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Le recentrage de la Chine

Deux initiatives récentes des dirigeants chinois peuvent apparaître comme l’esquisse d’un recentrage de la Chine dans son « milieu » asiatique, une sorte de retour aux sources, celles de la géographie et celles de la culture. L’évocation d’un « rêve chinois » par le Président Xi Jinping n’a en effet rien d’irénique et sa traduction française est proche du contresens : il s’agit non pas d’une utopie ou d’un songe, ce que suggère fortement le mot dans notre langue, mais d’une perspective ou d’une ambition dans l’acception chinoise. Et celles-ci s’appuient, pour l’instant, sur deux projets très concrets, le premier qui consiste à revisiter la « Route de la Soie », ces itinéraires transasiatiques qui avaient pour objectifs de relier la Chine du nord à l’Europe occidentale via le sud-Caucase ; le deuxième qui vise, grâce à la Banque asiatique de dévelop-pement à doter l’Asie péri-chinoise des infrastructures indispensables à sa maturité économique et à son intégra-tion continentale. Ces deux initiatives signifient une évolution majeure par rapport aux pratiques récentes orientées vers la mondialisation et renouvèlent sensiblement les fondements de la politique étrangère chinoise, à nouveau accordée à une vision traditionnelle que se fait la Chine du monde environnant.

Les limites de l’ouverture

Après quatre décennies de guerre et de fermeture totale au monde dit « impérialiste », l’accession au sommet du pouvoir du « petit timonier » Deng Xiaoping a été le prélude à la politique de réforme (intérieure) et d’ouverture (extérieure) qui modifia radicalement les orientations politiques chinoises à la fin des années 1970. En s’accrochant, de façon délibérée à partir de 1992, au paquebot de la mondialisation, la Chine non seulement s’ouvrait au monde et bénéficiait de l’essor fulgurant du commerce mais elle y adhérait en acceptant les règles du jeu international. En ralliant ainsi le monde avec enthousiasme, la Chine s’invitait comme un partenaire à part entière dans les institutions internationales. Cette politique a été conduite avec constance par les successeurs de Deng, les présidents Jiang Zemin et Hu Jintao, dont les multiples voyages d’Etat avaient pour but d’être reconnus par leurs pairs et d’affirmer ainsi la place désormais essentielle de la Chine dans la communauté internationale ; ils étaient accompagnés par des investissements colossaux en Afrique et en Amérique du sud qui témoignaient de cette prise de participation aux affaires du monde.
C’était sans doute faire preuve d’une certaine naïveté ou plutôt d’un aveuglement sur les « valeurs occidentales » que les Chinois réduiraient volontiers au mercantilisme et à son expression sommaire du rapport des forces financières ou militaires. Il est vrai que les pays occidentaux n’ont toléré l’intrusion de la Chine dans « leur monde » que par intérêt et avec une « longue cuillère » : en raison de sa taille éléphantesque, de son appétit d’ogre et de ses comportements originaux, la Chine paraissait capable en peu de temps de bouleverser les données économiques mondiales puis de peser fortement sur les règles du jeu que les Occidentaux avaient élaborées à leur profit. Cette méfiance s’est traduite par une certaine distance et le maintien de la Chine dans une sous-estimation humiliante, qu’il s’agisse de l’influence diplomatique ou de la surface financière, pour ne prendre que ces deux exemples. Les Chinois ont été déçus de ces réticences et se sont confortés dans l’idée d’un Occident inhospitalier, toujours « impérialiste », voire anti-chinois. Les péripéties de 2008, d’abord au sujet du Tibet, ensuite lors des Jeux olympiques sur lesquels les dirigeants chinois comptaient pour donner à la Chine ses lettres de noblesse internationale, les ont renforcés dans l’idée qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans le club mondial. Et, malgré des efforts de propagande pour en vanter l’exploit, la place de numéro deux de l’économie mondiale, arrachée au Japon en 2010, n’a pas modifié l’attitude réservée des instances internationales à l’égard de l’Empire du Milieu.

Le front des émergents

Devant l’ingratitude de ses partenaires, la Chine a ouvert un deuxième « front » dans la logique tiers-mondiste qui est la sienne depuis Bandung en 1955, celui des « grands pays émergents » regroupés par la banque Goldman Sachs dans l’acronyme BRIC (pour Brésil – Russie – Inde – Chine) auquel on attachera plus tard le sigle S pour l’Afrique du Sud. Elle y a vu la double possibilité, d’une part de prendre l’ascendant sur ses pairs « émergents », d’autre part de faire contrepoids au Conseil de sécurité toujours dominé par les Occidentaux. La Chine s’est beaucoup investie dans l’organisation des BRICS, en animant le secrétariat et en provoquant des initiatives, notamment financières. La crise de 2008 et divers aléas politiques, sans interrompre totalement ce bel élan, ont affaibli la plupart de ses partenaires : le Brésil livré à ses démons politiques internes, la Russie soumise aux sanctions occidentales et à la chute du prix des hydrocarbures, l’Afrique du Sud en proie à la corruption de son appareil politique, l’Inde empêtrée dans son archaïsme administratif, etc…Bref, les BRICS ne sont pas la solution alternative pour la Chine, d’autant que celle-ci, confrontée aux remous mondiaux, y a répondu avec vigueur et en a même profité pour accélérer son développement et prendre, du moins en PPA (parité de pouvoir d’achat) la tête de l’économie mondiale.

