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Le destin de l’Europe

Le thème du « déclin de l’Occident » est récurrent depuis un siècle ; je l’ai évoqué à de nombreuses reprises dans ces chroniques pour tenter de démontrer son inadéquation au monde réel tel qu’on peut l’interpréter de nos jours. La parenthèse supposée de quatre siècles de domination occidentale, selon l’affirmation du singapourien Mahbubani, se réduit-elle à une réalité historique fondée sur la seule maîtrise scientifique, n’est-elle que la traduction d’un conflit de civilisations exprimé sous la forme virulente d’un rejet anti-occidental et d’un sursaut d’orgueil, ou procède-t-elle enfin de fondements plus anciens, plus profonds, plus radicaux ? En apparence, l’argument avancé est moins idéologique ou politique que comptable : l’Occident tout-puissant serait désormais minoritaire et voué à un rôle second ! Les origines, les fondements et l’histoire de la civilisation européenne m’incitent à contester cette vision à mon avis superficielle du monde.

Du poids relatif politique, démographique et économique

La plupart des statistiques convergeraient pour attester de la situation désormais minoritaire des pays occidentaux dans ce qui constitue l’essentiel du « poids » du monde. Qu’en est-il exactement ?

Les votes successifs qui ont été enregistrés à l’ONU pour sanctionner l’agression de la Russie contre l’Ukraine ont donné lieu à des interprétations tendancieuses. L’Occident y aurait été mis en minorité et une grande partie du monde « émergent » aurait soutenu ou évité de se prononcer contre la Russie. La réalité des chiffres est tout autre : a/ le 2 mars, le vote de sanction contre l’agression russe a réuni 141 pays sur 193 alors que 5 y étaient opposés et que 35 s’abstenaient, dont la Chine, l’Inde et une majorité de pays africains ; b/ le 7 avril, l’exclusion de la Russie de la commission des droits de l’homme a été adoptée par 93 pays contre 24 (dont la Chine) et 58 abstentions (dont l’Inde) ; c/ et le 12 octobre, pour condamner l’annexion des quatre oblasts est et sud-ukrainiens, 143 pays ont voté pour et 5 contre alors que 35 s’abstenaient. De mars à octobre, on peut relever la stabilité des votes dans la condamnation de l’agression russe. Certes, on est loin de l’unanimité, surtout en termes démographiques – les abstentionnistes et opposants représentant environ 4 milliards d’habitants soit 50% de l’humanité. Mais, compte tenu du contexte post-colonial, anti-américain et largement anti-démocratique dans lequel se débat la communauté des nations, ce réflexe de défense de la légitimité juridique et de rejet du « droit de cuissage » international parait aussi réel que sain et salutaire.

Le deuxième aspect qui prête à inquiétude est celui de la démographie. Si l’humanité a atteint, selon l’ONU, le chiffre spectaculaire de 8 milliards d’habitants au 15 novembre 2022, ce qui reste à mon avis approximatif et sans doute surévalué, sa répartition dans le monde peut paraître singulièrement déséquilibrée et la part de l’Occident américano-européen très minoritaire voire marginale. En effet, sur ces 8 milliards supposés, seulement 1,270 appartiendrait aux pays dits développés, soit un peu plus de 15%, ce qui est effectivement faible. Mais, lorsqu’on entre dans le détail (Population et Avenir, n°760, novembre-décembre 2022) de la répartition de ces populations entre les divers continents et pays, on se rend compte que l’Asie et l’Afrique présentent la plus grande concentration de populations avec, respectivement, 4,730 et 1,419 milliards d’habitants, la Chine et l’Inde (chacune 1,4 milliard) étant de très loin les plus peuplées. En contrepoint, l’Amérique du nord avec 372 millions et l’Europe avec 740 millions (dont 445 pour l’Union européenne actuelle) ne représentent qu’un peu plus de 10% (Amérique du nord + Union européenne) du total mondial. Ce qui peut paraître secondaire sur le plan comptable mais demeure plus qu’important si l’on prend en compte d’autres considérations. La première est celle du décompte par ensemble « homogène » : sur le podium du « nombre », derrière la Chine et l’Inde qui se placent largement en tête, suivent l’Union européenne et les Etats-Unis qui précèdent le Pakistan, l’Indonésie, le Bengladesh, etc. Les deux ensembles occidentaux font donc le poids, surtout si on leur joint l’Australie, le Japon et autres pays alliés. La deuxième, d’ordre qualitatif, situe ces ensembles dans ce qu’on appelle le monde développé dont ils représentent plus des deux tiers. Cela pour dire que la minorité démographique de l’Occident n’est que relative et que, malgré ce handicap numérique, celle-ci constitue encore aujourd’hui, et au moins pour les deux décennies à venir, la partie la plus développée du monde. Et les projections de population à l’horizon 2050, toujours d’après la même revue, modifient très peu cette situation.

