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La Guerre et le Territoire

La trêve est finie… Trente ans de non-guerre après trente ans de guerre froide, cette double période d’exception sera citée dans les livres d’histoire comme une époque bénie et…anormale. Malgré des gesticulations géopolitiques, propres aux commentaires des experts, malgré des soubresauts régionaux dus la plupart du temps à des bévues stratégiques, le temps de nos générations a été calme. Le métier de soldat y était une sinécure au point que certains s’étaient déguisés en soldats de la paix, voire en humanitaires, et que leurs chefs en avaient désappris les règles élémentaires de leur office.

La guerre, la vraie, est de retour. Elle est revenue sur ses terres, là où elle a battu la campagne depuis l’aube des temps, là où se mesurait le rapport des forces, là où se trouvaient les enjeux en termes d’arpents de terre avec leurs habitants, leurs troupeaux, leurs richesses. Et elle est revenue pour les mêmes raisons, ancestrales, de « pré carré » : l’appropriation pour les impérialistes, la résidence pour les patriotes, le refuge pour les exilés. C’est ce motif qui déchaîne les passions et pour lequel meurent des milliers de personnes.

N’allons pas chercher des causes où elles ne sont qu’en trompe-l’œil, ou supposées ou espérées. Pourquoi revendiquer ce choc utopique des civilisations invoqué en son temps (1996) par Samuel Huntington, ou agiter une guerre nouvelle des religions, ou encore une rivalité existentielle entre dictatures et démocraties, entre Occident et Orient ? Car l’histoire nous enseigne, contre les allumeurs de réverbères, que les chocs, les inimitiés, les haines, se situent toujours au cœur des civilisations, des religions, parfois des peuples eux-mêmes. N’est-ce pas se cacher derrière un petit doigt alors que l’actualité nous rappelle constamment à la réalité : les hommes se battent toujours pour une terre et ils le font d’autant plus sauvagement qu’ils n’ont pas d’ailleurs. Pourtant la planète est vaste, il devrait y avoir de la place pour tous. Mais voilà, l’histoire a ses cicatrices qui ne guérissent pas ; et la géographie est inégale, les humains sont plus de huit milliards qui ont tendance à s’amasser aux endroits sensibles, soit qu’ils soient litigieux et marqués du scalpel de l’histoire, soit que, par la grâce des évolutions, ils soient devenus symboliques de notre temps.

La guerre en ville

Ainsi des villes ! De tous temps, on faisait « campagne » avec le paquetage et le règlement homonymes, et le lieu qui en décidait l’issue était le « champ de bataille ». Les choses étaient claires et admises par tous même si, avant ou après le moment décisif, personne ne se gênait pour assiéger, incendier voire raser les villes résistantes. La ville était pourtant considérée comme un refuge pour les populations environnantes, la détruire était une insulte à l’humanité et à l’avenir, c’était en outre interdit par l’Eglise. Les temps ont changé. Mao pouvait dire en 1945 que « les campagnes encerclent les villes » ; il a bâti sa stratégie de conquête sur ce constat dans un pays où la paysannerie représentait plus de 80% de la population et où celle-ci ne comptait « que » 400 millions d’habitants. Aujourd’hui, pour prendre le même exemple, la représentation démographique de la Chine est une peau de léopard : près de 60% de la population y vit dans les villes, soit environ un milliard de citadins. Et c’est le cas général dans un monde urbanisé par la pression populaire.

Les batailles ont aujourd’hui, de façon systématique, des noms de villes. Sans oublier Verdun, Stalingrad, Berlin ou Hiroshima, qui furent en leur temps des points d’orgue de la férocité humaine, la série contemporaine est implacable ; au risque d’en oublier, il faut citer Beyrouth, Mogadiscio, Groznyï, Alep, Mossoul, Marioupol et, enfin, Gaza. A l’instar des forteresses des temps anciens, ces villes souvent multimillionnaires sont devenues de redoutables refuges pour toutes les formes de « résistance », qu’il s’agisse de bandes armées ou de troupes régulières. Car la ville ainsi fortifiée est constituée en piège pour l’attaquant, piège physique truffé de snipers et de tunnels, piège moral où les dégâts collatéraux causés aux populations civiles sont inéluctables sauf…à laisser ces abcès urbains s’enkyster et se propager.

La guerre en ville est donc autant une nécessité stratégique qu’un piège militaire. Et comment s’emparer d’une ville sans la raser ? Aucune armée au monde n’a de réponse à cette question ; toutes se résolvent donc à la plus mauvaise, certes la moins risquée pour l’attaquant, mais la plus coûteuse pour les citadins obligés de fuir lorsqu’une issue leur est offerte et surtout contraints de subir le déluge de feu qui s’abat sur leur habitat. Sauf à les rayer de la carte comme Carthage – Carthago delenda est – ou Samarcande, les batailles de ville ne règlent jamais le problème posé, au mieux elles le déplacent en un autre lieu, au pire elles l’exacerbent en l’inscrivant dans la mémoire profonde des peuples. Mais comment ne pas s’y attaquer sans abandonner la partie et laisser l’ennemi renforcer ses forteresses, ses rampes de lancement, ses lieux de résistance et de propagation de son inimitié ?