« Compter sur ses propres forces »

Ces deux voies, celle de la mondialisation et celle des émergents, n’ont donc pas apporté aux dirigeants chinois la reconnaissance internationale et le prestige sur lesquels ils comptaient pour asseoir leurs relations avec le monde extérieur. Comme il est probable qu’est présente à leur esprit la maxime de Mao « ne compter que sur ses propres forces », une troisième voie « chinoise » s’impose alors à leur politique étrangère. Dans ce contexte, les récentes initiatives du Président Xi Jinping sur le plan des infrastructures asiatiques – Route de la Soie et Banque de développement – prennent un relief particulier. Sans abandonner ni les efforts ni les investissements engagés ici ou là dans le monde depuis trois décennies, et qui porteront leurs fruits à terme, il semble bien, à travers ces deux nouvelles orientations, que le président chinois recentre sa politique étrangère sur le continent asiatique.
Ce recentrage n’est pas surprenant. Il est sans doute moins lié aux déceptions que la Chine a pu ressentir dans ses relations avec les pays occidentaux qu’à un retour à la tradition géopolitique chinoise et aux pratiques impériales. On pourrait remonter dans le temps au début du XVe siècle où l’Empereur Yong Le, après avoir envoyé la flotte de l’amiral Zheng He dans une longue aventure maritime mondiale, la fit détruire et recentra alors ses efforts sur les questions intérieures et les problèmes de voisinage. Il semble bien, dans toute l’histoire de la Chine y compris celle de Mao, que ses dirigeants aient toujours donné la priorité à l’environnement régional plutôt qu’aux affaires mondiales. Ce qui confirme l’idée d’un « monde chinois » distinct du reste du monde et différent en tout cas du « monde occidental », pour des raisons culturelles évidentes mais aussi par tropisme politique. Ce qu’on pourrait considérer comme une inappétence aux affaires du monde ne provient en fait que des réalités asiatiques : la densité démographique, la complexité politique, le potentiel économique sont tels qu’ils requièrent toute l’attention du géant chinois. Tout bien pesé, il n’a aucune chance, le voudrait-il, d’exercer le moindre leadership sur le monde s’il n’a pas assuré ses bases sur le continent asiatique où les concurrents et rivaux ne manquent pas – Japon, Russie, Inde, pour ne mentionner que les plus grands.
En Asie, la Chine peut déjà se prévaloir d’un succès incontestable, celui de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) qui fédère avec la Russie, sur les questions de sécurité, six pays et compte de nombreux pays associés et observateurs. Le lancement en 2015, avec un capital considérable (on parle de 150 milliards de dollars), de la Banque asiatique de développement pour les infrastructures ne peut que susciter l’intérêt (plus de cinquante pays inscrits) et manifeste le rôle primordial que la Chine veut jouer dans son environnement asiatique. Il en va de même pour le projet, également gigantesque de la « Route de la Soie » terrestre qui vise plus à désenclaver l’Asie centrale et à en aspirer les matières premières qu’à créer un « pont » avec l’Europe occidentale ou le Moyen-Orient.

L’Empire du Milieu

La grande réussite économique de la Chine depuis trente ans et son développement exceptionnel auraient normalement dû l’entraîner à se normaliser, en fait à s’occidentaliser tant sur le plan culturel que politique. Cette occidentalisation de la Chine était en cours dans les années 2000, notamment auprès de la jeunesse, facilement séduite par les effets de mode et les gadgets technologiques. Un certain nombre d’intellectuels, attirés par les « grandes idées », prônaient également une modernisation de la société chinoise sur le modèle libéral. Une telle dérive occidentale de la Chine est considérée par le pouvoir de Pékin comme un piège mortel pour la culture chinoise, fondée sur des valeurs qui lui sont propres. L’idée même de démocratie libérale est résolument rejetée. Le recentrage sur la sphère régionale de la politique étrangère chinoise serait alors une des manifestations tangibles d’un retour à l’Asie, à la tradition, à la spécificité chinoise.
Cela ne devrait pas nécessairement signifier un repli de la Chine sur elle-même comme ce fut le cas dans le passé ; ce serait tout aussi dommageable pour la Chine dont l’ouverture au monde conditionne en partie son avenir que pour les « étrangers » trop longtemps enfermés dans une conception unique du monde. L’Asie et, au-delà, le continent eurasiatique, doit être « partie prenante » du monde dont elle est effectivement le cœur selon les géopoliticiens. Elle abrite près de la moitié de la population mondiale et ses besoins pour le développement sont considérables. Que la Chine, avec ses richesses et sa force de frappe financière inépuisable, y consacre l’essentiel de ses efforts paraît naturel et bienvenu. A nous, Européens, d’y voir aussi notre intérêt et de faire preuve d’esprit stratégique, en nous associant à ces deux grands projets chinois.

Eric de La Maisonneuve