Le troisième aspect concerne le poids économique au sens large : finances, technologie, production, échanges commerciaux. Les chiffres bruts d’abord : le PIB des Etats-Unis en 2022 se monte à 24 800 milliards de dollars, celui de la Chine à 17 950 mds de dollars (soit 121 000 mds de renminbis), et celui de l’Union européenne à environ 15 000 mds d’euros. Si on ajoute au bloc occidental les PIB du Japon (5 000 mds), du Canada (2 189 mds) et de l’Australie (1 748 mds), on voit bien que celui-là avec près de 50 000 mds de dollars, auquel il faudrait ajouter la Corée du Sud et quelques autres pays d’obédience libérale, demeure largement majoritaire sinon dominant. Sur le plan monétaire en effet, le dollar n’est pas près de perdre sa suprématie ; et sur celui, capital, des investissements dans les technologies de pointe, l’avance américaine reste considérable. Qu’il soit contesté pour cette suprématie ou pour sa pratique abusive du rapport de forces qui en est la traduction physique, l’Occident pris comme l’ensemble américano-européen n’en est pas moins, pour longtemps encore, l’aile marchante du monde.

Cette domination, qu’elle fut absolue pendant quatre siècles ou qu’elle soit relative aujourd’hui, proviendrait de la seule révolution philosophique et scientifique qui fut déclenchée par la Renaissance et les Grandes découvertes à la fin du XVe siècle. Tous les auteurs auxquels j’ai pu me référer, historiens, ethnologues et sociologues, qui ont travaillé sur les « civilisations » s’en tiennent à cette explication et à cette référence historique. Qu’il s’agisse de Ian Morris, de Niall Ferguson, de Lucian Boia, d’Ernst Gombrich ou de Bernard Nadoulek1, sans oublier Samuel Huntington et son Choc des civilisations2, tous s’entendent à privilégier la géographie (physique et humaine) et les « circonstances », notamment scientifiques, pour justifier le bond en avant spectaculaire d’une civilisation européenne qui semblait jusqu’alors distancée au moins par la civilisation chinoise sinon par la civilisation arabe.

L’invention de l’idéal

Seul, à ma connaissance, le philosophe et sinologue François Jullien, en comparant les pensées grecque et chinoise du Ve siècle avant notre ère, a mis en exergue ce qui distingue fondamentalement notre civilisation de toutes les autres, qu’elles lui fussent antérieures ou contemporaines, à savoir « l’invention de l’idéal ». Dans son remarquable ouvrage qui a précisément pour titre L’invention de l’idéal3, François Jullien nous fait découvrir en quoi la tentative de « modélisation » du monde par la science et la philosophie, de Pythagore à Platon, établit une « différence de nature » avec la civilisation orientale (chinoise pour l’essentiel) qui « se satisfait » de l’observation et de l’accompagnement du monde à travers les œuvres majeures de Kong Zi (confucianisme) et de Lao Zi (taoïsme).

