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Bloc-notes 7 – juillet-août 2021 – suite et fin

Quel que soit à terme le sort de la pandémie à coronavirus, je ne vais pas continuer éternellement d’accompagner ses péripéties, ses trop-pleins et ses déliés momentanés…On n’en finirait pas de commenter, comme je l’ai entrepris depuis dix-huit mois, les défauts de l’analyse, les erreurs d’appréciation et les imbroglios velléitaires de maîtrise de sa propagation. Si la sentence est assurément péremptoire, il faut aussi reconnaître honnêtement que l’art de gouverner dans le brouillard est difficile. Que nous en ayons encore pour quelques mois si la vaccination fait massivement son office de « grande muraille », complétée faut-il le souhaiter par quelque avancée thérapeutique, ou pour plusieurs années à cause de rebonds provoqués par des variants toujours plus intrusifs, le mal est fait si l’on peut dire. Et c’est pourquoi il faut s’en échapper autant que faire se peut et porter le regard bien au-delà ; et ce, avec l’aide de la « méthode » complexe d’Edgar Morin (qui vient de fêter son centenaire), tous azimuts et dans tous les domaines, sans en exclure aucun tant le monde est sensible à tous les vents d’influence et se rassasie à tous les râteliers, surtout s’ils sont abondés par les technologies x.0.

Le monde de 2020 a basculé, par un mécanisme chimique dont nous ne connaîtrons probablement jamais l’origine (Wuhan ?) et donc pas l’éventuelle contingence, dans un nouveau moment de l’Histoire. Nous avions cru à 1989 avec ses promesses de mondialisation heureuse et nous en récoltâmes de vertigineuses ascensions économiques et leurs avatars financiers ; nous avions été effarés de septembre 2001 et du spectre terroriste qui allait ébranler les piliers de nos sociétés ; nous serons marqués durablement par 2020 et la révélation de nos fragilités comme de l’incompétence de nos organisations. Nos sociétés prétendument développées, à l’apogée de leurs techniques, se trouvent désemparées face aux dérèglements accidentels de notre environnement dont aucun principe de précaution, où qu’il se trouve inscrit, ne parvient à nous protéger. Comme si, à intervalles réguliers et rapprochés, les circonstances, qu’elles proviennent de la nature ou de l’homme, sous des formes variables, nous rappelaient au principe immuable de réalité qui révèle, pourquoi se le cacher, l’insécurité de notre condition. Et le rapport du GIEC, publié ce 9 août, nous redit à l’appui cette fois de courbes exponentielles et d’événements climatiques ravageurs, l’abyssale profondeur de nos impuissances collectives.

La panne du collectif

Ce n’est donc pas qu’il n’y ait rien à dire, bien au contraire. Il y aurait même trop à dire et on se perdrait dans les méandres des commentaires, à ausculter jour après jour, à la façon des médias dont c’est le métier, une actualité oppressante et volatile : elle nous gave d’événements, de statistiques, de projections. Mais elle nous cache la forêt. Il faut revenir à l’essentiel. Nous avons maintenant, du moins j’y prétends, le recul nécessaire pour adopter une nouvelle focale qui distingue cet essentiel des frasques du quotidien. Cela concerne l’essence de nos sociétés, leur mode d’organisation, l’équilibre des pouvoirs et des tâches entre les citoyens et les institutions, leur dépendance à l’égard de leurs outils techniques et notamment numériques : tout ce dont dépend si étroitement leur fonctionnement et, par opposition, tout ce qui en creux provoque leur dysfonctionnement. Bref ! de ce que nous aurons évalué et compris de ces deux années opaques naîtrons des perspectives, certes beaucoup d’illusions, pas mal d’utopies, mais aussi quelques sillons fertiles.

