Abonnés

Mais à quoi sert l’Europe ?

A la suite du double rejet franco-néerlandais du projet de constitution européenne, ACTUEL 18, paru en juin 2005, avait tenté d’en évaluer les conséquences dans le domaine de la sécurité. Même si ce texte ne proposait pas d’avancées spectaculaires en la matière, il contenait quelques dispositions novatrices pour la politique extérieure de l’Union dont on mesure aujourd’hui l’utilité. Ces conséquences étaient particulièrement pénalisantes puisque l’immobilisme européen maintenait l’Union en état d’impuissance et renouvelait sa soumission aux conditions de la politique extérieure américaine. Mais personne, à l’époque, ne s’offusquait d’une telle indigence car la sécurité n’était, pas plus que dans les années précédentes, la préoccupation prioritaire des Européens ; ils étaient obnubilés par leurs soucis internes – immigration, délocalisations, pannes de croissance -, donc insensibles sinon aveugles à leur environnement mondial. La soudaine et brutale crise libanaise de juillet 2006 montre l’étendue du désastre et la nudité de ce qu’on appelle encore la « communauté internationale » lorsque la puissance américaine botte en touche et évite de s’engager : l’ONU est impuissante et l’Europe inexistante. Le monde assiste, inerte, au drame libanais ; les gesticulations oratoires, les discours de compassion et quelques millions de dollars d’aide humanitaire ne sauvent même pas la face. La destruction du Liban est en route. Est-ce que nous pouvons, nous Européens, accepter une telle catastrophe et subir un tel revers ?

Le monde, avenir de l’Europe

A quoi sert en effet cette Europe « zone de paix et de sécurité », modèle de démocraties libérales, garante des droits de l’homme et défenseur du droit des peuples, si elle reste incapable de secourir et de protéger un pays ami et allié, fondé sur des valeurs qui lui sont proches, situé sur les rives orientales de notre mer intérieure, la Méditerranée ? A quoi sert l’Europe si elle demeure sourde aux bombes qui mutilent et détruisent le Liban ? Ce que nous avons fait depuis cinquante ans pour pacifier nos relations de voisinage, pour développer nos échanges économiques et culturels, nous autorise-t-il désormais à l’immobilisme ? Sommes-nous satisfaits de notre réussite au point de regarder, certes avec compassion, nos amis se faire laminer et expulser de leur pays ? On a l’impression que l’effort produit pour en arriver où nous sommes – une Union de 25 Etats – nous a épuisés et que nous sommes à bout de souffle. On a aussi l’impression que le fardeau de nos problèmes d’ajustements internes nous pèse tant que nous ne sommes plus capables de lever les yeux sur le monde et, au-delà, d’harmoniser nos regards. Les deux questions sont liées – le nombrilisme européen d’une part, la complexité du monde de l’autre ; elles empêchent l’Europe de parvenir à une « vision du monde ».

Or, la construction européenne n’a de sens aujourd’hui – et d’avenir – que si elle s’insère dans la problématique mondiale. Les objectifs initiaux de la construction européenne ont tous été atteints depuis longtemps : la réconciliation franco-allemande puis l’unification des deux Europes ont créé une « zone de paix et de sécurité » ; les efforts d’harmonisation, les échanges commerciaux, l’euroland, entre autres, ont permis de constituer un ensemble économique cohérent. Cette construction est incessante car il faut l’élargir encore aux pays balkaniques et à ceux d’Europe du sud, peut-être – et pourquoi pas ? – plus loin encore à l’est et au sud ; il faut également améliorer l’intégration des divers pays dans un ensemble plus harmonieux et plus efficace. Mais la poursuite de ce développement n’est désormais possible que dans le cadre de la mondialisation dont l’Europe est un des acteurs majeurs. La construction européenne est une réussite indiscutable, certes ! Mais cette réussite est vulnérable car elle dépend étroitement de la conjoncture et de l’état du monde. Elle oblige donc les Européens à s’intéresser au monde dans lequel ils sont immergés et dont ils sont dépendants, à y assumer pleinement – en termes politiques – toute leur part de responsabilité. Les Européens doivent s’engager. La crise libanaise leur en fait obligation ; elle leur donne en outre une occasion exceptionnelle d’exister en tant que tels. Il faut relancer un projet européen mondial pour renforcer et dépasser le projet européen continental.