Il y a une raison majeure à ce qui s’apparente à un fossé infranchissable : la langue d’un côté, l’écriture de l’autre, c’est-à-dire entre l’alphabet qui permet de décrire et de conceptualiser et les caractères idéographiques qui sont réduits à leur seule signification. L’abstraction est hors d’atteinte de ces derniers car ils sont fabriqués dès l’origine pour la « représentation » et condamnés à celle-ci. Lorsque le « bien » est traduit par l’idéogramme « hao » (comme dans ni hao = toi bien, bonjour), celui-ci est l’accolade des deux caractères « femme » et « enfant », le bien étant considéré comme ce qui est « normal » ou naturel (maternité, famille). Le « bien » chinois, qui s’assimile à une réalité, n’a rien à voir avec l’aspiration au bonheur qui reste pour nous un idéal voire un mythe. On pourrait citer un grand nombre d’exemples du même type ; et s’il faut en retenir un, c’est bien celui du « zéro » qui se traduit « ling » en chinois et dont le caractère initial signifie « petite pluie fine » : aussi fine soit-elle, la pluie reste tangible et éloignée du vide que veut indiquer le zéro que nous ont transmis les Arabes. Le passage de la chose à l’idée est impraticable – ou déformé – par le « putonghua », la langue chinoise, condamnant ses pratiquants à demeurer dans le monde tel qu’il est ou tel qu’ils le voient, les privant de l’évasion que procure « l’abstraction » et d’une véritable conception du monde, voire de sa « divinisation ».

Il est probable que, dans la Chine antique, certains grands penseurs « ont entrevu les possibilités explorées par la pensée grecque, mais qu’ils s’en sont détournés pour éviter d’entraîner la pensée loin de son assise ». « Au lieu de l’effraction de l’idéal, la Chine antique a pensé l’intégration dans l’harmonie » : pas de rupture avec l’ordre des choses. « Un sage est sans idée »4. En refusant ou en étant dans l’incapacité de donner un statut à l’idée, séparé de celui du vital, elle ne s’est pas intéressée à la modélisation, ni dans l’art (le Nu comme forme idéale de la Beauté) ni dans l’Amour ni dans la Politique, abordée « non à partir de formes distinctes érigées en modèles alternatifs, mais à partir des rites ». Les Chinois « n’ont pas conçu l’ordre à partir d’une mesure extérieure instaurée en paradigme, mais comme interaction des facteurs en jeu (yinyang) et sur un mode immanent ».5 Voilà qui pourrait clore le débat.

Mais à ces deux raisons, j’en ajouterai une troisième, à mes yeux majeure et finalement décisive : le doute. Dans une lettre datée de 1639, le mathématicien Galilée s’exprimait ainsi : « Le doute est le père de l’invention et ouvre la voie à la découverte de la vérité ». C’est dire que, pour parvenir à établir un principe ou une loi qui soient universels, il faut accepter de remettre en cause la connaissance acquise et se méfier des apparences. Or, la société chinoise, l’ancienne comme celle d’aujourd’hui, société collective s’il en fut par nécessité ou par idéologie, n’attend rien du doute qui n’est que l’aveu du désordre ; elle se détourne par instinct de tout ce qui ouvrirait un espace à la critique, au débat, voire à la contestation, et qui entraînerait sur la voie dangereuse de l’individualisme.

