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Le Yémen, nouvel épicentre stratégique ?

Alors que nous émergeons à peine de quelques décennies post-guerre froide aussi chaotiques qu’opaques, la tectonique des puissances révèle les grandes failles qui fracturent le monde et le rendent historiquement toujours aussi prolifique. Si nous ne sommes plus au commencement de l’Histoire, nous sommes assurés d’être aussi loin de son terme, car l’humanité est comme le fleuve d’Héraclite, l’eau qui y coule n’est jamais la même. Qu’on ait discerné un « sens de l’histoire » qui s’accorderait à une dynamique est-ouest universelle ne signifie pas son épuisement aux côtes californiennes mais, bien au contraire, sa capacité à poursuivre le mouvement ailleurs ou à le réinventer par-dessus l’océan Pacifique. Personne ne nous condamne à un retour au « précolombien », tout nous invite à enclencher le énième cycle de notre Histoire. Malgré la caricature qu’en fit Marx, nous savons que l’Histoire ne se répète pas et qu’il conviendrait que nous soyons capables d’en discerner les évolutions, notamment celles qui affectent nos mécanismes stratégiques. En réalité, c’est très difficile voire impossible tant pèsent dans les analyses la manie du rétroviseur et les obsessions idéologiques. Comme l’écrit Olivier Abel (De l’amour des ennemis, Albin Michel, 2002), « la crise de la pensée empêche les démocraties d’inventer de nouvelles formes de guerre et de stratégie qui soient à l’échelle de la complexité des conflits contemporains ». Nous ne sortons pas de ces ambiguïtés, nous risquons même de nous y fourvoyer, car nos civilisations, tous systèmes stratégiques confondus, ne peuvent s’empêcher de se complaire dans leurs vieilles recettes et de recourir toujours aux pratiques anciennes.
S’il y a une différence notoire entre les concepts stratégique oriental et occidental, c’est bien celle qui concerne l’espace et le temps. Et comme il semble bien que nous soyons parvenus à un moment décisif où s’oriente l’histoire du monde, c’est précisément sur ce cadre général spatio-temporel que nous serions bien inspirés de porter notre attention. Car c’est souvent, voire toujours, comme au théâtre, en un lieu et dans un temps que se cristallise ce qui deviendra au fil des conséquences le dénouement du drame.

L’invention de la bataille

La bataille est une invention occidentale ; offensive ou défensive, à l’image de la guerre de Troie, elle fixe l’instantané des rapports de forces militaires et décide de l’avenir politique. En Asie, la tradition est mongole, c’est-à-dire nomade et agit par vagues, par submersion. Gengis Khan a fondé le plus grand empire du monde, sans capitale, sans frontières, en conquérant, décapitant et soumettant inlassablement ses rivaux ; Attila le Hun mongol est arrivé jusqu’aux portes occidentales où les Champs catalauniques lui furent fatals ; Charles Martel y joua un rôle semblable à Poitiers face aux Sarrasins ; et la prise de Constantinople par les mêmes Turco-mongols en est l’achèvement. Où l’Asiatique étend son influence continentale dans la durée, l’Européen provoque l’occasion hic et nunc et, s’il sait la choisir et forcer le destin, parvient à marquer son territoire ou à le reconquérir par des actes décisifs.
La domination stratégique européenne sur le monde depuis au moins cinq siècles a imposé cette symbolique de « la bataille » comme modèle universel. C’est ainsi qu’au cœur du monde qu’était notre continent depuis la Grèce et l’Empire romain, ont prévalu les règles instituées par Alexandre et respectées par César et ses successeurs. La stratégie militaire y est née avec ses principes, ses règles, intangibles depuis Thucydide et son récit de la guerre du Péloponnèse entre les deux puissances méditerranéennes. Il y a un « modèle occidental » de la guerre comme le décrit Victor Hanson (Taillandier, 1989) qui, malgré les aléas et les tentatives de le contourner, parvient encore à exiger l’empreinte de la force militaire. Même les deux guerres mondiales, qui déjouèrent le cadre temporel classique en déportant sans cesse les lieux d’affrontement, furent stigmatisées par de nombreuses batailles (Marne I et II, Verdun, Somme pour la première ; Ardennes I et II, Midway, Koursk, etc. pour la seconde), certes insuffisamment décisives pour marquer la fin des hostilités mais en portant à chaque fois la volonté ou l’espérance d’en finir ; ces deux guerres conduisirent, comme la guerre froide qui s’ensuivit, soit au déséquilibre d’un protagoniste, soit à sa mise à mort sous les bombes, pour parvenir enfin au règlement politique, avec ou sans l’accord des belligérants.
Le XXe siècle militaire est important à comprendre, non seulement parce que la guerre en décrit très précisément les limites historiques de 1914 à 1989, mais surtout parce que les formes classiques de la guerre y ont été sérieusement mises à mal et outrepassées. Sans parler de la guerre de Corée (1950-1953) qui fait figure d’exception, les guerres périphériques et de décolonisation des années 50 à 70 ont tenté, avec succès, d’imposer un « nouvel art de la guerre » dont Mao Zedong l’Asiatique fut l’un des grands maîtres-penseurs, celui de la « reconquête » par l’influence, la propagande, la contamination et, surtout, comme au judo, le déséquilibre de l’adversaire.

