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Un laboratoire des conflits futurs

La guerre qui a sévi dans l’ex-Yougoslavie pendant la décennie 90, même si elle s’inscrit dans la continuité historique des conflits des 19 et 20èmes siècles, présente un certain nombre d’évolutions, voire de ruptures stratégiques, qui en font à bien des égards un véritable laboratoire de la guerre du futur. La guerre des Balkans de cette fin de siècle pourrait alors jouer un rôle semblable à celui des guerres d’Italie au 16ème siècle pour contribuer à une redéfinition de la guerre et à la fondation d’une nouvelle stratégie.

La première observation concerne le lieu géographique du conflit ; longtemps marginal et frontalier, le conflit balkanique se trouve désormais être l’épicentre de la conflictualité européenne.

Par défaut d’abord : en effet, le problème allemand, qui fut pendant tout le siècle le problème européen par excellence, est définitivement réglé, grâce à la construction européenne d’une part, par la suite de l’effondrement soviétique d’autre part. Reconstruite sur des bases démocratiques et donc pacifiques, l’Allemagne normalisée puis unifiée a été intégrée dans un vaste réseau d’alliance et de systèmes de sécurité qui entrave ses mouvements et lui interdit toute autonomie stratégique. Meilleure élève de la classe atlantique, référence démocratique pour ses voisins d’Europe centrale et orientale, elle n’a plus besoin de tuteur ni de surveillance. Cette situation récente (1991) autorise les Américains à tourner leurs regards vers d’autres zones de tension.

Par aggravation ensuite : celle des débordements balkaniques qui n’ont cessé de constituer une source de danger pour l’équilibre européen et pour les relations régionales, mais qui sont devenues inquiétantes avec l’implosion de la fédération yougoslave. Aucun des problèmes qui avaient entraîné le déclenchement des guerres mondiales n’a disparu un siècle plus tard dans cette zone charnière où se côtoient des empires, des ethnies, des religions et des cultures, et où s’entretient surtout depuis des siècles la « haine de l’autre »; mais bien d’autres causes de conflit s’y sont ajoutées ces dernières décennies qui en font à notre époque une véritable poudrière.

Malgré la conscience qu’ils avaient de la gravité de la situation en Yougoslavie et les souvenirs douloureux que ravivait sa désintégration, les Européens restaient hypnotisés, inhibés par leurs soi-disant intérêts historiques dans cette région. Incapables de se mettre d’accord pour trouver une solution au conflit, ils se firent alors complices de son extension et de son aggravation, offrant ainsi aux Américains, dont la présence en Allemagne désormais inutile devenait même illégitime, une autoroute pour s’installer dans les Balkans et maintenir leur emprise sur une Europe décidément immature en termes de sécurité. Après avoir, comme à leur habitude, attendu quelques années pour s’engager que l’affaire ait mûri, les Américains se décidèrent à l’intervention en 1994.

Ces années d’hésitation furent aussi des années de réflexion. Pour se rendre compte, non seulement que les Balkans étaient une zone d’insécurité et une poudrière tant les problèmes et les armes y avaient été accumulés, mais surtout que la région était devenue une des centres névralgiques du monde contemporain. Pour de multiples raisons : d’abord comme poste avancé au coeur des pays ex-communistes et à portée du monde russe ; ensuite comme balcon vers la Mer Noire, la Turquie et le Moyen-Orient pétrolier, islamique et arabe ; enfin comme plaque tournante de tous les trafics, à commencer par ceux de la drogue et des armes ; en bref une position clé dans le monde dont « la » superpuissance ne peut être absente ni laisser en pâture à quelques « voyous » ou à des « parrains » irresponsables.

Par ailleurs, la situation représente une menace sérieuse pour l’avenir de cette région. Sur le plan politique, la Yougoslavie de Milosevic est un exemple détestable – et contagieux – de ce que peut produire un régime post communiste fondé sur les symboles récurrents d’un nationalisme agressif. Sur les plans diplomatiques et militaire, le conflit, qui a provoqué la désintégration de la Yougoslavie depuis 1991 avec les excès que l’on connaît, a également déstabilisé la région balkanique et plongé des populations entières dans une guerre civile inexpiable ; celle-ci emblématique de tous ces conflits identitaires qui ravagent une partie de la planète depuis plusieurs décennies et contre lesquels la force armée comme la négociation sont parfaitement inopérantes. Conflits qui, à travers la guerre yougoslave, touchent à une Europe ultra sensible et deviennent de ce fait inacceptables.

L’enjeu paraissait donc indiscutable, mais les hésitations étaient également fondées. Mettre les pieds dans le bourbier balkanique et les doigts dans ce type de conflit où les souvenirs de récents échecs cuisants sont encore douloureux (Vietnam) paraissait risqué pour une puissance plus soucieuse habituellement de ses propres intérêts que de l’ordre du monde. Il est probable que, mesurant la gravité et l’urgence de la situation ainsi que l’opportunité du vide stratégique consécutif à la fin de la guerre froide, les Américains ont pris conscience de cet aspect et de ce moment de la mondialisation où leurs intérêts de puissance se trouvaient confondus avec la nécessité d’éviter la dégradation de la situation et de rétablir l’ordre en Europe. Convergence de facteurs qui explique et justifie leur décision de s’engager et donc de s’installer dans les Balkans.