C’est donc en faisant, avec François Jullien, ce détour par la Chine que se révèle l’originalité de la pensée grecque puis européenne, originalité qui n’a pu s’exprimer que par la conjonction des trois conditions de la pensée : qu’elle soit rendue possible, qu’elle soit animée par la volonté, qu’elle soit libre. L’Occident grec a conçu la seule civilisation qui, au-delà du miroir du monde, a cherché (et est parvenue) à instituer une transcendance entre l’ici et l’ailleurs, entre l’Homme et l’Univers. Cette exception culturelle occidentale n’est évidemment ni comprise ni acceptée par les tenants des autres civilisations, à commencer par les Asiatiques. Ils mettent ce qu’ils croient n’être qu’un retard sur le compte du colonialisme européen et de l’impérialisme américain, ce qui n’est pas entièrement faux mais ne peut être invoqué un voire deux siècles après les faits. Seul le Japon, suivi à distance par les cinq « dragons asiatiques », a su trouver à temps et intelligemment l’aggiornamento qui lui a permis de préserver ses traditions tout en adoptant les règles de la modernité. Ils sont la preuve que l’Occident n’est pas « dogmatique » et que, s’il a inventé l’idéal et l’abstraction qui le suppose, il ne supporte les idéologies qu’au pluriel : leur singulier serait totalitaire comme le prouvent trop de systèmes politiques contemporains, alors que leur pluralité autorise le choix et la démocratie.

Dans sa récente biographie diplomatique, intitulée Les Autres ne pensent pas comme nous6, l’Ambassadeur Maurice Gourdault-Montagne, polyglotte et familier des cultures, distingue celles-ci moins en rapport avec leurs conceptions du monde que selon leurs visées géopolitiques. D’ailleurs, à la lecture de François Jullien, je renverserai la proposition de l’ambassadeur en osant affirmer que « les autres ne pensent que le monde » ; ils se satisfont d’y vivre et de l’observer. Seul l’Occident grec a voulu se faire une idée du « cosmos » au-delà du monde apparent, recherchant dans des lois générales un début d’explication de son apparent chaos et qui président à l’harmonie de son fonctionnement. Aucune civilisation n’a tenté de franchir la barrière du monde visible et d’aller derrière le miroir, aucune n’a manifesté ainsi son insatisfaction devant l’incompréhensible, aucune n’a réussi à modéliser le monde scientifiquement. Depuis Pythagore et jusqu’à Einstein, en attendant la suite, l’Occident est parvenu à force de théorèmes, de principes, de lois, à mathématiser l’environnement dans lequel vivent les hommes et ainsi à leur donner les clés d’application des techniques qui ont présidé aux révolutions industrielles successives. Le reste du monde n’a fait que suivre, copiant, reproduisant, améliorant les inventions européennes. L’exemple chinois est probant : ils ont beaucoup créé en utilisant l’existant, ils ont copié tout le reste et souvent avec un grand talent mais ils n’ont rien « inventé ». Bach, Mozart et Chopin sont les créateurs de l’harmonie musicale, Lang Lang et les interprètes modernes de la musique classique n’en sont que les exécutants. L’invention suppose le dépassement des limites de l’existant et la liberté du génie créateur ; l’interprétation se satisfait de l’observation des choses et du pragmatisme de la production. L’une n’exclut pas l’autre mais lui est nécessaire. On voit bien que l’inverse est plus difficile même si, à l’origine, l’observation d’un phénomène peut souvent conduire à la loi qui le génère, le provoque et l’organise.

Les dissensions occidentales

Cela dit et parce qu’il a cette richesse exceptionnelle d’investigation, l’Occident a toujours subi la tentation de se disperser et de s’engager sur des voies tortueuses. C’est l’envers de la médaille dont nous vivons sans doute un épisode crucial. L’histoire de ce qui constitue l’Occident moderne depuis cent cinquante ans est donc celle des divisions de ses membres européens et, à deux reprises, de leurs confrontations à l’échelle mondiale. On voit bien que le XXIe siècle n’est pas en reste et avec un degré de dangerosité exacerbé par la détention d’armes de destruction massive (voire définitive) parmi les belligérants. Ces divisions, outre les risques réels d’affrontement, justifient la thèse d’un possible déclin de l’Occident. Celui-ci aurait trois causes majeures : la prolifération des idéologies, l’épuisement du modèle progressiste, le désordre des sociétés démocratiques.

