Abonnés

L’Europe : crise existentielle et questions de sécurité

Le vote de rejet du projet de constitution européenne par les Français, le 29 mai 2005, est un coup dur pour l’avenir de l’Europe. Le suivisme des Néerlandais, le lâchage anglais, la probable défection des Danois et de quelques autres, ne font que renforcer l’idée que la construction européenne est entrée dans une crise grave, sinon dans une impasse. Est-ce pour autant la « fin de l’Europe » ou sa mise en sommeil durable, que la prochaine présidence britannique pourrait avoir la tentation d’accélérer ? N’est-ce pas plutôt une pause nécessaire après cinquante ans de marche forcée, pour une remise à plat puis une relance du projet, des objectifs et de la démarche ?

Que ce vote négatif soit un arrêt de mort ou une opportunité pour l’Europe dépend de l’analyse qui sera faite de la situation. On doit en effet se poser la question – que les partisans du « oui » n’ont jamais évoquée – de savoir pourquoi une architecture aussi admirable – un ensemble d’Etats-nations unies et indépendantes -, considérée avec envie dans le monde entier, souvent présentée en modèle de la voie de la modernité politique, a pu être si radicalement et si largement contestée ?

Car il ne faut pas s’y tromper : c’est bien à la question posée que la plupart des citoyens ont répondu et c’est bien à l’Europe telle qu’elle leur était proposée qu’ils ont dit « non ».

Des « non » divers certes, influencés par des considérations socio-économiques et accentués par le discrédit du personnel politique et des grands médias d’opinion, mais des « non » qui se sont exprimés sur la forme comme sur le fond.Sur la forme, pour signifier qu’on ne peut pas, dans un pays qui se veut politiquement averti, exiger des citoyens qu’ils répondent à des questions difficiles et graves de façon si peu nuancée, par oui ou par non. Ce mode de question ne pouvait qu’attirer ce type de réponse, la complexité même du projet de constitution donnant l’occasion de multiplier les oppositions, les « non » de natures différentes s’ajoutant de manière irrationnelle mais arithmétique. Le peuple, aussi souverain soit-il, n’a pas vocation à s’ériger en Assemblée constituante. On avait déjà pu le constater lors de l’échec du référendum de 1969.Sur le fond, la majorité des votes négatifs – du moins les 5 à 10% qui ont fait basculer les résultats – ont exprimé leur désaccord à l’égard d’une Europe qui ne correspond « plus » à l’idée qu’ils s’en faisaient ou à leurs espoirs. Première objection, l’organisation européenne est entrée en décalage depuis quelques années avec leurs attentes et la réalité sociale et économique qu’ils subissent ; l’Europe n’est pas perçue comme « protectrice » face à la mondialisation mais au contraire comme instrument de ce monde voué à l’hyper-libéralisme. Seconde critique, le volumineux texte du traité constitutionnel est un compromis qui ne propose en réalité aucun projet de nature à animer une deuxième « époque » plus politique de la construction européenne et qui permette à l’Union de devenir un acteur mondial.

Ces deux raisons du vote négatif sont fondamentales et parfaitement justifiées. Elles permettent d’aborder la question européenne sous un angle stratégique dont on ne peut pas dire qu’il ait été jusqu’à présent très sollicité.

Sécurité de l’Europe et insécurité européenne

Quoi qu’en disent certains experts, les Français n’ont jamais été « enthousiastes » de l’Europe ; ils se sont ralliés à cette formule par « raison » et parce que l’Etat n’avait pas réussi et n’était plus en mesure – sur le continent et dans le monde – de respecter le contrat qui le liait aux citoyens et dont il tirait sa légitimité, celui d’assurer la « sécurité » de la nation. Ce sont les guerres mondiales, cette sorte de suicide collectif européen, qui ont rendu l’Europe indispensable. Et c’est sur cette base d’une paix nécessaire qu’elle a été conçue et que le traité de Rome a vu le jour : la « sécurité » est le fondement même de la construction européenne. Or, les circonstances historiques ont fait que les pays européens n’ont jamais – jusqu’à présent  atteint cette maturité politique qui consiste à assurer soi-même sa propre sécurité ; l’ampleur de la menace militaire soviétique a « permis » de déléguer cette fonction première aux Etats-Unis et, à l’abri de leur parapluie, de construire un Marché commun puis une Communauté européenne. En réalité, l’Europe s’est construite pour des raisons de sécurité mais sans jamais assurer elle-même cette sécurité ; il y a là un déficit majeur qui saute aux yeux aujourd’hui comme un défaut originel de la construction européenne.