Les échecs quasi universels – on le verra sans doute bientôt en Asie – de traitement de cette épidémie démontrent à l’envi que les outils forgés à l’issue des grands conflits (1918, 1945, 1990) par la soi-disant communauté internationale sont devenus ou demeurés inopérants ; l’OMS est impuissante à porter son message de santé publique mondiale ; la solidarité comme la coopération internationales ne sont que des masques d’opéra derrière lesquels se cachent les intérêts de puissance, et les antagonismes entre les mondes rivaux se nourrissent de ces vacuités. Il faudrait prendre enfin conscience que les logiciels sur lesquels nous avons pris l’habitude de faire tourner nos « modèles » sont obsolètes. Pour le dire hâtivement, nous avons tenté la greffe du numérique sur le monde de Gutenberg sans oser imaginer un instant qu’il y aurait solution de continuité de l’un à l’autre, alors qu’il s’agit bel et bien d’une rupture, comme si « l’écrit » généralisé n’avait été qu’un moment inouï de l’Histoire et que nous soyons conduits à revenir, en mode tsigane, à l’oralité de nos origines, mais une oralité transcendée, j’allais dire polluée, par la technique. Ne nous étonnons donc pas du très inconfortable tête-à-queue dont les plus âgés d’entre nous subissent les à-coups. Mais cette critique, si elle devait en rester là, serait stérile. Certes, il est indispensable, ne serait-ce que pour notre santé mentale, de rechercher les failles et de pointer les défaillances du système. Les déclinistes professionnels s’en occupent assez bien, quitte à charger la barque au risque irresponsable de la faire sombrer. Il y a mieux à faire, mais c’est évidemment plus difficile que de s’indigner et d’aboyer avec la meute.

Dans l’ordre stratégique, la nostalgie d’un passé encore présent dans certaines mémoires et la permanente pression américaine sur le monde dit atlantique font resurgir des concepts pré-nucléaires aussi coûteux qu’ils paraissent déstabilisateurs pour ce qu’il reste de la dissuasion. Surtout lorsque les armées occidentales, les plus puissantes jamais constituées sur la planète, sont défaites en rase campagne par des « étudiants » armés de préceptes religieux et de kalachnikovs. J’ai tenté de m’en expliquer il y a quelques mois (ACTUEL 58) en soulignant qu’il nous fallait rester stratégiquement cohérents : nos outils de dissuasion nucléaire ne sont pas une « ligne Maginot » qu’il faudrait compléter par un corps de bataille aéroterrestre, celui que nous avions négligé de mettre sur pied en 1940, mais bien un puissant répulsif dont il faut absolument assurer la crédibilité par une large protection, c’est-à-dire par un dispositif complet de sécurité. Et il y a, pour employer un langage trivial, de nombreux trous dans la raquette. A cet égard et au titre de la prévention des menaces, il serait à mes yeux plus pertinent et sans doute moins onéreux de tendre un filet anti-intrusion autour de nos systèmes vitaux que de reconstituer un stock coûteux d’inutiles forces dites conventionnelles ou de « haute intensité », pour abonder dans le jargon à la dernière mode. Sauf, bien sûr, à vouloir dévaloriser la dissuasion ou n’en faire plus qu’un argument diplomatique, une sorte de caution de notre siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.

Car, il faut le rappeler, le concept de défense français, tel qu’il fut élaboré par nos stratèges (les généraux Gallois, Poirier et Ailleret) et sacralisé par le Général de Gaulle, est l’exploitation d’un « trou de souris » géopolitique sinon par l’audacieuse inversion des prolégomènes stratégiques – force et faiblesse – du moins par la démonstration toute taoïste de leur équivalence. S’il se fonde sur la réalité des forces, voire sur leur extrême sophistication, il n’en demeure pas moins autant une posture qu’un discours ; c’est sur ceux-ci que vinrent échouer les deux crises nucléaires qui furent les points d’orgue de la guerre froide, à Cuba et à Berlin. Le concept français est donc d’une grande sensibilité aux changements stratégiques et, si l’on veut le préserver, il conviendrait d’éviter la dispersion géopolitique, l’échantillonnage technologique et, surtout, l’affaiblissement interne. L’unité de doctrine et la concentration des efforts sont requis aujourd’hui plus que jamais. La nouvelle « grande stratégie » que certains appellent de leurs vœux ne pourra naître sur les décombres de notre concept de défense mais plutôt sur son renouvellement et son élargissement à un véritable concept de sécurité.

