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Le terrorisme politique

A sa manière, le vote protestataire du 21 avril 2002, véritable séisme politique en France, peut être comparé au choc déstabilisateur que furent les attentats terroristes aux Etats-Unis le 11 septembre dernier. Ils sont tous deux totalement imprévus et donc surprenants, inquiétants, insensés et destructeurs ; ils ne mènent l’un et l’autre qu’à la négation d’un « système », à la contestation radicale d’un ordre – jugé injuste -, celui d’un monde, celui d’un type de société ; ils condamnent sans débat et surtout sans proposition crédible. S’ils sont effectivement des actes de désespoir, ils risquent également de nous placer dans des situations désespérées et de nous conduire à des impasses. C’est bien là le très grand danger qu’ils font encourir à nos sociétés démocratiques.

Il n’est pas dans le rôle convenu de l’analyste stratégique de se mêler de commentaire politique ; mais l’intimité est telle entre notre environnement stratégique considéré dans sa globalité – géopolitique, conflictuelle, sociologique et économique – et ces événements hautement politiques, qu’il serait incohérent de ne pas chercher à les replacer dans leur contexte. Or, celui-ci, en France comme ailleurs, est bouleversé par une mutation brutale de société, cause et effet d’une mondialisation qui plonge tous nos systèmes dans la crise.

Ces systèmes, celui de la « gouvernance » mondiale sous l’égide double Nations Unies – Etats-Unis et celui des « élites » nationales enfermées dans leurs partis dits républicains, sont radicalement contestés par ceux qui en sont exclus et qui, au nom des « droits de l’homme », de la justice et du progrès dont on leur rebat les oreilles, revendiquent leur part de ce monde meilleur : plusieurs centaines de millions d’individus (au moins) dans le monde, près de cinq millions d’électeurs français au premier tour des présidentielles ! Pour sévère, – voire insupportable – qu’elle paraisse, cette sanction du « système » – mondial ou national – doit être considérée avec le plus grand sérieux et trouver dans des délais courts des réponses fortes et adaptées. Car ce réflexe de peur, encore limité aux urnes, pourrait en sortir et s’étendre rapidement à d’autres modes d’expression moins démocratiques, s’il n’était ni contenu ni désamorcé.

Le vote du 21 avril 2002 nous renvoie l’écho d’une perception désastreuse de l’état du monde. D’abord, celle d’une mondialisation arrogante et sans nuances qui accentue les privilèges d’une minorité de pays, d’entreprises et d’individus, obligeant tous les autres à se plier à leurs règles d’airain. Ensuite, celle d’une conflictualité incessante et d’une violence irréductible, d’une criminalité triomphante, d’injustices et d’inégalités croissantes. Enfin, celle de l’incapacité des « puissances » – et de la première d’entre elles les Etats-Unis -, plus généralement de l’impotence de la communauté internationale, à mettre en œuvre et à faire respecter sur le terrain ce que leurs dirigeants proclament dans leurs discours et votent dans leurs résolutions. On ne peut pas longtemps sans risque, à la face du monde ou au sein des sociétés, affirmer une chose, qu’il s’agisse de la paix, de la liberté ou de la démocratie, et faire ou laisser faire son contraire : la violence et l’injustice ; avoir un langage de conciliation et une pratique de rapports de forces. En dénonçant ces incohérences du monde contemporain, l’électeur protestataire tente de se protéger et de conjurer la peur qui le gagne d’une anarchie rampante et généralisée, peur que le matraquage médiatique d’une violence effectivement omniprésente ne fait que renforcer.

Ce geste de « désespoir civique », selon la formule de Nicolas Baverez (Le Monde du 22 avril) ne doit pas être ramené à un simple avertissement au système et à une contestation de ses pratiques. Il en consacre en réalité la faillite, celle d’une façon de voir le monde, de gérer les sociétés, c’est-à-dire de concevoir la politique. Lorsque le citoyen constate l’imprévision face aux phénomènes sociaux et économiques les plus probables, l’incapacité à agir ou même à proposer des solutions aux problèmes quotidiens, il doute non seulement de la compétence de la classe dirigeante, mais également de la considération qu’elle porte à la communauté nationale. Mais lorsqu’il voit, l’un après l’autre, ce qu’il considère à juste titre comme les « murs porteurs » de la société – éducation, justice, armée – être sciemment minés puis détruits, alors il perd confiance dans « l’autorité » et se révolte contre ce qu’on appelle le monde d’en haut : Etat, système, élites, administrations, partis…