Il est d’évidence que l’Europe n’assume pas ses responsabilités mondiales, pourtant vitales pour son avenir. L’écrasante suprématie américaine, les rivalités intra-européennes, le manque de « second souffle » du projet européen comme l’absence de « vision du monde », sont autant d’obstacles à une telle stature. Cette carence n’est pas compensée par l’activisme des anciennes puissances – France, Grande-Bretagne, Allemagne parfois – dont les moyens, l’influence et la légitimité sont limités. Depuis le grand chambardement de la fin de la guerre froide, l’Europe a laissé passer beaucoup d’occasions « d’exister ». La première était l’éclatement de la Yougoslavie et la guerre qui a ravagé les Balkans pendant dix ans. Français et Allemands notamment, mais Anglais, Italiens ou Russes ont laissé ressortir leurs vieilles analyses de situation, les arguments qu’ils avaient fait valoir au début du XX° siècle (avec le résultat que l’on connaît : deux guerres mondiales). Aucun n’a cherché à sortir de cette impasse diplomatique et il a fallu, une fois encore, aller chercher l’Oncle Bill, en l’occurrence le Président Clinton, pour imposer une solution à ces peuples déchirés. En Afrique, de la même manière, les anciennes puissances coloniales restent en charge quasi exclusive des problèmes internes de leurs ex-colonies, là encore avec les résultats discutables que nous connaissons. Au Proche et au Moyen Orient enfin, l’Europe en tant que telle est inaudible. Où que l’on aille dans le monde – à quelques modestes exceptions près -, la voix européenne est silencieuse et sa capacité d’action politique marginale. A terme, cette situation est mortelle, aussi bien pour l’Europe qui perd le crédit accumulé par ses membres que pour les pays en conflit qui sont condamnés à périr ou à se mettre sous la protection américaine.

Le guêpier proche-oriental

La crise libanaise est grave. Sans en retracer l’histoire récente, on voit maintenant que tout a été fait pour mettre ce pays en porte-à-faux et l’enfoncer dans une impasse. Pris en tenaille entre Israël et le front de ses ennemis arabes, impliqué dans la nébuleuse chiite sous influence iranienne, le Liban fragilisé par ses rivalités internes, est le « ventre mou » de la région. Lorsque le Proche Orient est en paix, la diversité libanaise est un formidable atout pour faire de ce pays une porte d’entrée et une plaque tournante régionale où les Libanais font valoir leurs talents d’intermédiaires et de commerçants. Lorsque les équilibres sont rompus, ce Liban multiethnique et pluri-religieux, indépendant et démocratique, s’effondre et laisse place à un champ de bataille ; aussi disproportionnée qu’elle paraisse, la réaction de Tsahal était inévitable en raison de l’emprise du Hezbollah sur le Liban et de la menace qu’il constitue pour la survie d’Israël.

Que veut-on ? La disparition du Liban et l’installation à sa place d’un champ de bataille permanent dans la région où l’abcès du Middle East se fixerait, à la manière d’une partie de l’Allemagne pendant la guerre de Trente Ans au XVII° siècle ? Un partage de fait entre Israël au sud et la Syrie au nord qui effacerait pour celle-ci l’humiliation de sa récente expulsion ? Un ersatz d’Etat sous mandat ONU et perfusion humanitaire d’ONG internationales ? Ce qui paraît assuré, c’est que la situation qui prévalait ces derniers mois d’équilibre artificiel entre les trois communautés n’est plus tenable ; une partie non négligeable de la bourgeoisie « modérée » est poussée à l’exil alors que le Hezbollah symbolise l’esprit de résistance et s’apprête à toucher les dividendes de ses engagements. Avant que les jeux soient faits et que l’une ou l’autre de ces hypothèses se confirment, il faut absolument intervenir pour enrayer ce mécanisme destructeur. Car le monde en général, le Proche Orient en particulier, ont besoin du Liban, mais d’un Liban ouvert et tolérant, libre et indépendant. Ce pays, malgré sa taille modeste, est une pièce essentielle sur l’échiquier régional, la seule porte d’entrée méditerranéenne sur le Middle East, le point d’ancrage et d’influence naturel pour les Européens. Pour sauver le Liban, il faut accélérer et finaliser le processus diplomatique pour obtenir un cessez-le-feu des deux protagonistes, processus en cours fin juillet mais dont la lenteur est choquante et dangereuse pour la suite. Car, ce qui compte c’est la suite à laquelle il faut penser dès maintenant : rendre le Liban durablement stable, c’est-à-dire le mettre « hors guerre » comme on met un bâtiment « hors d’eau ». Aider les Libanais à reconstruire des institutions, un Etat « indépendant », des services publics, des infrastructures, à construire enfin une nation. Et pour cela il faut un électrochoc.