La quête d’un champ stratégique

Depuis 1990, héritière de la stratégie européenne et du couple Machiavel-Clausewitz, l’Amérique extrême-occidentale est à la recherche inlassable et infructueuse des éléments fondamentaux d’un retour à la guerre classique dans laquelle pourrait s’appliquer, de façon mathématique ou presque, sa loi, celle du plus fort. Il y eut bien des occasions de trouver l’abcès de fixation des antagonismes mondiaux. L’Alsace-Lorraine (et la rive gauche du Rhin) ne faisant plus l’affaire avec la réconciliation franco-allemande et la construction européenne et aussi pour avoir un peu trop servi, il fallait déporter le terrain d’affrontement majeur sur un autre théâtre d’opérations, là où on pourrait à nouveau jouer de la force dans toute sa gamme et toute sa puissance.
La guerre intestine dans la Yougoslavie post-Tito s’y prêtait mal, sans enjeu géopolitique mondial et encore trop proche des vieilles rivalités de l’Europe impériale. L’Irak, après sa longue guerre fraternelle contre l’Iran chiite, puis avec l’invasion consécutive du Koweit, aurait pu faire l’affaire et devenir le « schwerpunkt » de l’après-guerre froide. Le Président américain Bush et ses néoconservateurs ont tout fait pour nous le faire admettre, y compris de forcer le destin, mais avec le résultat catastrophique que l’on sait. Car vouloir à tout prix focaliser – et donc limiter – l’action de guerre dans un lieu qui n’en réunit pas les conditions produit l’effet inverse de celui qui est recherché : la dissémination des métastases conflictuelles, le diable armé s’échappant d’une boîte trouée de toutes parts. L’Afghanistan a paru un moment remplir les conditions requises du « point focal » de la guerre, mais il était géopolitiquement trop marginal et trop enclavé ; les efforts de guerre qui y ont été menés pendant plus de dix ans n’ont rien donné de tangible et n’ont surtout pas suffi à polariser l’adversité ; mais, le concernant, la messe n’est pas dite.
Car c’est le champ de bataille idéal qu’il faudrait trouver : à la fois conflit local quasiment insoluble – tribus, religions, féodalités – et donc durable, théâtre régional où peuvent s’écharper les puissances émergentes, sur le modèle franco-allemand ou germano-anglais, et enfin enjeu mondial par sa position géographique et les intérêts de puissance qui en découlent. Il semblerait bien qu’après quatre ans de guerre, le Yémen coche toutes les cases et permette au concept occidental de la guerre de retrouver un champ d’application à sa démesure.
L’imbroglio yéménite
Pour vérifier la conformité des faits avec les exigences d’un « schwerpunkt » moderne, il faut ausculter l’imbroglio yéménite à la mesure de sa position stratégique sur l’échiquier mondial. Le Yémen unifié ne date que de 1990 où le royaume du nord et l’ancienne colonie britannique ont créé la république actuelle. Mais une république où les germes de guerre civile ne tardèrent pas à s’exprimer, en raison de divergences politiques entre le nord (soviétisé) et le sud (occidentalisé), en raison aussi d’oppositions religieuses entre les Houtistes minoritaires (chiites du nord) et les sunnites majoritaires du sud, les uns étant soutenus par l’Iran et les autres par une coalition conduite par l’Arabie saoudite. Conflit rendu encore plus compliqué par l’influence des islamistes et l’installation d’Al Qaida puis de Daech