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Stratégie d’en haut, stratégie d’en bas

Ici et là, en ce début du troisième millénaire, des peuples secouent leurs chaînes ou contestent un pouvoir politique affaibli, qu’il soit jugé illégitime ou inefficace. On en prendra pour exemples, entre autres, les révolutions orange d’Ukraine hier, d’Azerbaïdjan aujourd’hui, la révolution rose en Georgie, les récentes manifestations en Ouzbékistan et au Kirghizstan, sans oublier l’explosion du « printemps libanais » de mars 2005 déclenchée par l’assassinat de Rafic Hariri. Mais on constate, dans chacun de ces cas, l’extrême difficulté qu’ont les peuples à dépasser la contestation et à assumer eux-mêmes la mise en œuvre de leurs propres aspirations politiques. Pour originales et ambitieuses qu’elles soient de vouloir ainsi inverser les mécanismes d’un pouvoir depuis longtemps imposé du « haut », ces révolutions démocratiques peinent à faire valoir la logique d’un nouveau pouvoir émanant du « bas ». D’abord, en raison des arguments « frappants » – usage de la force, corruption, chantages – dont disposent toujours les pouvoirs en place ; ensuite, parce que la « société civile », entièrement préoccupée de ses revendications, n’a pas pris le temps de s’organiser pour mettre au point une stratégie de prise puis d’exercice du pouvoir ; enfin, et ce n’est pas négligeable, en raison de la manipulation de ces mouvements par des agents d’une « puissance étrangère », qui leur ôte sinon leur légitimité du moins une part de leur spontanéité. Il n’empêche, et c’est pourquoi il semble important de s’intéresser à ces phénomènes, que ces révolutions sont emblématiques de notre époque et qu’elles sont sans doute une chance de faire avancer la démocratie dans le monde et au sein des sociétés.

Le pouvoir politique affaibli

Car ce n’est pas seulement dans les pays de l’ex-Empire soviétique que le pouvoir politique imposé du haut est affaibli. A quelques exceptions près – Chine en particulier – mais qui n’échapperont pas à terme à ce syndrome, partout l’Etat « vertical » est en perte de vitesse. Tant qu’il a été efficace dans ses fonctions régaliennes, protecteur, inspirateur, organisateur, il a été également respecté et obéi. Ses qualités étaient requises surtout pour la conduite de la guerre et la réalisation des utopies idéologiques, mais aussi pour le maintien des équilibres ; elles supposaient en retour la soumission générale. L’Etat autoritaire et souverain était ainsi seul juge des libertés et ne concédait à ses sujets que le strict minimum nécessaire à leur adhésion à un projet de société qu’on ne discutait pas. L’échec des guerres des nations, voire leur interdiction par la communauté mondiale, l’effondrement en cascade de toutes les idéologies, chacun pour sa part, ont décrédibilisé et considérablement dévalué ce type assez banal d’Etat ; son affaiblissement s’est accentué ces dernières années du fait de l’impéritie dont la plupart des Etats ont fait la démonstration dans des domaines essentiels pour le bien-être des populations. C’est dans ce contexte de fragilité du pouvoir que les sociétés civiles tentent de se manifester pour contester, ici, des Etats insupportables, là, des pouvoirs publics inefficaces.

Cette prise de conscience de la faiblesse du pouvoir et, a contrario, de sa propre force par la société civile n’a été rendue possible que par les effets de la révolution de l’information. Il a fallu la généralisation de l’accès à l’information – et, avec lui, à la réalité du monde -, la diffusion des valeurs démocratiques – et, avec elle, la perspective d’un espoir de changement – pour que les individus, dans un certain nombre de pays en transition ou en crise, se rendent compte de l’opportunité historique qui leur était ainsi offerte de modifier l’ordre habituel et contraignant des choses.

Il est probable que cette contestation n’en est qu’à ses débuts et qu’elle finira par se répandre dans le monde entier, sous cette forme ou sous d’autres, moins pacifiques. Partout, les stratégies imposées du haut, qu’elles traduisent une vision idéologique du monde, qu’elles servent à exprimer la volonté de puissance d’un leader ou d’une caste, ces deux modes de pouvoir étant souvent mélangés, seront conduites à l’échec et obligées de composer avec la base. Certes, les systèmes politiques ainsi mis en cause ne cèderont pas sans résistance, de même que leurs tuteurs n’abandonneront pas spontanément le pouvoir. Il faudra donc faire valoir le nouvel équilibre des forces et négocier, au minimum, le processus de dévolution du pouvoir. Dans quelles conditions et au profit de qui ? Telle est une des questions majeures que doivent aborder les sociétés civiles et, plus généralement, les démocraties, dans les toutes prochaines années : si une « stratégie du bas » paraît souhaitable et, même, envisageable, comment sera-t-elle rendue possible ?

Organiser la société civile

Pour l’accès ou la mise en oeuvre de la démocratie, qu’il s’agisse des sociétés post-totalitaires ou, dans un registre à peine différent, des sociétés dites démocratiques, partout le diagnostic est établi, les finalités précisées. Tant de rapports, tant d’études de multiples commissions, ont indiqué la nécessité des réformes et l’ordre des priorités. On sait ce qu’il faut faire ; on sait aussi que l’Etat est réticent, sinon impuissant, à déclencher le mécanisme de la réforme. C’est donc à la seule société civile de prendre en main ses destinées et de décider par elle-même de son orientation politique, c’est-à-dire de la démarche à suivre pour atteindre ses objectifs. Aucune société aujourd’hui, même parmi celles qui se targuent d’une pratique démocratique ancienne, n’est parvenue à ce stade où l’organisation de la société civile autoriserait à mettre en œuvre une « stratégie du bas ». C’est dire que nos démocraties sont d’abord formelles et qu’elles se contentent d’un service minimum à travers l’élection. Nulle part elles n’ont été capables d’instituer un « débat public », de donner la parole aux citoyens pour leur permettre d’exprimer leur avis. C’est ce déficit démocratique que nous ressentons dans les pays européens et qui a fait achopper le projet de constitution en mai 2005 ; c’est aussi ce même déficit, par exclusion d’une partie hypersensible de la population, qui met le feu à nos banlieues ; c’est enfin cette inexpérience d’une pratique démocratique qui risque de condamner les révolutions oranges ou roses à n’être que des feux de paille ou à servir de faire valoir aux visées géopolitiques américaines.

L’organisation de la société civile est la phase indispensable pour l’élaboration d’une « stratégie du bas », condition sine qua non de l’instauration de la démocratie pour les peuples qui y aspirent et de la pratique démocratique pour ceux qui refusent de se laisser engluer par son formalisme. Il n’y a d’ailleurs guère d’alternative, sauf à se résigner pour les uns à la tyrannie, pour les autres à l’anarchie.