Le Liban et l’Europe

Qui peut le faire ? Les Libanais par eux-mêmes sont démunis et divisés ; ils sont dépendants d’une aide extérieure. Les Américains et leurs acolytes ont choisi le camp de l’attentisme ; ils ne paraissent pas mécontents de voir s’ouvrir un deuxième front régional qui puisse détourner l’attention de leur échec irakien et surtout accélérer le processus de transformation qu’ils veulent imposer à tout le Middle East. On ne voit pas quelle autre puissance aurait intérêt – et les moyens – de venir s’empêtrer dans ce Proche Orient « compliqué », la Russie contemplant sans déplaisir l’échec d’une stratégie américaine pour le moins aventureuse, la Grande-Bretagne s’inscrivant toujours dans le camp américain, la France n’ayant manifestement pas les moyens de faire prévaloir sa politique dans un tel contexte, les autres acteurs restant silencieux. Seule l’Union européenne peut proposer une aide substantielle et efficace au Liban ; seule l’Europe peut être « la » solution pour l’avenir du Liban.

Actuellement la solution européenne est un fantasme puisque l’Europe est inexistante. Mais « nécessité faisant loi », l’occasion paraît trop impérative pour la manquer : l’Europe peut prendre sa chance d’exister grâce et à travers le Liban. Un « Conseil européen extraordinaire » réuni dans l’urgence (à la demande de la France ou d’autres pays) peut décider d’« adopter le Liban », en faisant de façon symbolique de ce pays le « vingt-sixième Etat » de l’Union. Ce lien pourrait se concrétiser par un contrat d’association, un partenariat renforcé, en tout cas par un statut spécial qui serait proposé aux Libanais ; il comprendrait au minimum une garantie de « sécurité extérieure » et un plan de reconstruction intérieure.

Un tel contrat européo-libanais, s’il était rendu possible et accepté par tous les Libanais, obligerait l’Europe à sortir de sa torpeur et à prendre ses responsabilités. Elle se grandirait à ses propres yeux et à ceux du monde. Elle justifierait enfin de détenir la majorité des sièges du G8, elle traduirait en actes les leçons qu’elle donne volontiers aux autres en matière de gouvernance mondiale et de respect du droit. Surtout, en se prouvant à elle-même qu’elle a vocation à se mêler étroitement des affaires du monde, elle pourrait sauver le Liban. Et cela vaut de prendre quelques risques.

Sur le terrain, l’Union européenne pourrait alors, en soutenant et réformant l’armée libanaise, éprouver la fiabilité de ses structures militaires et l’efficacité de ses états-majors de forces. Tant qu’elle demeurera hypothétique, la défense européenne ne parviendra pas à maturité et à donner à l’Union les moyens d’une politique extérieure effective. La crise libanaise peut lui servir de « laboratoire » et l’obliger ainsi à se constituer de manière à la fois utile et solide. La sécurité est une nécessité mais on ne mesure celle-ci qu’à l’aune du danger. Le Liban est en danger de mort ; il faut donc restaurer sa sécurité et seule l’Europe peut en mettre en œuvre le processus. A condition qu’elle se bouge et se décide à « exister ».