La fin de la guerre froide a été le révélateur du vide stratégique européen. Dans le grand désordre des nations qui a suivi l’effondrement soviétique, même si elle a fait illusion en se constituant en Union et en créant l’euro, l’Europe a été inexistante. On peut le comprendre car la situation était en effet inédite. Si cette fausse guerre était achevée, la paix n’était pas pour autant devenue possible, tant les problématiques masquées par la prééminence du jeu bipolaire se révélaient au grand jour dans toute leur acuité. Inexistante (à la dissuasion nucléaire française près ?) dans la guerre, l’Europe ne pouvait guère être plus consistante dans la « crise ». Car tel était désormais l’état du monde, celui d’une crise qui tend à s’élargir et à se généraliser à tous les domaines d’activité. Si l’ancien système de sécurité et les modes d’action qui prévalaient pendant la guerre froide sont obsolètes depuis quinze ans, rien de tangible n’est venu le remplacer sur lequel on puisse compter pour maîtriser la situation et envisager l’avenir avec sérénité. L’Europe tente bien, du moins ses trois Etats les plus importants, de se constituer des éléments d’une structure de défense et de sécurité, mais très timidement et surtout sans accepter de regarder en face cette nouvelle réalité qui devrait conduire à se remettre en question, au moins dans ce domaine.

L’Europe de la guerre froide inspirait confiance parce qu’elle se faisait par opposition à un modèle archaïque et inopérant et sous la protection de la plus grande puissance mondiale. L’Europe de la crise n’inspire plus confiance parce qu’elle ne paraît pas capable de répondre aux défis du monde moderne. Ceux-ci consistent à savoir marier la liberté et l’ordre, c’est-à-dire un système libéral, ouvert et mondial et des structures souples, solides et respectées. Le citoyen européen réclame des institutions européennes qu’elles répondent à ses besoins, pour l’essentiel dans le domaine qui est pratiquement escamoté, celui de la « sécurité » au sens large et fort qu’elle revêt désormais. La protection que l’Etat apportait autrefois aux individus et qu’il n’est plus en mesure de leur donner pour des raisons diverses mais réelles, c’est à l’Europe d’en assumer la responsabilité. Or, Bruxelles apparaît bien plus comme un univers technocratique, lointain et irresponsable que comme un acteur engagé dans ce qui est essentiel pour les citoyens ; la Commission peut même apparaître comme un accélérateur d’insécurité, dans la mesure où elle contribue à « organiser » la déstabilisation et oblige les Européens à se plonger dans une crise à laquelle ils se sentent insuffisamment préparés et mal armés.

Par définition, la crise est une situation incertaine, inconfortable et donc productrice d’insécurité. Elle est surtout dangereusement contagieuse et se répand dans tous les domaines. Crise économique d’abord : l’Europe, qui a connu les « trente glorieuses » et un développement continu, est en panne de croissance ; elle est soumise à la mondialisation qui souligne ses archaïsmes et ses vulnérabilités et subit le dynamisme des pays émergents. Crise sociale par contrecoup avec la montée d’un double chômage structurel et conjoncturel qu’aucune mesure ponctuelle ne parvient évidemment à guérir durablement. Crise politique enfin qui vient naturellement couronner le tout, car le système accumule toutes les critiques, étant le principal coupable de la myopie dont nos pays ont fait preuve depuis une quinzaine d’années.

Le cas de l’ex-Yougoslavie a été exemplaire : pendant dix années les pays européens n’ont pas su saisir l’opportunité de ce « laboratoire » conflictuel pour élaborer un système de sécurité d’un nouveau genre. Ils ont préféré maintenir les vieilles habitudes et, en désespoir de cause, abandonner une fois encore cette responsabilité aux Etats-Unis. Ceux-ci ont profité de l’occasion pour re-légitimer et régénérer une OTAN qui avait perdu toute raison d’être. Dans les autres conflits, extérieurs au continent, on a continué à appliquer les mêmes méthodes que naguère sans accepter de se convaincre que la donne avait changé.

Ce qui est en cause ici c’est bien l’analyse qui a été faite de la situation mondiale ; il paraît évident aujourd’hui que le basculement du monde au début des années 90 n’a pas été considéré comme une rupture et dans une perspective historique mais plutôt comme un ensemble d’événements. On pouvait pourtant se rendre compte, au sortir du monde simplifié (et finalement moins dangereux car moins imprévisible) de la guerre froide, que le brouillard dans lequel on se précipitait dès 1990 (avec la guerre du Golfe) était opaque et lourd de dangers nouveaux et surprenants. Jamais depuis les crises de Berlin (en 1948 et 1960) l’Europe de la « fin de l’histoire » n’avait été soumise à des menaces aussi inattendues, si pressantes et si proches : ex-Yougoslavie pendant dix ans, Moyen-Orient depuis 1990, terrorisme et criminalité en permanence.

Le troisième pilier

Dans le rééquilibrage des rapports de forces qui commence à redessiner un nouvel ordre du monde au début du XXIe siècle, où de grands ensembles nationaux cohérents (Chine, Inde, Brésil …) émergent au premier rang des puissances, la réalité politique de l’Europe fait gravement défaut. Or, ce monde en gestation a un besoin urgent d’Europe, d’un grand ensemble stable et démocratique, sorte de médiateur entre « la » puissance installée et les puissances émergentes. Le problème de l’Europe, désormais, est celui du temps ; il est devenu l’argument stratégique prépondérant, à court comme à long terme.

