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La guerre : fin de l’éclipse

« La France fut faite à coups d’épée », Charles de Gaulle, La France et son armée, Plon, 1938.
Pas seulement la France….Aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire des hommes, la guerre a toujours été – on peut le déplorer – l’occupation majeure des peuples, matrice des Etats et des nations.
Au XXe siècle, après deux guerres mondiales apocalyptiques suivies du « refroidissement » de la guerre, le monde a connu une période assez courte où les idées utopistes de quelques ignorants de l’histoire ont paru l’emporter sur les réalités du terrain. En effet, on a applaudi à la « fin de l’histoire » et invoqué les « dividendes de la paix », sous prétexte que l’Union soviétique s’était effondrée et avec elle l’idéologie totalitaire qui la sous-tendait.
Pourtant, à peine évacués les parpaings du mur de Berlin, la guerre somnolente s’est-elle réveillée en Europe. Aurions-nous la mémoire assez courte pour avoir déjà oublié les massacres de Bosnie, le siège de Sarajevo, la reconquête du Kosovo ?
Puis, les attentats du 11 septembre 2001 ont ouvert une page trouble de la polémologie : à une attaque, certes insupportable, sur leur territoire – inédite depuis Pearl Harbour – les Etats-Unis ont répondu par la « guerre à l’américaine » en Irak (qui n’y était pour rien) et en Afghanistan (qui n’y pouvait mais), déstabilisant de ce fait l’ensemble d’un Moyen Orient déjà fragilisé par le conflit israélo-palestinien et par l’hostilité iranienne.
Ensuite et depuis 2008, la crise économique, qui a mis en exergue les excès du système financier et creusé les déficits des Etats, a perturbé en profondeur l’ordre mondial au profit des pays émergents, essentiellement la Chine devenue subitement un second acteur mondial improvisé.
Enfin, les conflits asymétriques : le terrorisme, d’obédience islamiste, plombe à intervalles irréguliers le climat politique et social dans les pays arabes et en Europe ; la nouvelle rivalité cybernétique, qui utilise le cyberespace pour polluer les systèmes de communications, étend sa menace sur la toile mondiale.
Ainsi, par diverses manifestations et dans de nombreuses régions de notre planète, la conflictualité est-elle revenue au premier plan des préoccupations de la communauté internationale. L’heureux intermède post-guerre froide semble bien clôt et l’horizon de la paix mondiale illusoire. La « realpolitik » a repris ses droits, avec elle les intérêts des Etats, les conflits idéologiques et, surtout, les volontés, partout affirmées, de (re)conquêtes territoriales.
En effet, ce que cette courte décennie illusoire nous a fait oublier, semble-t-il, c’est l’ancrage des hommes à des territoires, la nécessité pour eux de s’identifier à des pays et à des peuples, de retrouver la cohérence initiale entre la terre et la culture (langue et religion).
Nous avons imaginé, voulu et fabriqué un monde à la fois « hors sol » et désenchanté, sans frontières et soumis aux aléas du marché, et nous avons succombé à l’économisme et à la financiarisation. Le monde réel se venge !

La logique de guerre

Il serait outrancier de dire que la guerre a repris ses droits, car l’humanité ne peut désespérer de vivre en paix, mais la roue de l’histoire continue de tourner dans laquelle la guerre a son propre « ADN » sinon sa logique.
Le premier argument qui vient à l’esprit en observant un atlas géographique est celui des cicatrices accumulées par l’histoire. Comme celles des hommes, elles restent à la fois visibles et sensibles : elles sont la marque indélébile de ce qui fut, elles évoquent les souvenirs d’un monde ancien, la nostalgie d’une sorte de « paradis perdu »… et elles se réveillent comme les volcans car elles sont soumises à de profondes et fortes pressions. Le monde est parsemé de ces cicatrices qui sont celles des empires sur les ruines desquels se sont forgées les nations : la plupart d’entre elles ont été imposées par d’autres, de l’extérieur et par la force ; elles en ont conservé un goût d’inachevé.
La deuxième idée est fournie par l’histoire et cette tectonique des plaques où les peuples puis les nations ne cessent, à la recherche de ce qu’ils nomment leurs intérêts, de se frotter à leurs voisins.
Il y a bien sûr un troisième élément de conflictualité qui est lié au messianisme dont certains pays se disent porteurs et au nom duquel ils « proposent » leurs idées et leur modèle à des peuples jugés archaïques et retardataires.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer, mais en dernier lieu, l’argument du pillage des richesses qui a motivé bien des aventures militaires et qui justifie encore des tutelles de type colonial à peine dissimulées.
Cette série de caractéristiques parvient, à elle-seule, à expliquer le retour, sous des formes adaptées à la complexité du XXIe siècle, d’une des occupations les plus familières et les plus naturelles de l’espèce humaine : la guerre. La paix en effet, aussi solide et ancienne soit-elle, n’est qu’une construction artificielle et fragile ; elle peut être remise en cause à tout instant, si l’on souffle sur les braises, si l’on baisse la garde ou si l’on se fourvoie sur de mauvais chemins. Et depuis une quinzaine d’années, le dérèglement stratégique émousse la vigilance des uns tout en réveillant les ardeurs guerrières des autres.

