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ACTUEL 56 – Crise sanitaire et guerre antivirale

Ainsi la guerre est-elle déclarée à cet insolent coronavirus qui perturbe nos vies, sociales et économiques, et met en cause nos libertés. On permettra donc au « stratégiste », même s’il est marginalisé en l’occurrence, de joindre son analyse aux expertises qui font chorus dans les médias. Sans vouloir en quoi que ce soit polémiquer sur l’emploi d’un vocabulaire guerrier pour tenter de faire prendre conscience aux Français, volontiers désinvoltes, de la gravité de la situation sanitaire, il me semble toutefois que ce choix est inapproprié, non seulement parce qu’il est décalé mais surtout parce qu’il pourrait s’avérer dangereux. La guerre est un « état d’exception » dont nous avons oublié l’extrême gravité et la banaliser ainsi à l’occasion d’une « crise » sanitaire aussi sérieuse soit-elle est un abus de langage que nous devrions éviter. On invoque ad nauseam la célèbre phrase de Camus sur les erreurs de dénomination : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Certes, mais ne faisons pas pire en risquant de tromper les hommes ! Notre vocabulaire ne manque pourtant pas des richesses sémantiques qui permettraient de signifier les choses et les situations ; et, si nous y réfléchissions sérieusement, nous serions sans peine capables de mieux définir cette crise. Mais l’époque pousse aux exagérations et nous avons tellement tendu la corde que plus rien ne vaut ; il faudrait alors aller aux extrêmes pour sembler dire la réalités des choses.

Ni paix, ni guerre : la crise

La guerre a bon dos si l’on peut dire. A chaque « contrariété » ou dysfonctionnement de l’ordre établi, on la convoque pour engager la bataille et conduire le combat. Il est vrai que notre manichéisme culturel nous fait tout envisager selon le principe de contradiction : guerre ou paix, sans alternative ; et dans la guerre, idem : on la gagne ou on la perd. Il faut pourtant nous habituer – et mieux théoriser – à ce qui de plus en plus en s’avançant dans la modernité s’incruste entre la guerre et la paix et qu’il faut appeler par son nom : la crise. Quelle qu’elle soit, grave ou mineure, locale ou étendue, elle se caractérise par sa survenue imprévue et soudaine. Et dans un monde globalisé, son expansion comme ses effets collatéraux sont quasiment toujours inattendus et sidérants. Certes, la crise emprunte à la guerre, plus dans ses apparences que dans ses réalités : elle peut en avoir quelques manifestations mais, fondamentalement, elle a peu à voir avec elle. La guerre se déclare et oppose des adversaires, elle met en jeu des armées auxquelles sont donnés des droits exorbitants. Depuis des millénaires et sans doute depuis leur origine, les hommes se font la guerre pour de bonnes et plus souvent de mauvaises raisons. Dès lors, elle est connue et même si elle est « mutante » et toujours recommencée, elle se joue sur un registre particulier et qui lui est propre.
Outre cet abus de langage qui ôte leur crédibilité aux mots et n’encourage pas leur prise en considération par le vulgum pecus, on peut observer une incohérence flagrante entre les discours guerriers et les mesures prises. Si les mots ont un sens, la déclaration de guerre, aussi virtuelle soit-elle, devrait entraîner la prise des mesures d’exception qui sont précisées dans nos institutions dans ce cas précis. Un confinement qui ne dit pas son nom et certaines restrictions de nos libertés n’ont pas grand-chose à voir avec l’état de guerre où la nécessité – donc la force – prime sur le droit, où les pouvoirs sont transférés aux acteurs guerriers, et où ceux-ci décident de la « conduite » des opérations. La mobilisation des ressources ne parait pas non plus à la hauteur des enjeux : pas de masques, peu de tests, un nombre insuffisant de respirateurs, c’est-à-dire pas d’armes pour faire cette guerre. Depuis longtemps, dans une perspective annoncée par tous les spécialistes, on aurait pu réarmer d’au moins trois cents lits l’hôpital abandonné du Val-de-Grâce pour un prix peut-être aberrant mais qui paraîtra ridicule dans six mois, faire appel au Service de Santé des Armées et déployer ses ultimes moyens opérationnels. Tout cette gesticulation ressemble plus à une « petite guerre », du nom qu’on donnait au XVIIIe siècle à la guérilla et aux escarmouches.
Même l’histoire nous rappelle à la raison. Les grandes épidémies de référence furent des conséquences directes ou des effets collatéraux des guerres. La « grande peste », célèbre pandémie qui ravagea le monde connu dans la deuxième moitié du XIVe siècle et supprima plus d’un tiers de la population du bassin méditerranéen, fut apportée par la conquête turco-mongole et la célèbre Horde d’or et déclenchée par le siège de Caffa en 1346. On oublie trop souvent de rappeler que cette épidémie survint pendant la Guerre de Cent ans ; elle affaiblit considérablement la France de l’époque, pourtant peuplée et puissante, retardant d’un demi-siècle son sursaut face à l’envahisseur anglais. La « grippe espagnole » ravagea aussi l’Europe à la fin de la première guerre mondiale, provoquée par l’afflux de soldats américains contaminés sur le vieux continent ; elle fit deux fois plus de victimes que la guerre (2% de la population mondiale), notamment chez les hommes jeunes qui sortaient pourtant d’une épreuve effroyable. Ses ravages expliquent en partie le déclin européen au XXe siècle. Ces deux crises majeures ne furent pas la guerre à elles seules mais elles amplifièrent les guerres en cours et aggravèrent leurs effets. Même si ceux-ci peuvent s’agréger, l’histoire nous montre que l’épidémie et la guerre sont deux phénomènes distincts, mais que l’une peut conduire à l’autre. Ajoutons pour être précis que ces épidémies historiques eurent toutes deux leur origine en Chine, et pour la première le bassin moyen du Yangzi, foyer traditionnel d’infection aussi bien pour des raisons géographiques et climatiques que démographiques.
Cet abus de langage n’aurait aucune importance s’il n’était pas une sorte de révélateur de l’incapacité où nous sommes de nommer les choses. Depuis Raymond Aron, nous savons que si la guerre est devenue « improbable », la paix pour autant n’est pas possible et que nous sommes entrés, au moins depuis la fin de la guerre froide – déjà trente ans -, dans un ni-ni ou entre-deux qu’on appelle faute de mieux la « crise ». Nous sommes nombreux à avoir travaillé sur ce sujet, mais sans aucune audience ni des chefs militaires ni des responsables politiques. Aux uns, on voulait paraît-il enlever leur domaine réservé, aux autres on figurait comme de dangereux révolutionnaires ! Le résultat est là : on invoque la guerre à tout bout de champ, qu’elle soit économique, antiterroriste, climatique et aujourd’hui sanitaire. Mais on n’a toujours pas théorisé la crise, comme l’ont fait de la guerre Guibert, Jomini et Clausewitz entre autres, et l’on se trouve soudainement face à des phénomènes qui nous dépassent et qui bien sûr n’ont pas été anticipés.
Si on considère par avance le coût phénoménal qu’aura cette crise sur l’avenir de l’humanité et concrètement sur les toutes prochaines échéances, qu’elles soient (géo)politiques, financières et économiques, nécessairement et dramatiquement sociales, il serait sans doute temps de se mettre au travail et de convoquer philosophes, sociologues, économistes et stratégistes pour qu’ils coordonnent leurs efforts et nous aident à dissiper ce brouillard que la crise a en commun avec la guerre.