dans le centre du pays, ces derniers étant combattus par des milices fomentées et armées par les Emirats arabes unis. Les forces loyales au faible gouvernement Hadi doivent ainsi combattre sur deux fronts, l’un au nord pour reprendre la capitale et les ports sur la mer Rouge aux mains des Houtistes, avec le concours des forces saoudiennes soutenues par les Etats-Unis, l’autre au sud-est contre les islamistes de Daech en tenant compte des milices armées par les EAU. Si le Yémen apparaît bien comme le lieu de cristallisation de l’affrontement Iran-Arabie saoudite, il stigmatise aussi la confrontation interne au monde sunnite entre les modérés et les islamistes, l’Arabie saoudite et les Emirats n’étant manifestement pas sur la même ligne. Derrière ces puissances régionales anta-gonistes, se profilent sans détours d’un côté les alliés occidentaux – Etats-Unis, France et Grande-Bretagne, qui ont pour arguments légitimes le rétablissement de l’état de droit et la lutte contre le terrorisme, de l’autre mais plus discrètement la Russie et la Chine, fidèles soutiens de l’Iran mais plus sérieusement intéressés et concernés par ce qu’il se passe aux débouchés de la mer Rouge sur l’océan Indien. L’imbroglio stratégique paraît donc total, dans un pays de 530 000 km2 et de 25 millions d’habitants disposant des ressources et des espaces suffisants pour durer, sauf miracle ou revirement diplomatique toujours possibles dans ces temps surprenants.
Les enjeux sont en effet considérables aussi bien pour les puissances régionales que pour les puissances de niveau mondial ; c’est à proximité immédiate des côtes yéménites que passe l’essentiel du trafic maritime de l’océan Indien, notamment entre l’Europe et la Chine ; et c’est dans cette même proximité que les Chinois envisagent de faire déboucher le corridor pakistanais et le collier de perles maritimes de leur projet des nouvelles routes de la soie. Il faut se rappeler l’importance d’Aden qui, sur l’ancienne route britannique des Indes, était le deuxième port du monde et la clef d’accès à la mer Rouge. Il faut également mentionner sur la côte africaine la base de Djibouti où sont installées cinq puissances militaires, dont la Chine et les Etats-Unis. Autant de raisons qu’auraient ces diverses puissances d’entretenir le conflit yéménite pour gêner les uns et les autres dans leurs ambitions ou dans leur suprématie.
Pour la puissance américaine, au cas où elle ne se replierait pas définitivement sur une guerre commerciale tous azimuts qu’elle finira très probablement par perdre, la théorie du « schwerpunkt » pourrait trouver au Yémen un point d’application pertinent dans l’état actuel du conflit. D’un point de vue cynique, il est suffisamment « attrayant » en termes médiatiques sans être trop risqué sur le plan stratégique ; il pourrait déporter (quitte à l’entretenir) le conflit interne à l’islam entre chiites et sunnites ; il pourrait permettre de « localiser » et d’isoler les islamistes sur un terrain favorable ; il devrait gêner l’expansion de la Chine au point le plus crucial de ses ambitions mondiales. Toutes les conditions paraissent ainsi remplies pour focaliser à nouveau la conflictualité, bloquer l’adversité en un point et redonner son sens à la stratégie occidentale. Au nom du double principe de concentration des efforts et d’économie des forces.

Eric de La Maisonneuve