Ce déplacement vers le nouveau centre névralgique européen et l’engagement américain n’avaient de sens que si les Etats-Unis parvenaient enfin à s’opposer efficacement au mode de stratégie indirecte qu’est « la guerre des civils », mélange de tous les succédanés conflictuels mis au point et irrésistibles depuis un demi-siècle. Or, les Etats-Unis pas plus que les autres puissances, qu’ils aient agi seuls ou dans le cadre des Nations Unies, ne sont parvenus à en enrayer le processus subversif ; la force y est systématiquement contournée, les militaires confrontés à des populations prises en otage. Dans ces conditions particulières hors de toutes règles, les prédateurs et les dictateurs finissent par l’emporter au détriment de leurs peuples et des principes démocratiques. Etre en mesure de s’opposer efficacement dans ce genre de conflit paraissait relever de la mission impossible.

Pour s’installer durablement au coeur de ce nouveau centre stratégique européen et pour y bloquer le phénomène jusqu’alors incoercible de la « guerre civile » contemporaine, les Américains ont dû tester une nouvelle façon de faire la guerre. C’est ce laboratoire de la guerre moderne qui fait tout l’intérêt des opérations conduites au Kosovo durant le printemps 1999. De leur succès (?) dépend non seulement la stabilité de la zone balkanique et de la région sud-européenne mais aussi « l’avenir de la guerre » au 21ème siècle. Pour assurer ce succès, il a fallu aux Américains inventer et imposer de nouvelles règles du jeu.

Au préalable, toute intervention devait se situer dans un environnement médiatique favorable et donc acquérir une indiscutable légitimité. Pour ce faire, il a fallu renverser le sens de la légitimité de l’action armée qui était l’argument principal des « révolutionnaires », et la faire basculer dans le camp des « puissances ». C’est tout ce travail qu’accomplirent -volens nolens- les médias et les intellectuels pour montrer et démontrer à l’opinion publique la « justesse » de la cause ; il s’agissait, au nom des droits de l’homme bafoués par les instigateurs du conflit, de rendre vie à la notion oubliée de « guerre juste » (voir le livre de Michael Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999). Ainsi, tout le processus d’épuration ethnique au Kosovo a-t-il été indispensable à la mise en scène de la justification de la guerre, en même temps qu’il monopolisait l’attention des médias sur ce seul aspect tragique du conflit.

Les nouvelles règles du jeu concernent les objectifs aussi bien que les moyens. Si la guerre au Kosovo ne doit pas être perdue, elle ne doit pas non plus nécessairement être « gagnée » et surtout pas à « tout prix » selon les mauvaises habitudes des conflits classiques. Cette notion de victoire ou de conquête paraît d’ailleurs totalement désuète, car c’est une guerre « sans ennemi désigné ». S’il y a encore un adversaire, il faut le chercher dans les effets plus que dans les causes ; ce sont les engrenages qu’on veut stopper, un mécanisme qu’il faut bloquer. Comme celui-ci présente un danger évident sur le terrain mais aucunement un intérêt vital immédiat pour les Etats-Unis, les procédés mis en oeuvre dans le conflit devront éviter toute « prise de risque » pour les forces engagées. De là, ces slogans étonnants pour des militaires engagés dans des opérations du « risque zéro » et du « zéro mort ».

Intervenir efficacement dans une « guerre civile » sale et anomique par définition, sans y accepter aucun risque – ni celui des pertes humaines ni celui de l’échec – suppose d’être capable d’en bloquer les rouages à la base, c’est-à-dire de pouvoir étouffer les mécanismes vitaux des populations en cause. La tactique consiste alors à utiliser les moyens technologiques les plus élaborés pour asphyxier les populations, inhiber leurs capacités d’action et interdire par là que les « dictateurs » puissent s’en servir comme boucliers, otages. Destruction des voies de communication, des zones de production et des moyens de distribution de l’énergie, de l’eau, tous objectifs ciblés et traités par des armes à effets destructeurs, mais surtout précis et paralysants. Pendant le durée de ce « traitement », les armées se satisfont d’encager le territoire et d’y fixer les forces adverses sans chercher une confrontation toujours dangereuse et aléatoire ; ce qui éclaire le refus d’intervention terrestre au Kosovo. Cette guerre, si elle veut rester juste et sans risque, doit donc être aussi une guerre propre. Telle est sa caractéristique la plus novatrice et qui change toutes les données de l’art militaire dans la mesure où cette formule a encore un sens.

Mais si, par sa capacité d’inhibition de ce type de conflit ravageur qu’est la guerre civile, elle permet d’envisager d’y mettre un terme ou, au minimum, d’en modérer les effets, alors l’intervention américaine au Kosovo, souvent mal interprétée et de ce fait mal comprise, aura donné le signal d’un nouvel âge stratégique. Pour le malheur des européens et quels que paraissent être leurs efforts pour unir leurs forces, l’incompréhension des mécanismes des guerres contemporaines dont ils font preuve ainsi que leurs vingt ans de retard en matière de réflexion et de maîtrise des technologies les condamnent à subir pour longtemps – à nouveau un demi-siècle ? – le système de sécurité américain sur notre continent.

Mais personne ne devrait triompher. Le succès américain au Kosovo paraît en fait bien fragile et incertain ; ce n’est qu’un laboratoire dont toutes les expérimentations n’ont pas été concluantes. Des voies ont été explorées ; elles ont crée la surprise. Mais par ailleurs ces pratiques nouvelles ont causé de grands dégâts, en mettant hors jeu le système onusien décidément inefficace, en montrant la vraie nature de l’OTAN dont on a pu voir les limites comme instrument collectif et qu’elle servait de faire-valoir aux Etats-Unis pour imposer leurs solutions. Elles ont surtout montré que la guerre avait pour longtemps fui les champs de bataille pour s’inscrire dans de nouveaux espaces où se trouvent les vrais enjeux : les populations.