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Plaidoyer pour une défense anti-missile

La présentation qui est généralement faite du projet américain d’un système de défense anti-missiles (DAM) suscite chez les commentateurs un certain scepticisme lorsqu’elle ne provoque pas une franche hostilité. C’est qu’elle repose le plus souvent et pour l’essentiel sur ses seuls aspects techniques, arguments qui, dans l’état actuel des moyens mis en œuvre, apparaissent à bien des égards peu convaincants, en raison d’une part de leur complexité qui ne facilite pas la compréhension du public, d’autre part d’une fiabilité qui reste à démontrer, faute d’expérimentations probantes. Comment, dans ces conditions restrictives et défavorables, se faire une opinion de la validité du projet et se prononcer ou non, s’agissant des Etats responsables, en sa faveur ? Comment, somme toute, ne pas douter d’un système d’armes dont on devine que, comme tout appareil défensif, il ne sera jamais ni fiable à cent pour cent ni totalement étanche ? Mais comment, d’un autre point de vue, ne pas se sentir concerné par un projet qui vise pas moins que de se prémunir, contre des pays suspects d’agressivité, des avantages que leur conférerait la possession d’armes offensives tirées à distance, en clair de missiles ?

Si on s’en tenait effectivement à ces seuls arguments techniques, le projet aurait toutes chances d’être rejeté. En réalité, le problème ne se situe pas à ce niveau. On ne peut, sous prétexte que, dans la course permanente engagée depuis les origines entre l’épée et la cuirasse – l’attaque et la défense – celle-là, grâce au missile, a repris l’avantage, abandonner toute idée de réévaluer nos « fortifications », c’est-à-dire l’anti-missile. Que les techniques envisagées soient encore balbutiantes ne modifie en rien la nécessité dans laquelle nous nous trouvons d’imaginer une parade à des armes qui, le cas échéant, pourraient mettre le feu à la planète. Aucun système de défense n’a jamais été fiable à cent pour cent, mais jamais non plus les défauts de la cuirasse n’ont empêché qu’on s’en revête. C’est une première raison de principe pour laquelle il serait stupide de rejeter sans autre examen que technique le projet de défense anti-missile que présentent les Etats-Unis.

Un deuxième argument qui tendrait à rendre intéressante la proposition américaine, c’est le vide stratégique qui prévaut depuis la fin de la guerre froide. Cette page de notre histoire étant tournée, encore reste-t-il à en tirer les conséquences stratégiques. A une période de plein, voire de trop-plein, théorique et doctrinal, a succédé une décennie de vacuité qui, dans le domaine stratégique plus qu’ailleurs, est grosse de dangers. Non seulement parce que la nature a horreur du vide, mais surtout parce que cet abandon de terrain laisse ouvertes les voies d’accès à toutes sortes d’acteurs locaux, régionaux ou mondiaux, pas nécessairement les mieux intentionnés, les plus transparents ni les plus responsables. Sauf à accepter la chienlit, il faut bien, dans ces conditions, que quelqu’un reprenne la main et redistribue les cartes. Il semble bien qu’il appartienne aux Etats-Unis, super sinon hyper-puissance aux intérêts mondiaux, de prendre des initiatives dans ce domaine et de le faire sur le terrain où se situent à la fois ses intérêts et ses capacités. Le terrain d’excellence américain étant la haute technologie, c’est là qu’il leur faut exploiter leur avance et prouver – ce que n’ont apporté encore ni la guerre du Golfe ni la campagne du Kosovo – qu’ils détiennent la clef d’une véritable révolution dans les affaires militaires. Le projet d’une défense anti-missile pourrait être l’occasion de convaincre de la réalité de la RAM, et ainsi de combler en grande partie le vide stratégique inquiétant de notre époque.

Si les Etats-Unis ne reprennent pas l’initiative sur le front stratégique, que se passera-t-il ?

Du côté européen, assurément rien. Nous en sommes toujours à essayer de regrouper quelques forces classiques en ensembles plus ou moins cohérents, et à nous satisfaire de ces accords, locaux et limités, bien connus dans l’Histoire sous le nom de coalitions. Mais nous nous rendons bien compte qu’il manque à cette ébauche de défense européenne les arguments essentiels de tout système moderne de sécurité ; faute des efforts d’investissements budgétaires indispensables, ces moyens d’appréciation de situation, de prise de décision et de projection de forces nous feront défaut encore longtemps et continueront de mettre les Européens hors jeu dans la compétition stratégique contemporaine.

Du côté russe, malgré quelques cris d’orfraie, rien non plus sans doute. Pour des raisons identiques d’insuffisance financière et parce que la Russie est bien trop préoccupée de son environnement immédiat et du souci de sa cohésion interne pour pouvoir peser dans les équilibres mondiaux des prochaines années.

Sur un tel échiquier, ni l’Amérique latine ni l’Afrique ne comptent pour le moment et probablement pour longtemps dans le domaine qui nous préoccupe.