Parallèlement, il me paraît absolument vain d’envisager un quelconque retour en grâce stratégique tant que nos sociétés, et la française en particulier, seront à ce point désarticulées, confrontées à un impossible ordre binaire. Le pire en stratégie serait d’être dogmatique et vouloir à tout prix se fixer un objectif, le plus souvent hors d’atteinte car insensible aux circonstances ; ou, à l’inverse, de se laisser guider par des scénarios nés de l’imagination plus ou moins fertile de stratèges en « idées courtes ». En stratégie comme ailleurs, mais d’abord en stratégie, le but c’est le chemin, cette « méthode » qui ne privilégie ni les moyens ni les fins mais les associe par d’incessantes itérations. Dans l’incertitude qui nous oppresse depuis l’affichage en mode « pause » du monde manichéen, cet état de crise que je ne cesse (avec quelques autres) d’analyser depuis une trentaine d’années, il faut se mettre en situation et « en état de… », adopter un dispositif de veille stratégique pour être en capacité de récolter les fruits  d’une anticipation opportune ; se couler intelligemment dans le monde en train de se faire plutôt que de chercher à forcer le destin ; accepter le monde tel qu’il se dessine et y détecter un espace-temps de liberté d’action au lieu de le subir après avoir tenté en vain de lui imposer ce que nous appelons exagérément nos valeurs et qui ne sont que le reflet de notre vision du monde forgée par vingt siècles d’occidentalisme. Nos sociétés ne remonteront pas le cours du fleuve ; elles devraient tenter d’en utiliser le flux pour éviter soit l’immobilisme en demeurant sur la rive, soit la dérive et les naufrages qui en résulteraient en voulant s’opposer à la force des choses.

Les vertus de l’individualisme

C’est donc de l’ordre socio-économique que tout doit procéder. Comment oser envisager de refaire le monde à partir de sociétés chaotiques, démographiquement vieillissantes et colériques, politiquement épuisées, sociologiquement fracturées ? Je parle bien sûr de nos démocraties. L’épidémie de COVID 19, pourvu qu’elle s’achève sans trop tarder, nous laissera à bien des égards anéantis, tant par le constat de notre vulnérabilité que par celui de notre relative impuissance collective. Il me paraît peu pertinent de s’appesantir sur la fonction économique, ce que font tous les grands Etats depuis trente ans avec les résultats qu’on peut mesurer, soit en termes environnementaux soit sur le front des inégalités sociales. Certes, les richesses se sont considérablement accrues, une large part de la pauvreté a été résorbée, mais à quel prix et dans quelle ambiance ? On le sait désormais, mais personne n’ose s’aventurer à le revendiquer, l’économie n’est pas la solution et peut rapidement devenir le problème. En revanche, la fonction sociale, qu’on n’aurait jamais dû négliger, se retrouve à nouveau au premier rang de la scène mondiale. L’Homme, c’est-à-dire chacun et chacune d’entre nous, cet individu qu’on maltraite en l’affublant des multiples pseudos de client, consommateur, assujetti, usager…, cet individu qui, osons le dire, est d’abord un « citoyen », ne peut être, à défaut de tout autre recours, que la solution à l’impasse dans laquelle sont engagées nos sociétés. L’ouvrage de Pierre-Henri Tavoillot1 en analyse parfaitement les causes et propose des pistes qui méritent l’attention.

Chacun le sait, la politique extérieure d’un Etat est le plus souvent le reflet voire l’expression de ses intérêts, tels qu’ils résultent de ses affaires internes. Le désordre socio-politique intérieur a en tout cas des conséquences directes sur le poids international, l’exemple actuel des Etats-Unis en est l’illustration, car on ne peut éviter de rapprocher les dysfonctionnements internes des Etats-Unis de leur débâcle afghane. C’est cette interaction qui devrait nous pousser à remettre de la cohérence dans nos systèmes politiques si nous voulons seulement exister dans le grand chambardement mondial qui s’annonce et, au-delà, y avoir une place singulière, en tout cas conforme à notre histoire et à notre culture. Il ne s’agit pas de sombrer dans les excès, à gauche comme à droite, qui conduiraient soit à l’anarchie soit à la dictature, le fil de crête de la démocratie devant être suivi et respecté, à défaut comme le disait Churchill d’un régime moins pire. En réalité, pour insister sur l’esprit évoqué ci-dessus, celui des circonstances, il faudrait atténuer le choc des phénomènes redoutables qui vont, qu’on le veuille ou non, transformer le monde post-moderne en monde hyper- ou méta-moderne. On les rappelle pour mémoire, mais ils s’imposent déjà à nous dans l’actualité et à portée de médias : changement climatique brutal enclenché, prémices de courants migratoires massifs, détérioration des équilibres économiques, agressivité renaissante de régimes impériaux et, nous le vivons depuis bientôt deux ans sans en voir le terme, retour des grandes pandémies. Ce cocktail explosif n’est maîtrisable par aucun Etat, si puissant soit-il ; ni la Chine ni les Etats-Unis, quoiqu’ils en aient, ne se situent au niveau des chocs attendus, d’autant que leurs problèmes internes sont considérables et vont mobiliser la plus grande part de leurs énergies.