Placée par la géographie, l’histoire et la culture à l’épicentre de ce mouvement du monde et des sociétés, la France subit de plein fouet la crise de civilisation que provoque une mondialisation non maîtrisée. La réaction électorale du 21 avril en est le contrecoup ; et cette crispation populaire est un indice révélateur de notre difficulté à accepter une mutation pourtant inéluctable ; mutation qui tend à transférer au sein même de nos sociétés les antagonismes externes autrefois assumés par nos modes de relations internationales et sur la résolution desquels l’Etat avait fondé sa puissance et sa légitimité. Or, l’Etat comme la nation, mélanges aujourd’hui incertains d’archaïsme et de modernité, affaiblis par les cicatrices du temps, n’ont plus ni le ressort ni les forces pour affronter efficacement un tel défi ; ils font certainement de la France un des pays les plus vulnérables à ce bouleversement mondial.

A une situation aussi complexe et à des difficultés aussi grandes, on voit bien qu’il faut trouver des réponses souples et innovantes, à la fois globales pour ressouder une communauté nationale fracturée et locales pour répondre aux besoins des individus ; c’est-à-dire modifier sensiblement notre conception et sans doute les règles de la vie politique ; il faut redistribuer les cartes. Les remèdes simplistes et brutaux fournis en kit par les extrémismes de tous bords sont à l’évidence totalement inadaptés à la situation ; ils n’auraient pour effet que de tuer le malade en le privant de l’oxygène de la démocratie et en le coupant du cordon ombilical mondial. Les slogans éculés des divers courants révolutionnaires exploitent les réflexes de citoyens exaspérés, tandis que leurs promesses en trompe-l’œil font croire à une nation idéale et mythique. Le piège est trop grossier pour qu’on s’y laisse prendre. Ce terrorisme politique voudrait en quelque sorte nous contraindre à fuir nos responsabilités, celles de négocier avec tous nos atouts ce tournant décisif de l’Histoire. Au contraire de ce qu’ils revendiquent, il nous faut retrouver notre équilibre et, pour ce faire, procéder de façon raisonnable, mais rapide et déterminée, d’abord pour comprendre la nature et l’étendue de cette crise politique, ensuite pour la canaliser et la maîtriser, enfin pour reprendre notre route dans la bonne direction.

Nos sociétés sont vulnérables. Mais, paradoxalement, elles doivent le rester, car cette apparente fragilité, fruit de la modernité autant que de la démocratie, constitue leur force. Il serait désastreux de les replier sur elles-mêmes, de vouloir tenter d’en protéger toutes les installations sensibles, tous les lieux publics, tous les terminaux et systèmes de transport : quelles qu’elles soient, les forces de police, de gendarmerie ou d’une garde nationale n’y suffiraient pas ! Il nous faut prendre conscience que, pour une bonne part, la sécurité, qui doit garantir le fonctionnement harmonieux d’une société développée, est une responsabilité collective ; pas exclusivement étatique, mais citoyenne.

Dans ces conditions, redistribuer les cartes politiques, c’est nécessairement reconsidérer le contrat social qui lie le citoyen à l’Etat ; c’est définir une nouvelle répartition des charges entre le haut et le bas de la société. Nous nous satisfaisons en fait d’une démocratie d’apparence, dont les seules manifestations électorales donnent alors lieu à des défoulements erratiques.

Ainsi la France est-elle ingouvernable. La démocratie véritable consisterait à susciter l’organisation de la « société civile » trop souvent dédaignée, à permettre aux gens d’en bas d’avoir enfin voix au chapitre.

Car la démocratie est aussi chez nous confisquée par le monde d’en haut, celui qui détient les manettes de la vie politique, médiatique, intellectuelle, économique… Il ne s’agit pas, pour ces catégories dirigeantes, de « rendre le pouvoir » mais de le partager. Et, surtout, de jouer pleinement leur rôle qui est de servir la nation en lui indiquant le chemin. On peut utiliser le mot « ensemble » dans les campagnes électorales, encore faut-il savoir et dire « pour quoi faire » ensemble. Cette absence de projet politique, donc de vision pour les uns et d’espoir pour les autres, est une des causes profondes du phénomène tellurique du 21 avril. Ce que nous attendons tous maintenant, c’est une réponse politique.

En stratégie, si on ne peut ignorer les principes qui conditionnent l’action, on sait aussi que celle-ci dépend essentiellement des réalités du terrain.

En politique, il en va de même : si les convictions y sont nécessaires, ce sont surtout les circonstances qui comptent. Aujourd’hui, elles appellent à agir autrement.