Que des puissances aient émergé à l’occasion de la récente mondialisation, voilà qui devrait nous réjouir en accroissant l’émulation, la concurrence et la diversité et donc la « surface » et aussi la richesse du monde ordonné ; et ces nouveaux acteurs sont tous entrés dans le système avec le concours initial et dans l’intérêt bien compris des puissances dominantes. Cette satisfaction est toutefois tempérée par l’attitude négative manifestée par certains émergents entrés dans le système par pragmatisme et déterminés par idéologie à le contester voire à le détruire. Or, ces idéologies opposées sont aussi les fruits acides des dissonances venues d’Europe. C’est un fait maintenant ancien que l’Occident a trahi son idéal en exportant ces idéologies de substitution vers des pays qui se trouvaient soit en impasse soit en réaction et qui recherchaient « à tout prix » à se sortir de leur sujétion. Le marxisme ne fut pensé ni pour la Russie tsariste ni pour la Chine des Qing mais bien pour l’Angleterre industrielle et sociale du milieu du XIXe siècle. Ces fausses copies de l’idéal européen ont fait florès dans des sociétés décalées et n’ont pu s’imposer que sous le joug d’un totalitarisme qui les dénaturait. Cette trahison a pollué et bouleversé le monde du XXe siècle ; sous des dehors nationalistes et populistes, elle met notre époque en danger.

Que nous ayons vendu « la corde pour nous pendre » selon la formule de Lénine n’est que l’envers de la médaille. Nous avons également construit un modèle qui tend à l’épuisement de la planète ; initialement élitiste et raisonnablement impactant, son attrait est tel qu’il tend à se généraliser et, au moins sur le plan climatique et environnemental, à tutoyer ses limites physiques. Tous les travaux convergent pour démontrer qu’il faudrait une nouvelle planète sinon deux pour assurer à l’humanité le niveau de vie atteint par la classe moyenne occidentale.
Ces deux motifs de contestation du modèle occidental sont revendiqués dans le monde environnant pour dénoncer son cynisme comme son impérialisme mais aussi son incapacité à s’assumer ou à se renouveler. Le thème de la faiblesse des démocraties, en proie à des élections souvent aléatoires, soumises à des minorités revendicatives, menacées d’éclatement social, renforce notablement l’activisme des anti-occidentaux. C’est dire que les contradictions, dont le règlement pacifique a été longtemps l’argument majeur du camp démocratique, sont devenues telles qu’elles font figure d’obstacle majeur pour la résolution des problèmes du moment et surtout pour la préparation du futur. Mais ces motifs de déclin – trahison de l’idéal, épuisement du modèle et chaos sociétal – ne sont sans doute qu’une façon partielle (et partiale) de voir les choses qu’on pourrait aborder et analyser d’un point de vue différent.

La fabrication du futur

L’Occident, n’en déplaise à ses contempteurs qu’ils soient russes, chinois, arabo-musulmans, turcs et perses sans compter les déconstructeurs masochistes européens toujours à l’affût d’une fake news assassine, ne subit pas une régression forte et soudaine qui marquerait la fin de sa domination du monde. Au contraire et tout à son actif, le développement du monde et l’émergence de nouvelles puissances prouvent, si c’était nécessaire, le bienfondé de son modèle politique et l’attrait de son système économique. Comment en effet ne pas être séduit par cet ensemble – théorie et pratiques – dont la réussite a non seulement conquis le monde depuis cinq siècles mais est aussi parvenu à le transformer, parfois à le modeler ?

Or, si les Temps modernes ont été fondés par les Européens, ceux-ci, à l’origine, n’étaient ni les plus nombreux ni les plus puissants. On prendra les exemples des Portugais et des Hollandais pour démontrer que ce sont d’abord la soif de découvertes et l’esprit d’aventure qui ont guidé leurs voiles sur les océans du monde. Certes, la recherche d’or ou d’épices et le goût du commerce motivaient avant tout la plupart d’entre eux dans la conquête de territoires et la création de comptoirs, mais l’esprit de la civilisation au premier rang duquel prévalait le prosélytisme religieux était sous-jacent dans toutes leurs entreprises. Ce ne furent donc pas de nombreuses armées ou des foules de migrants mais bien des pionniers européens qui établirent les premières routes maritimes et amorcèrent les échanges commerciaux et culturels entre les continents, contribuant ainsi à construire le monde moderne et développé qui est le nôtre aujourd’hui.

