueur pour le redressement national, il faut ouvrir un vrai débat sur la nature de la république, sur le cadre dans lequel s’exercent les libertés.

A la question « peut-on rire de tout ? », ceux-là même qui refusent qu’on la pose viennent de répondre par des larmes. C’est bien que notre humanité n’est pas aussi simpliste qu’on aimerait le croire !

Eric de La Maisonneuve