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La « guerre » ou le sens des mots

Ainsi, par la voix de nos dirigeants – Président de la République et Premier ministre – la France serait en guerre. Le mot est lourd de sens, voire choquant quand on sait de quoi on parle. Mais, si telle est la condition pour que le pays se reprenne et ait à nouveau prise sur les événements, soit ! Toutefois, après le temps nécessaire au recueillement et à la réflexion, il faut y regarder de plus près.
Si la France est en guerre, que cela signifie-t-il ? D’abord et avant tout, qu’il nous faut désigner un « ennemi ». On ne fait pas la guerre à une idéologie, à une généralité, encore moins à des modes d’action, bref au « terrorisme » ; cela n’a ni sens ni efficacité, l’histoire récente l’a démontré. Il nous faut donc désigner un ennemi « réel ».

Qui est l’ennemi ?

A l’extérieur, Daech (acronyme arabe pour Etat islamique). Daech est un ennemi très acceptable dans la mesure où il s’agit bien d’une organisation étatique disposant d’une armée et d’un territoire sur lequel vit une population d’une douzaine de millions d’habitants. Même si cet Etat s’est constitué au détriment d’Etats reconnus (Irak et Syrie) dont les frontières sont théoriquement « inviolables », il n’en est pas moins une réalité et une réalité dangereuse, dans la double mesure où il détruit les équilibres fragiles du Moyen-Orient et où il lance un défi à la communauté internationale. Cette situation conflictuelle particulière pose donc un certain nombre de questions.
La première concerne la communauté internationale, notamment le Conseil de sécurité de l’ONU, responsable du respect de la « charte », et sous l’égide duquel peut et devrait se constituer une action collective : quelle résolution, quels acteurs pour la mettre en œuvre ?
Car la deuxième question concerne les deux Etats incriminés – Irak et Syrie – dont la communauté internationale devrait préserver l’intégrité territoriale et protéger le gouvernement légal : faut-il les rétablir dans leur ancienne souveraineté ?
La troisième question est plus large et nécessite une mise en perspective historique : quels seraient les buts de guerre d’une coalition de la communauté internationale ? Outre l’élimination physique de Daech, s’agit-il de rétablir les deux Etats incriminés dans leurs frontières, d’y conserver en l’état les éléments de guerre civile et, surtout, d’y proroger les oppositions inter-religieuses, entre sunnites et chiites et, à travers ceux-ci, les affrontements entre les puissances de la région moyen-orientale ? Cette question implique l’avenir du peuple kurde, écartelé entre quatre Etats et dont la partie turque rend hypothétique la recherche d’une solution consensuelle. Plus généralement, se pose la question d’un « redécoupage » de la région pour tenter de corriger les erreurs commises par la France et la Grande-Bretagne lors du démantèlement de l’Empire ottoman avec les accords Sykes-Picot de 1919. Enfin, la question palestinienne reste au cœur de la problématique du Levant, et on sait depuis plus de six décennies qu’elle est une des sources des revendications insatisfaites du monde arabo-musulman.
La quatrième question concerne la position des Etats régionaux à l’égard de Daech. Pour lutter contre l’axe Téhéran-Damas, né des alliances de revers d’essence chiite lors de la longue guerre Irak-Iran, les puissances sunnites du Golfe (Arabie saoudite et Emirats) et la Turquie ont favorisé et financé le front islamiste sur la base de l’idéologie salafiste. Or, il se trouve par ailleurs que ces pays sont nos alliés, le Qatar en particulier dont personne n’ignore le soutien à un islam rigoriste. Enfin, il faut également considérer les protubérances africaines, dont la filiale libyenne et Boko Haram, sans compter ce qu’il reste des groupuscules sahéliens. L’Orient « compliqué » du Général de Gaulle s’est encore complexifié et le démontage de cette sur-conflictualité exigera une détermination politique et une habileté diplomatique dont on peut douter qu’elles naissent spontanément.
Sur le plan militaire, on peut toujours conduire des opérations aériennes meurtrières contre les rares cibles que représente Daech sur son immense territoire désertique mais, même en coordonnant les aviations des grandes puissances présentes sur le théâtre, les résultats resteront limités et peu décisifs. Une grande opération terrestre sera donc nécessaire, mais on ne voit pas les armées régionales et locales s’y prêter efficacement dans les prochaines années. Pour les « grandes puissances », il leur faudra donc, d’une manière ou d’une autre, y participer : dans quel cadre, avec quels moyens, quels types de forces, quelle organisation ? Ces problèmes sont ardus, ils seront longs et difficiles à résoudre ; leur éventuel dénouement dépendra effectivement des buts de guerre qui auront été auparavant négociés entre toutes les parties prenantes. On voit bien qu’on met là les pieds dans un terrain miné où les intérêts des différents acteurs paraissent divergents et, pour certains, opposés. Pour s’y préparer sur le plan diplomatique, il faut revisiter ce qu’on appelait justement la politique arabe de la France ; et sur le plan militaire envisager les options possibles d’intervention terrestre, peut-être pour ce qui nous concerne sur le modèle de la division Daguet lors de la première guerre du Golfe.