Le concept de « sécurité globale »

La première urgence consiste à réviser notre concept de « sécurité ». J’ai décrit dans les Défis chinois la façon dont le Président chinois Xi Jinping a élaboré pour son pays un concept de « sécurité globale », regroupant sous ce terme unique tous les phénomènes susceptibles de mettre en cause la continuité de la vie politique, économique et sociale. Il est vrai que la nature du régime chinois facilitait grandement un tel absolutisme sécuritaire. Nous aurions dû le précéder dès 1993 lorsque cette idée fut soumise à la Commission du Livre blanc par un ancien directeur général de la Gendarmerie, mais la cohabitation politique de l’époque bloqua toute initiative qui eut touché au sacro-saint concept de Défense et au soi-disant héritage gaulliste. Depuis, notre frilosité stratégique conduit, face aux événements, à des colmatages dispendieux et nous employons de grands mots faute d’avoir des idées claires. Pour mettre en œuvre un tel concept de sécurité, qui s’impose aujourd’hui de façon pressante, le Président de la République doit absolument annoncer la révision du dispositif institutionnel.
La toute première mesure consisterait à récuser le concept de « Défense » et de le remplacer par celui de « Sécurité », celle-ci englobant non seulement la défense militaire mais aussi toutes les formes de crises qui peuvent affecter la vie de la nation, prenant notamment en considération tout ce qui concerne l’environnement, le cyber, les migrations, la santé publique, etc. Une Ordonnance, réformant celle de 1959 portant organisation de la Défense, doit être prise en ce sens pour donner un corps constitutionnel à ce concept. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) transformé et élargi en Secrétariat général de la Sécurité nationale (SGSN) serait chargé de la mettre en œuvre.
Simultanément devrait être créé auprès du Président de la République un Conseil National de Sécurité (CNS) dont la fonction majeure serait d’analyser en permanence la situation stratégique et d’en faire la synthèse régulièrement au chef de l’Etat. Le CNS disposerait directement des compétences du SGSN et, en cas de besoin, de celles des diverses administrations. Il ne s’agit pas d’un « conseil scientifique » habilité à donner un avis exclusivement « technique », donc partiel et momentané. Il s’agirait d’un conseil « stratégique », polyvalent et permanent, apte à analyser la situation globale à partir des informations recueillies de toutes parts et dans tous les domaines. L’analyse stratégique (qu’on n’enseigne plus nulle part) est un processus intellectuel complexe qui, à partir de grilles de lectures exhaustives, permet de hiérarchiser les événements et de les reclasser en permanence dans une vision évolutive du monde. Ainsi la démographie et la géographie climatique, la technologie et la recherche fondamentale, la sociologie et la géopolitique sont-elles convoquées ensemble pour s’associer et donner aux responsables politiques une vision élargie et synthétique de la situation. Le CNS ne donnerait pas d’avis techniques qui n’ont qu’un intérêt ponctuel mais présenterait des hypothèses stratégiques qui, en privilégiant plus ou moins certains domaines, offriraient au politique une diversité d’options qui confèrent justement à celui-ci sa liberté d’action et in fine sa responsabilité. Une analyse stratégique maîtrisée conduit et concourt à l’autorité du chef.