Reste le continent asiatique dans son acception la plus large, de la Méditerranée orientale aux rives du Pacifique. Avec plus de trois milliards d’habitants, c’est démo-graphiquement – humainement – le centre du monde. Un continent aussi dense et mouvant est un explosif potentiel, car c’est là que se situe l’épicentre le plus probable de contestation de la « supériorité » occidentale. Ce qui n’est pas encore une menace pourrait bien le devenir à horizon de dix ou vingt ans au vu des réarmements en cours, doit donc être dès maintenant pris en compte et dévié de sa trajectoire prévisible. On comprend bien dès lors qu’il faille calmer certaines ardeurs, à commencer par celles des trublions que sont l’Irak et la Corée du Nord et, faute de parades assurées, tenter de faire entrer cette moitié de l’humanité, d’une façon ou d’une autre, dans une nouvelle conception du monde, comme en témoigne, par exemple, le prochain accès de la Chine dans l’OMC. Face à ce qui n’est encore qu’une menace en pointillé, mais qui pourrait se révéler assez vite incontrôlable, qu’il faut tenter d’ériger une nouvelle règle du jeu stratégique. La défense anti-missile pourrait jouer, à certains égards, un rôle identique à celui que joua la dissuasion nucléaire à l’encontre de l’Union soviétique. Non pas celui d’une course aux armements, mais celui d’un dialogue, puis d’un discours et d’une doctrine communs. Intégrer les cinq continents, à commencer par l’Asie, dans ce qui pourrait devenir un réseau global de protection contre les attaques inopinées de missiles, procèderait d’une vision stratégique novatrice globale adaptée à la réalité du monde contemporain.

Un troisième argument vient renforcer l’intérêt du projet américain ; c’est l’incapacité dans laquelle sont aujourd’hui les Etats comme les organisations internationales de mettre sinon un terme du moins un frein à la dérive conflictuelle qui affecte le monde. On a vu, dans des conflits récents, à quel point étaient entravés les systèmes militaires classiques et leur relative impuissance à s’y interposer. Peut-on raisonnablement rester longtemps sans rien faire dans ce vide stratégique et laisser le champ libre à tous les prédateurs et autres déstabilisateurs de la planète ? Si on peut trouver de bonnes raisons de s’opposer à la DAM, ne serait-ce qu’à cause de ses insuffisances techniques, encore faudrait-il avoir quelque chose d’autre à proposer.

Dans tous les domaines et sur tous les terrains où la conflictualité moderne exerce impunément ses ravages, il paraît indispensable de trouver enfin une « porte de sortie ». Celle-ci peut difficilement être trouvée vers le bas où toute intervention est susceptible de s’empêtrer dans le corps à corps des querelles locales. L’issue doit donc être recherchée par le haut et tenter ainsi d’apporter une réponse globale à la diffusion mondiale de l’insécurité. Si la DAM propose effectivement, face à l’effervescence des violences montantes, un système mondial d’empêchement au profit de tous les Etats, elle correspondra au besoin de sécurité dont les peuples ressentent la nécessité. Cette réalité d’un parapluie universel garantirait la non prolifération des conflits locaux et, par l’assurance de leur contention, accroîtrait leurs chances de solution.

Pour toutes ces raisons, la DAM peut donc être considérée comme une bonne idée. Si en outre elle atteint ses objectifs de dissuasion universelle, si elle assure dans un spectre large, face à l’épée moderne que représente le missile, une garantie de sécurité et un minimum de stabilité au plus grand nombre des Etats, qui s’en plaindrait ? Si en outre elle contribue à tourner définitivement la page de trois siècles d’adversité en vidant de sens la notion d’ennemi, la DAM constituerait même une avancée stratégique considérable en initiant la notion de partenaires solidaires : pour que le système fonctionne, tout le monde doit respecter la règle du jeu.

D’ailleurs le partenariat est obligatoire : le premier qui tire est désigné à la vindicte mondiale. Plus subtile que la dissuasion nucléaire qui vouait l’Autre à la mort subite, la DAM le désigne à la communauté internationale et l’oblige ainsi à renoncer, sauf à se placer « hors monde ».

En revanche, si la DAM continuait d’être présentée exclusivement comme un système de domination des Etats-Unis à l’égard du reste du monde, voire comme un instrument de provocation, elle irait à l’encontre de ses objectifs réels. Si l’Europe, la Russie et les puissances qui comptent dans le monde actuel refusaient de s’y associer, lui déniant ainsi toute chance de devenir effectivement un système mondial de sécurité, alors la DAM devrait être condamnée avec la plus grande fermeté. Il faudrait dans cette hypothèse s’y opposer avec détermination. Cela dit, nous avons une tendance fâcheuse à toujours sous-estimer les visions stratégiques américaines que nous nous contentons d’observer au premier degré. Nous avons sans doute tort : les Etats-Unis voient loin et de façon constante. S’opposer à la plus grande puissance mondiale est souvent nécessaire, parfois salutaire, sur bien des sujets. Dans le cas présent, ce serait stupide.