L’ennemi intérieur

Mais la France est d’abord touchée sur son territoire où des commandos terroristes l’ont atteinte en plein cœur en faisant un carnage dans sa capitale. Si guerre il y a, il faut donc la conduire en priorité à l’intérieur du pays pour assurer la sécurité de la population selon les termes de la loi fondamentale (Ordonnance du 7 janvier 1959). Après au moins trois décennies de laxisme et de refus de voir les réalités sociologiques en face, la facture est salée. Tout ou presque est à revoir. Dans ce contexte de désordre et de faiblesse auquel s’ajoute le traumatisme des attentats, la proclamation de l’état de guerre résonne de façon inquiétante. Comme à l’extérieur du territoire national, au Proche-Orient ou en Afrique, la guerre à l’intérieur de la France pose un certain nombre de problèmes sérieux.
Le premier est celui, comme ailleurs, de l’« ennemi » : quel est cet ennemi intérieur qu’il faudrait déloger et combattre ? Quelques centaines de djihadistes avérés qui ont fait le voyage initiatique en Syrie certes, à condition de tous les connaître et de pouvoir les neutraliser ; un nombre indéterminé de djihadistes potentiels qu’il faudrait dénicher dans les écoles coraniques, les mosquées salafistes et les prisons de la République ; un nombre tout aussi indéterminé de djihadistes « en herbe », d’enfants des quartiers délaissés, de petits délinquants, d’exclus sociaux, etc.
Le deuxième problème qui est la conséquence du premier est celui des services de renseignement dont on voit, à l’évidence, les failles béantes et l’inadaptation à la situation ; il faudrait créer d’urgence un service dédié, armé par des hommes et des femmes de terrain, capables d’investir les milieux islamistes ; les méthodes sont bien connues et l’on ne surveille bien un système que de l’intérieur.
Le troisième problème est celui de la religion musulmane et de ses dérives ; nous ne pouvons admettre sur le territoire de la République que de « bons » Français, c’est-à-dire des citoyens qui en acceptent les lois et les règles de vie et qui ne sont donc pas soumis à d’autres lois qui seraient contraires aux nôtres. Ce point est essentiel et il faudra bien exiger des « responsables » musulmans qu’ils fassent le ménage chez eux, qu’ils dénoncent les imposteurs et qu’à tout le moins ils éclaircissent la situation dogmatique. Dans cette logique, nous devons imposer par la loi le respect par tous les citoyens du « mode de vie » français, notamment à l’école, à l’hôpital et dans tous les lieux publics.
Le quatrième et ultime problème, mais non le moindre, est celui des moyens. Qui fait la guerre ? Dans ce cadre légal, logiquement ce sont les armées, organisées, entraînées et équipées à cette fin. La police, pour sa part, a la responsabilité du « maintien de l’ordre ». Si nous sommes bien dans le cas d’une guerre interne où un groupe d’individus, sinon une partie de la population, rompt avec la société et s’insurge contre l’ordre national, alors il faut prendre les dispositions juridiques, politiques et opérationnelles prévues par ces circonstances. Nous pouvons essayer quelque temps d’opérer à la limite et en-deçà de l’état de guerre avec les seules forces de police et de gendarmerie, mais il apparaît assez manifeste qu’elles n’y suffiront pas. Pour le quadrillage du territoire, pour la surveillance des points sensibles, pour l’intervention d’urgence, pour l’emploi de moyens « lourds », les besoins au moins en effectifs nécessiteront l’appoint des armées. Or, chacun sait que celles-ci ont vu leurs ressources fondre depuis trente ans et qu’elles n’ont plus les capacités d’agir simultanément sur tant de fronts. Une remontée en puissance et en effectifs est donc indispensable dans les délais les plus brefs. Si on veut bien admettre par ailleurs que le « rôle social » de l’armée peut avoir une utilité pour éviter à quelques dizaines de milliers de jeunes d’être laissés pour compte et de tomber dans la délinquance, on serait bien inspiré de créer des forces du territoire alimentées par un service militaire volontaire de six mois : on rendrait ainsi service à la jeunesse, on aiderait puissamment la nation à se sortir de cette passe difficile et on disposerait d’effectifs consistants. Mais les forces armées devraient au préalable voir clarifier leur mission, le cadre de leur engagement et les règles de leur emploi ; ce qui n’est juridiquement pas simple et suppose d’avoir des idées justes sur la question.

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On pourrait poursuivre la litanie de tous les problèmes que pose la notion de guerre, à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire. Si la notion d’ennemi est centrale et ne peut plus être réduite aux définitions habituelles – c’était le cas après le 11 septembre 2001 et explique la création du camp de Guantanamo -, sa désignation est consubstantielle à la « déclaration » de guerre : est ennemi de la République française tout individu qui…(à compléter).
Pour l’instant, il faut prendre les mesures d’urgence qu’impose la situation. Mais, dès que possible, il faudra ouvrir tous les chantiers qui permettront non seulement de « faire la guerre » avec efficacité et succès contre cet ennemi islamiste mais, plus profondément et à plus long terme, de reconstruire une société française digne de notre histoire nationale. Que revive la France dont nous sommes tous coresponsables !
Mais, ne vous y trompez pas ! La guerre, c’est facile à dire, cela paraît simple à décréter ; en réalité, c’est très compliqué et il faut y réfléchir à deux fois avant de s’y jeter. Peut-être n’avons-nous pas épuisé le spectre de la violence !

Eric de La Maisonneuve