Limites et échecs de la stratégie des moyens

Le XXe siècle a porté à son apogée la stratégie des moyens. Plus que l’art de la guerre, c’est le rapport des forces qui a prévalu pendant deux guerres mondiales et la guerre froide. Avec un succès écrasant qui ne supportait plus la moindre résistance et que la dissuasion nucléaire a transformé en « empêchement ». C’est pour contourner cette sorte d’interdiction que fut élaborée la doctrine (chinoise puis cubaine) de la guerre révolutionnaire ; et celle-ci, avec la seule exception israélienne, depuis le Vietnam jusqu’à l’actuel Afghanistan, a mis en échec les armées classiques les plus puissantes et leur stratégie des moyens. Voilà une autre raison de contester cet appel à la « guerre » alors que celle-ci depuis une cinquantaine d’années a opéré sa transformation sous la pression d’une profonde « métamorphose » de la violence, thème de mon premier livre de 1997. Il y a déjà longtemps que la « guerre » n’est plus ce fantasme que l’on agite aujourd’hui ; le convoquer face à une épidémie relève de la gageure. La pseudo-guerre contre le terrorisme et ses graves échecs – ou ses insuccès – au Moyen-Orient comme en Afrique, qui découlent toujours d’une stratégie des moyens inepte, doit nous inciter à l’humilité et surtout à revoir notre corps doctrinal.
S’agissant des crises qu’on pourrait appeler « naturelles » parce qu’elles proviennent de l’ordre des choses – catastrophes climatiques, épidémies – la stratégie des moyens sera toujours insuffisante, voire dérisoire, pour plusieurs raisons dont la démographique – décisive. Comme ces luttes contre les incendies en Australie ou en Californie avec des lances à eau ! Si l’on n’agit pas en amont, les forêts brûleront toutes, les sociétés subiront une pandémie annuelle, la planète sera dévastée et l’humanité décimée. Toutes ces guerres ainsi déclarées sans réflexion, sans prévention et donc sans stratégie opérante, sont perdues d’avance. Certes, des batailles seront gagnées ici ou là, temporairement, mais la guerre sera perdue.
Il faut d’urgence réinfuser de la stratégie – c’est-à-dire la capacité de prévoir et d’agir ensemble – partout où le tissu du monde se déchire et où nous n’avons de réponses que techniques, tactiques, économiques. Bien plus que de changer de logiciel, il nous faut adopter une autre logique. La gravité de la situation actuelle, et pas seulement dans le secteur de la santé, et celle des situations critiques futures, est telle qu’il faut revisiter tous nos modes d’action et, avant tout, la démarche intellectuelle et les processus politiques qui y conduisent.
Toute stratégie stable et efficace sur le long terme est une stratégie des fins, celle qui respecte les fondamentaux des peuples et privilégie le « Politique », c’est-à-dire l’humain, avant le technique, le tactique, l’économique. Il faut cesser de déifier les moyens et ne les considérer que comme des ressources. On voit bien qu’en cas de débâcle, comme aujourd’hui, tous ces colifichets ne valent plus rien et qu’on peut sortir de n’importe où, ici un trillion de dollars et là 850 milliards d’euros. Les crises ne seront prévenues et maîtrisées que par l’établissement d’une hiérarchie des besoins et la juste répartition des ressources selon ces critères ; et non plus selon la loi des marchés, les règles de la concurrence et autres principes du système libéral.
Pour conclure ce propos et ouvrir la porte aux idées, la crise sanitaire agit comme un révélateur aveuglant de ce que nous pressentions et n’osions pas expliciter : le système se détraque de partout et il devient impossible de le réparer. Prenons-en acte sans chercher à tergiverser et à inventer des excuses. Il va falloir envisager sa mutation avant que celle du virus ou qu’une méga-catastrophe « naturelle » nous plonge dans l’apocalypse. Nous disposons à l’évidence des moyens intellectuels et techniques de sortir par le haut de cette situation. Encore faudrait-il en avoir non pas seulement la volonté mais le courage ! Toute crise est une opportunité disent les Chinois. L’honneur et l’intelligence de la France, de l’Union européenne, de la communauté internationale, seraient de s’en saisir enfin et de tourner ainsi la page de ce fantastique et dramatique XXe siècle.

Eric de La Maisonneuve