D’ici à une vingtaine d’années, le monde aura retrouvé un nouvel ordre : sera-t-il à nouveau bipolaire et sino-américain comme le laissent présager toutes les orientations, ou parviendra-t-il à être au moins tripolaire avec un troisième acteur disposant d’un poids politique, d’un dynamisme démographique et d’une taille économique suffisants pour être respecté et entendu dans la conduite des affaires du monde ?Mais pour aujourd’hui, le danger qui menace la construction européenne est celui de l’enlisement. Digérer cette défaite pendant de longs mois, laisser l’initiative aux euro-sceptiques ou aux ennemis de l’Europe, serait une erreur stratégique majeure. Nous étions sur un rythme lent mais continu ; la rupture du 29 mai oblige à changer de braquet : c’est la seule façon de convaincre les électeurs qui ont jugé cette Europe trop peu protectrice et incapable de nous aider à intégrer efficacement le monde du XXIe siècle.

A l’insécurité économique et sociale s’est ajoutée une insécurité « globale » dont le sentiment est accentué par l’usage qu’en font les médias et par la circulation accélérée des informations. L’Europe voulue, qui a été conçue, construite et acceptée il y a cinquante ans pour des raisons existentielles est rejetée aujourd’hui pour ces mêmes raisons : elle n’a pas voulu prendre en compte l’essentiel de sa mission, pas plus dans les divers traités signés depuis 1990 que dans le projet de constitution qui a été rejeté. Les quelques articles, au demeurant assez insignifiants, sur la politique européenne de sécurité et de défense qui y tenaient lieu de volet sécuritaire, ne pouvaient en aucun cas être considérés comme une avancée décisive en la matière. Le vrai problème européen est d’ordre politique et il concerne ce qui est le cœur de la politique, à savoir la sécurité. A refuser de regarder cette question en face, on se destinait un jour ou l’autre au coup d’arrêt du 29 mai. Il vaut peut-être mieux qu’il soit advenu en 2005 dans une Europe à 25 qu’en 2010 ou 2015 dans une Europe à 34 !

*

Cela dit, revenons à notre interrogation initiale : cette crise marque-t-elle la fin de l’Europe ? Après cinquante ans de travail en commun, c’est peu probable et ce serait stupide, d’autant que des liens vitaux ont été tissés à l’exemple de la monnaie unique. En revanche, elle signifie sans doute la fin d’une époque et d’une certaine façon – molle – d’organiser le continent. Les échéances sont claires ; d’ici à 2030 l’Europe devra être à même de jouer un rôle de médiateur mondial ou elle prendra la responsabilité de laisser l’humanité écrire une nouvelle page de ses luttes guerrières ; pour cela, elle devra s’être constituée comme un ensemble cohérent, dynamique et responsable. Il paraît évident que cet objectif ne sera pas atteint en se contentant du rythme habituel qui consiste à aller de crise en crise, de traité en traité.Il faut se lancer dans la construction d’une Europe politique par le haut, c’est-à-dire proposer de mettre en place des structures politiques et un système de sécurité sans lesquels les citoyens n’accepteront pas d’échanger leur Etat même affaibli contre un Non-Etat européen. La maison Europe, selon la formule de Jacques Delors, n’a toujours pas de toit, cette superstructure indispensable pour protéger la construction elle-même et assurer à ses membres la sécurité à laquelle ils ont droit.

Que ceux des Européens qui le veulent se rejoignent dans un ensemble politique – une Confédération – et que sur ces bases-là ils constituent un « noyau dur » autour duquel les autres pourront s’organiser et trouver leur propre cohérence. Il appartient à la France, pourtant sonnée par l’épreuve du référendum, et à l’Allemagne, guère mieux lotie pour d’autres raisons, de profiter de cette zone de turbulences pour créer la surprise et s’engager sans trop tarder dans l’initiative forte d’une « union dans l’Union » : leurs poids et influence réunis auront un effet réorganisateur aussi puissant que rapide. Si ces deux pays ont fait depuis cinquante ans les efforts et les sacrifices mutuels qu’ils ont réalisés, ce serait dommage de s’arrêter en chemin. Au contraire, il leur faut redoubler d’énergie et de volonté et frapper un grand coup. Cela serait nécessaire : d’abord pour évacuer les nuages qui s’amoncellent depuis quelques années et qui menacent depuis ce triste (ou salutaire ?) 29 mai 2005 ; ensuite pour relancer une Union européenne digne de ce nom, indispensable pour l’avenir du continent ; enfin pour constituer un des pôles dont le monde de demain a un si pressant besoin.