Tenir compte des circonstances, c’est en premier lieu évaluer avec lucidité et justesse le point d’élévation du « peuple », c’est-à-dire les capacités réelles des individus et l’autonomie politique que celles-ci leur confèrent. On ne peut d’une main tout faire pour flatter l’individu-roi et de l’autre fustiger un individualisme empêcheur de « faire société », comme on dit dans le jargon expressif des sociologues. On ne peut en réalité s’opposer à la toute-puissance désormais installée d’un individualisme qui, sous des formes diverses, atteint toutes les sociétés, y compris et j’oserai dire en masse la société chinoise. Si la Chine « faisait société » si aisément, on ne voit pas pourquoi ses dirigeants auraient besoin d’un PCC aussi unique et tentaculaire ! Il ne faut pas non plus oublier que le but de la civilisation occidentale et à travers elle du christianisme, de l’humanisme et de la démocratie est de « libérer » l’Homme, de lui permettre de se réaliser, d’être libre et maître de soi. Cette conquête de la liberté individuelle atteint aujourd’hui son apogée ici alors qu’elle est partout ailleurs en régression, justement parce qu’elle vient bousculer les organisations traditionnelles fondées sur la toute-puissance du collectif. Faut-il s’en affliger et aspirer – hypocritement – à un retour aux servitudes du passé ? Faut-il la manipuler en retirant par de nouvelles contraintes ce que l’on ne peut interdire ? Il y a sans doute mille manières pour faire passer les vessies pour des lanternes et laisser croire les individus à des libertés illusoires et à un individualisme de pacotille.

L’enjeu de la démocratie et donc celui de nos sociétés réside dans le sort que l’on saura – ou non – réserver à l’individualisme. Comme je viens de l’écrire, le contrarier ne peut que conduire à des révoltes populaires et à des désertions électorales ; le critiquer incessamment pour paraître vertueux est toujours le fait de ceux qui en tirent les plus grands bénéfices et ne peut qu’alimenter les fractures sociales et politiques. Il faut donc le reconnaître et l’utiliser pour en faire levier non seulement dans ce qu’il a de positif pour les individus eux-mêmes mais aussi pour le propulser en agent majeur et actif de la collectivité. Paradoxalement et à l’encontre de la doxa, faire de l’individualisme le moteur de la reconstruction sociale. Faire de cette faiblesse dénoncée une force assumée.

Mais l’individualisme ne peut s’épanouir qu’au sein d’un collectif favorable qui le consacre et l’organise. Livré à lui-même il commence par s’exalter de sa propre liberté, puis se nourrit de son égoïsme et finit par se nécroser dans sa solitude. C’est précisément du fléchage de l’individu vers le collectif que l’un comme l’autre ont besoin pour exister et se donner un sens. Fléchage aujourd’hui trop parcimonieux et peu lisible ; une trop faible partie des éligibles y est initiée et en fait profiter la collectivité. Si l’on veut permettre à la fois à l’individualisme de s’exprimer dans ce qu’il a de positif et à la collectivité de vivre en bénéficiant du maximum de solidarités possibles et nécessaires, alors c’est toute la relation Etat-citoyen ainsi que le dispositif qui la définit et l’encadre qu’il faut aménager. Il ne s’agit pas d’une révolution mais d’une réévaluation du rapport des forces politiques dans une société démocratique dite post-moderne.

Associations à but social et bénévolat

C’est s’aventurer là sur un terrain strictement politique dont je connais les chausse-trappes autant que les incontinences verbales. Mais en fervent méthodologiste stratégique, je n’ignore pas non plus la stricte dépendance de tout projet de son onction politique : pas d’objectif stratégique à moyen ou long terme sans une cohérence, voire une cohésion, politique. Tout levier d’action stratégique naît d’abord de l’ordre politique. C’est cet ordre politique, depuis toujours pensé et activé de haut en bas dont il faut aménager la logique : le penser et l’activer aussi de bas en haut. C’est pourquoi je reviens au concept d’individualisme et je propose qu’on en fasse le moteur principal d’une future fusée de la démocratie, celle qui décolle du sol et se dirige vers les étoiles. On peut l’appeler « démocratie participative », formule quelque peu érodée pas l’usage démagogique qui en a été fait, mais c’est l’idée. Ce serait une démocratie d’engagement qui mettrait en exergue le volontarisme des citoyens et engagerait effectivement leur responsabilité au service de la nation. Je choisirais donc le terme de « démocratie effective », c’est-à-dire pratiquée sur le terrain, complémentaire d’une démocratie élective.