Les trois guerres

Trois théâtres d’opérations retiennent l’attention aujourd’hui : l’est-ukrainien, le Proche-Orient, la zone sahélienne africaine. Trois conflits pour des revendications territoriales, identitaires et idéologiques ; trois conflits localisés à deux ou trois heures d’avion du centre de l’Europe. C’est dire que le feu encercle l’Europe et que celle-ci, toute à ses querelles internes, semble ne pas s’en inquiéter. Au point de laisser à l’abandon l’idée de défense européenne, de sacrifier les budgets militaires à moins de 1 % en moyenne des PIB des pays membres. Alors que les Etats-Unis, sur lesquels tout le monde compte à travers l’OTAN, ont d’autres chats à fouetter du côté Pacifique et en Asie…
Le plus proche, le plus grave de ces conflits oppose la Russie à l’Ukraine pour le statut de l’est-ukrainien, le Donbass, bassin houiller et industriel de l’ex-Union soviétique. Après sa mainmise sur la Crimée, la Russie continue d’avancer ses pions vers l’ouest. Dans quel but et jusqu’où ? Seul Vladimir Poutine pourrait répondre à cette question essentielle, mais ce qui est visible c’est qu’il profite de la situation calamiteuse en Ukraine, du vide stratégique européen et des erreurs politiques innombrables perpétrées aussi bien par les Américains que par les Européens. A peine masquées, les forces armées russes grignotent le territoire ukrainien, sans doute pour rétablir une continuité géographique jusqu’à la mer Noire, objectif récurrent de la politique de Moscou. Outre le mépris affiché pour ses engagements internationaux, la Russie n’hésite pas à employer la force – comme en Géorgie – pour remettre en cause l’éclatement de son ancien empire. Face à cette agression militaire, l’Europe se contente de gesticuler à défaut de pouvoir faire plus et mieux : une pincée de sanctions économiques (à double sens) ou financières, un zeste de rodomontades diplomatiques et quelques aéronefs militaires disposés en Pologne ou dans les pays baltes, rien de bien impressionnant, en tout cas rien qui impressionne le tsar Poutine. A cette aune, le Donbass sera autonome d’ici à quelques mois et l’Ukraine fédérale sous contrôle russe. Si cette situation échoit, la Russie aura fait impunément la démonstration que les traités comme le droit international sont des chiffons de papier dont on peut faire un usage trivial. Elle aura aussi confirmé ce que l’on savait depuis le conflit en ex-Yougoslavie, à savoir l’invraisemblable inconsistance stratégique européenne en ces temps de troubles mondiaux.
La guerre pour un « Etat islamique » au Proche-Orient est une situation d’autant plus dramatique qu’elle devient incompréhensible et indémêlable. Derrière la montée en puissance d’un pseudo califat islamique qui ne propose rien d’autre que terreur et destruction dans les territoires qu’il a réussi à conquérir, se joue une bataille décisive pour le contrôle régional entre sunnites et chiites, plus précisément entre l’Iran et les grands Etats de la région, Arabie saoudite, Turquie et Egypte. Là encore, les cicatrices de l’histoire sont encore sensibles et les peuples de la région paient sans doute chèrement le dépeçage de l’Empire ottoman au Traité de Sèvres après les accords franco-anglais Sykes-Picot contre le projet de « royaume arabe » porté par le fameux Colonel Lawrence. Que certains islamistes, nostalgiques de la grandeur arabe, partent à la reconquête du royaume perdu un siècle plus tard, n’a rien de surprenant sauf pour ceux qui font fi de l’histoire. Que d’un autre côté, les Américains soient réticents à s’engager en masse dans ce conflit se comprend après les nombreux avatars moyen-orientaux qu’ils ont connus ces dernières décennies. Il n’empêche qu’il va falloir se décider rapidement à mener une vraie campagne d’intervention sur le terrain irako-syrien, avant que les dégâts humains et culturels aient atteints un point de non retour. Sinon, avec l’intrusion militaire iranienne, la zone occupée par Daech va devenir un abcès purulent au cœur du Moyen-Orient.
Le troisième conflit est très inquiétant : c’est celui que mène Boko Haram dans la région aux frontières incertaines située aux confins du Nigeria, du Cameroun, du Tchad et du Niger. Là encore, une force encore assez modeste (de l’ordre de 30 000 combattants semble-t-il) s’est arrogée un vaste territoire dans une zone inhospitalière et incontrôlée, y régnant par la terreur et constituant un abcès purulent au cœur de l’Afrique sahélienne. Les armées africaines, dont on connaît le manque de moyens et le peu d’efficacité, ne paraissent pas capables de neutraliser cette bande de tueurs fanatisés. Les forces françaises, déjà largement occupées dans la région (Mali, Tchad, Niger, RCA), sont en limite de capacités et n’ont pas de mandat international pour combattre Boko Haram. Pourtant une action de l’Union africaine, mieux des Nations unies ou de l’OTAN, paraît urgente si on ne veut pas voir s’enkyster durablement dans cette région un régime de terreur qui, par contagion, serait en mesure de déstabiliser tous les fragiles Etats environnants.
Trois conflits qui tendent à réhabiliter ce qu’on appelait au XVIIIe siècle « la petite guerre », c’est-à-dire « la routine » de la guerre entre les peuples pour des territoires et pour des idées. Par tous les moyens militaires et diplomatiques, il faudrait que les nations responsables, en particulier les membres du Conseil de sécurité des Nations unies, tentent de mettre un terme, par la force ou par la négociation (lorsque celle-ci est possible), à cette dérive guerrière. Car nous ne sommes plus au XVIIIe siècle et les risques sont grands d’extension de ces conflits à des zones plus étendues et, surtout, par inadvertance ou par mauvais calcul, de montée aux extrêmes. En effet, si on en croit la bible clausewitzienne, cette montée aux extrêmes est la loi naturelle de la guerre. Il faut donc éteindre ces foyers avant que le feu ne soit plus maîtrisable.

Eric de La Maisonneuve