Le monde – et le regard que nous portons sur lui – est devenu strictement quantitatif pour des raisons comptables que nous comprenons trop bien : « le Pape, combien de divisions ? » selon la formule rituelle. Certes, il y a un seuil en-deçà duquel l’action est compromise et dans toute stratégie le poids des moyens reste décisif. Mais le propre de la civilisation occidentale, notamment européenne, est d’avoir toujours su faire précéder le nombre de la vertu. Tout ce qui prévaut encore aujourd’hui dans la civilisation européenne tient à des « inventeurs » courageux et non à des hordes de conquérants. Si l’Occident tient le haut du pavé, c’est en raison de ses « outils intellectuels » et à une cohorte d’individus hors du commun. Parce que cette civilisation est humaniste et qu’elle fait confiance au génie créatif des individus. Le « collectif » occidental, si l’on peut avancer un tel oxymore, se distingue des autres qui sont uniformisants par sa culture de l’individu et la promotion de l’excellence. Pourquoi le classement des universités, le bilan des brevets d’invention, le nombre de prix Nobel, etc. penchent-ils toujours du côté occidental (anglo-saxon précisément) sinon par la sélection des meilleurs, la motivation au dépassement de soi, en bref : la réussite de la vie ? Jusqu’à présent, ce sont les « élites » occidentales qui sont parvenues à hisser le monde à des altitudes jusqu’alors inconnues, du moins en termes de qualité de vie, élites stimulées justement par le savoir et par la vertu. Rien n’indique aujourd’hui, mis à part la tentation de « l’avoir », que celles-ci se désintéressent de « l’être » et baissent soudainement les bras, ne trouvant plus dans ce monde disloqué des motifs renouvelés de se dépasser.

A tous les déclinistes, dont les arguments chiffrés sont par ailleurs recevables, il faut opposer celui du potentiel par nature inépuisable de « l’idéal européen ». Que nous vivions une période de grands troubles et, sans doute, d’une proche rupture avec le monde anesthésié et en partie artificiel dont les épidémies et les guerres nous obligent à sortir, c’est une réalité que traduisent les actualités quotidiennes. Mais sortir d’un monde pour prendre quelle autre direction, adopter quelle autre conception de la vie et des sociétés, tel est le défi qui se pose à tous. Ce n’est pas le « monde du Sud » comme on appelle pudiquement aujourd’hui les pays sous-développés, ce n’est pas l’empire chinois enfermé dans ses équations insolubles par sa conception partiale du monde, ce ne sont ni les totalitarismes nationalistes et religieux ni les populismes et autres dérives démagogiques qui fabriqueront le XXIe siècle à venir ; ce ne sera pas non plus une Amérique décidément dominée par son addiction économique. Ne reste qu’une Europe dont les tropismes contraires la conduisent aussi bien à la dispersion politique qu’à la vacuité stratégique, mais dont les fondations intellectuelles et morales demeurent les seules aptes à faire jaillir une nouvelle étincelle.

Eric de La Maisonneuve

1 Ian Morris, Pourquoi l’Occident domine le monde…pour l’instant, L’Arche, 2011 ; Niall Ferguson, Civilisations, l’Occident et le reste du monde, Saint-Simon, 2014 ; Lucian Boia, L’Occident, une interprétation historique, Les Belles Lettres, 2007 ; Ernst H. Gombrich, Brève histoire du monde, Hazan, 2007 ; Bernard Nadoulek, L’épopée des civilisations, Eyrolles, 2005.
2 Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997..
3 François Jullien, L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe, Gallimard, 2017.
4.
5 François Jullien, op. cit., pages 23 à 25.
6 Maurice Gourdault-Montagne, Les autres ne pensent pas comme nous.