De quoi s’agit-il en réalité ? – pour poser la question en termes stratégiques. De confier aux citoyens volontaires – et bénévoles – un espace de responsabilité dans lequel ils pourront faire valoir aussi bien leur engagement que leurs compétences. Notre régime politique manque à la fois d’autorité efficace en haut de la pyramide étatique et de liberté d’action au niveau populaire. C’est cette indispensable compatibilité entre le vertical excessif et vain et l’horizontal découragé et délaissé qu’il faut instituer : il n’y a pas d’autorité d’Etat sans engagement citoyen. La décentralisation administrative a démontré ses limites et prouvé ses méfaits, ceux d’un mille-feuilles redondant et bureaucratique qui freine et ruine l’Etat. La décentralisation citoyenne devrait permettre d’une part de soulager l’Etat de fonctions dans lesquelles il est lourd et incompétent, d’autre part de faire vivre socialement la Cité en partie par elle-même.

Comment s’y prendre ? On ne peut à ce stade qu’esquisser des pistes, mais certaines paraissent prometteuses et pourraient être empruntées sans avoir à transformer les institutions ou même les pratiques courantes. Nous disposons en France d’instruments qui, s’ils étaient coordonnés au niveau local, auraient un rendement infiniment supérieur à leur simple addition. L’un d’entre eux consiste dans la loi sur les associations, loi de 1901, dont le cadre est tel qu’il tolère une grande variété de configurations et une grande liberté d’action, parfois excessive si l’on juge par le nombre d’organisations à but idéologique qui émaillent et détournent le tissu associatif français. Je propose qu’on aménage ou complète cette loi centenaire en lui adjoignant un type d’association non partisane exclusivement « à but social et éducatif ». Ces associations seraient créées par les communes et cogérées par la municipalité et les citoyens bénévoles. Elles permettraient aux communes de déléguer effectivement (et officiellement) aux citoyens une partie de l’action sociale et éducative dont les services déconcentrés de l’Etat peinent à satisfaire les besoins. Les subventions publiques seraient alors fléchées en priorité sur ce type d’association. C’est l’idée exprimée par Edgar Morin des « maisons de solidarité »2 qu’il avait proposée à Michel Rocard, Premier ministre sur le départ il y a trente ans, et qui n’eut jamais de suite. Et cela ressemble aux « tiers-lieux » qui se développent un peu partout en France dans le secteur d’aide à l’économie locale. On pourrait ainsi disposer de vingt à trente mille associations à but social en deux ou trois ans, soit en refléchant une partie de celles qui existent, soit par création ex nihilo. Cette décentralisation au niveau communal permettrait non seulement de soulager les strates étatiques de charges indues, quitte à transférer le budget correspondant aux communes, mais aussi de reconnaître et d’amplifier l’action sociale de centaines de milliers de bénévoles.

On ne sait jamais quel sens donner à la « société civile », s’il faut s’en méfier car libertaire et chaotique ou s’il faut la caresser dans le sens démagogique du poil. Il suffit sans doute de lui donner matière et cadre à se manifester dans le sens de l’intérêt général. Dans nos sociétés dites développées et par l’effet d’un libéralisme débridé, les inégalités sociales augmentent en même temps que les richesses de la société. Ce paradoxe peut et doit être corrigé en permettant à la société civile dans son ensemble et aux citoyens volontaires en particulier d’exprimer leur solidarité avec les plus démunis, les immigrés, les illettrés, les handicapés…Il faudrait donc encourager les dispositions de celles et ceux qui consentent déjà pour un grand nombre, et qui accepteraient pour d’autres à venir, de consacrer une partie de leur temps et de leurs compétences à réduire ces fractures.