« La géographie, ça sert à faire la guerre »

La justesse de l’aphorisme qu’on doit à Yves Lacoste nous rappelle à l’histoire – le « Lebensraum » allemand, l’Alsace-Lorraine française – mais surtout à l’actualité : la guerre pour l’Ukraine, le conflit israélo-palestinien. L’instabilité des peuples se heurte à l’inamovibilité des terres. Et les exemples des guerres actuelles ne font qu’anticiper la vague conflictuelle qui risque de nous submerger si nous ne parvenons à maîtriser ni les flux migratoires ni les explosions démographiques. C’était le (seul) avantage du système impérial de jadis qui, à l’image de l’Empire romain, permettait sous une règle commune – le droit – de faire cohabiter des peuples qui n’avaient rien d’autre en commun que cette appartenance, laquelle assurait entre autres la sécurité du « limes ». Les velléités impériales contemporaines (Russie, Chine, Turquie, Iran…) n’ont plus le même objet : elles se voient d’abord re-conquérantes plus par nostalgie d’un passé mythique que par capacité sécuritaire. Bien au contraire, leurs mouvements archaïques sont plus porteurs de chaos que du fameux « ordre impérial ».

Les conflits de territoire entraînent des génocides ; celui de l’Arménie, revisité récemment avec le Haut-Karabakh, n’est plus à démontrer. En revanche, celui du Rwanda est mal documenté : c’est bien la surpopulation, notamment celle des Hutus sédentaires, qui est la cause profonde de l’élimination des Tutsis, nomades d’origine et dévoreurs de terres. Le problème avait atteint une telle intensité qu’il suffît effectivement d’entretenir des braises dites idéologiques pour embraser le pays. Le changement climatique et la désertification qu’il entraîne sont une des causes des conflits sahéliens, préemptés avec opportunisme par les islamistes et autres bandits locaux ; la force des armes françaises n’y pouvait rien et on peut douter qu’une autre force ou qu’un régime politique militaire y fasse grand-chose, hormis d’aggraver la situation sanitaire et économique ; entraînant par engrenage de nouvelles révoltes et des migrations accrues.

Sur les fronts des deux guerres

Le guerre pour l’Ukraine d’abord. Dès le début des hostilités en 2014, la Russie s’empara de la Crimée : pour sa flotte militaire, pour la maîtrise de la mer Noire, pour sortir de sa « continentalité » et, enfin, pour corriger une bévue due à Khrouchtchev. On se souvient que le but de guerre initial des Russes était bien de prendre Kiev, la capitale originelle du peuple russe ; qu’un autre objectif, aussi sensible, était de reconquérir Odessa, création de la Grande Catherine et joyau de la Nouvelle Russie reprise aux Ottomans ; que l’idée stratégique de Poutine était celle qu’avait exprimée Brezinski dans son Grand échiquier, à savoir qu’une Russie amputée de l’Ukraine est effectivement invalide ; enfin que l’Ukraine russe permet à Moscou de recoller à l’Europe et de ne pas être rejetée vers l’Asie où elle est incongrue. Cette guerre de reconquête, sous des couverts anti-occidentaux et idéologiques, est d’abord et avant tout un conflit de bornage entre Slaves.

Le conflit israélo-palestinien ensuite. Sans doute irréductible, ce que tend à démontrer (et non à justifier) la sauvagerie du Hamas, effectivement poussé dans ses retranchements par le radicalisme israélien. Sur cette malheureuse terre de Palestine, si chargée d’histoire, dont toutes les villes sont lieu de pèlerinage et/ou de batailles, l’espace et la géographie sont impuissants à accueillir deux communautés aussi prolifiques qu’antagonistes. On ne voit pas quel partage territorial pourrait satisfaire l’un et/ou l’autre des protagonistes ; d’autant qu’ils sont livrés à eux-mêmes, les pays arabes environnants ayant d’autres mollahs à surveiller, les puissances occidentales étant coincées dans leur double langage. Depuis soixante dix ans que dure ce face à face meurtrier, les haines se sont envenimées, les idées de compromis ont fondu sous le soleil oriental. Il n’y a d’autre solution que définitive !

Propositions pour la sécurité du territoire

Si l’on revient au concept premier de la dissuasion qui a pour but de protéger l’intégrité du territoire par le risque d’une riposte démesurée par rapport à l’enjeu de conquête, il a pour objet de « sacraliser » le territoire et d’en éloigner la menace, quitte à détourner celle-ci vers d’autres fronts plus pernicieux et moins dangereux. C’est bien le piège de notre époque, celui d’une « menace globale » qui, par le biais d’une information dévoyée, sape de l’intérieur les défenses immunitaires des nations. Et c’est pourquoi, en matière de défense, il faut d’abord penser environnement sécuritaire et ensuite protection du territoire. Les systèmes militaires, que de longues pratiques néocoloniales ont orienté vers une projection de forces dont l’efficacité a pourtant toujours été discutable, devraient retrouver leur cohérence en même temps que leur légitimité : contribuer à défendre la patrie. La « gendarmerie » du monde est une absurdité que ni les Nations unies ni les « grandes puissances » ne sont parvenues à établir et à faire respecter. Dans un monde qui se veut multilatéral, où chaque nation est souveraine, ce serait la moindre des choses de laisser chaque Etat assurer sa sécurité, seul ou avec le concours de ses voisins dans ce qu’on appelait autrefois une alliance. Ce qu’on a oublié d’apprendre aux armées africaines qui en subissent aujourd’hui les effets humiliants. Quant à la France, il devient urgent qu’elle revienne à la sagesse stratégique et qu’elle assure l’effectivité de sa dissuasion par un environnement sécuritaire complet et crédible.