C’est pourquoi le bénévolat devrait bénéficier d’un statut particulier, d’un titre de reconnaissance, d’une éventuelle priorité à certains avantages (l’accès à l’Ordre national du Mérite par exemple dont un contingent annuel pourrait être réservé au bénévolat) et aussi d’un accès aux instances communales. Lorsque les maires encouragent la constitution de Conseils de quartiers, louable en soi pour la participation des citoyens aux affaires de la Cité, ils ne peuvent le faire que sur la base de la désignation de leurs membres par tirage au sort ou, pire, sur décision de l’édile. Ces Conseils, sans légitimité, ne sont donc d’aucune utilité sauf à titre d’information sur l’action locale et à condition que les conseillers aient un moyen de répercuter ces informations à leurs concitoyens ; ils ne servent en aucun cas à faire remonter l’information de base au maire, sauf à se limiter aux faits divers. Les Associations à but social, dans leur nouvelle formule, auraient à désigner chacune un représentant qui, à ce titre, siégerait au « Conseil des Associations » créé par le maire à la place des Conseils de quartier. Celui-ci disposerait alors d’une assemblée consultative représentative de la société civile, à même de pouvoir faire remonter et diffuser l’information. La vie de la Cité en bénéficierait certainement car le maire disposerait ainsi d’un interlocuteur social, véritable relai de l’action municipale.

Remettre du « courant » à la base, connecter les citoyens au cadre associatif, notamment les retraités qui constituent un quart de la population et dont la plupart sont actifs et disponibles, susciter la solidarité citoyenne au lieu d’imposer celle de la République, voilà sans doute un projet ambitieux mais pas hors d’atteinte. En effet, il est réalisable sans révolution à partir des cadres et lois actuels ; il suffirait de bouger quelques curseurs, d’amender la loi de 1901, d’inciter les maires à développer les instances existantes, d’encourager les citoyens à s’engager en masse dans ce nouveau dispositif. On ne peut pas en attendre de miracle et une soudaine réconciliation de toutes les parties fracturées de la société française. Mais on peut en espérer un sursaut de confiance à la base : rien de tel en effet que d’être au contact des réalités quotidiennes et des difficultés des gens pour imaginer des solutions, se sentir responsable et, peut-être, utile. Des citoyens responsables sont sensibles au bien commun, au bon fonctionnement de la société. Un projet national devient alors audible. Alors, oui, dans quelque temps et après cette indispensable prise de conscience, on pourra envisager à nouveau pour la France une « grande stratégie », à condition qu’elle soit fondée sur une réalité exemplaire.

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En refermant ce long journal qu’ont provoqué des restrictions répétitives à notre liberté d’action, dont je conçois qu’elles furent parfois nécessaires à un minimum de discipline dans la lutte contre la pandémie, je voudrais – d’une simple évocation – alerter sur le risque que, dans ces temps troublés et très policiers, la liberté de pensée et d’expression soit également atteinte. On se rappelle la chanson de Guy Béart : « le poète a dit la vérité, il doit être assassiné ». Il ne faudrait pas qu’elle dérive et se conjugue dans une sorte de « le stratège dit la réalité, il doit être intimidé » ! S’il faut lutter contre les « terrorismes » et les fake news d’où qu’ils viennent, aucun combat ne justifie ni la « chasse aux sorcières » ni le retour de l’Inquisition.

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Post-scriptum qui n’a rien à voir : le site societestrategie.fr comporte un compteur (non discriminant) que je regarde régulièrement. La moyenne des consultations du site était habituellement de 50/60 par jour, soit 11 000 entre le 1er janvier et le 30 juin 2021. Depuis le 1er juillet, le rythme quotidien a plus que quadruplé au-delà de 200 et jusqu’à 500 consultations, soit 12 000 en moins de soixante jours, correspondant à la période des vacances d’été. Je remercie tout d’abord toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à ces publications et qui m’encouragent ainsi à poursuivre mes travaux. Qu’ils fassent connaître le site autour d’eux, ses milliers de pages d’analyses, ses centaines d’articles de revue, le cours de stratégie, etc. Il y en a pour tous les goûts dans de nombreux domaines. Peut-être ce « grand bond en avant » est-il l’amorce d’un intérêt nouveau pour les études stratégiques et le signal de l’utilité reconnue d’une pensée transversale, non partisane et libre ! Est-il possible pour autant que cette pensée qui se veut stratégique puisse être strictement objective, désidéologisée et apolitique ? Je ne le crois pas souhaitable, même s’il faut favoriser le réel et le rationnel, car aucune pensée ne se construit dans un désert de principes, de valeurs et de sentiments.

Eric de La Maisonneuve
27 août 2021

1 Pierre-Henri Tavoillot, Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, Odile Jacob, 2019.
2 Edgar Morin, Les souvenirs viennent à ma rencontre, Fayard/Pluriel, 2021, p. 662.