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Du hasard à l’impuissance, une histoire sommaire de l’action stratégique (4)

Si Nicolas Machiavel peut être considéré comme l’inspirateur politique de la stratégie moderne, René Descartes en a posé les fondements philosophiques. Le Discours de la méthode est à l’origine de la démarche qui est au centre du mécanisme que nous allons décrire. Disposer de moyens – financiers, humains, techniques – et avoir la volonté de s’en servir, selon les préconisations de Machiavel, ne suffit ni à conduire efficacement l’action ni à atteindre les objectifs. Il y faut en outre une claire observation de la situation, une capacité de remettre en cause les habitudes – ou les certitudes -, enfin une rationalisation des choix.
La méthode cartésienne propose effectivement, à travers l’esprit critique et le doute systématique, de (re)découvrir une qualité essentielle à la conduite de l’action : la liberté d’action. C’est le principe créateur à partir duquel vont s’élaborer les théories stratégiques et sur lequel vont s’appuyer les deux grands stratèges du XVIIIe siècle : Frédéric II et Napoléon.

Le mécanisme stratégique

Il naît progressivement de deux nécessités :
– la première est celle du projet : inscrire les objectifs territoriaux habituels dans une vision globale, plus ambitieuse et donc plus lointaine (inspirée des idéologies naissantes), et susceptible de ce fait de bouleverser les équilibres sociaux et géopolitiques. Frédéric II songe à la nation allemande, Napoléon rêve de l’Europe…
– la deuxième est celle de l’économie des forces : convoquer et organiser les ressources – humaines, financières, techniques – non plus d’une année à l’autre mais sur le long terme. La révolution industrielle et le développement du commerce vont accélérer ce phénomène. S’agissant des armées, Louvois (avant Carnot) organise la machine de guerre française et le Roi-Sergent Frédéric-Guillaume crée (pour deux siècles) la formidable armée prussienne.
La démarche stratégique est la main courante entre ces deux pôles, celui de l’organisation des moyens et celui de la définition des buts. Elle assure, par une itération permanente, une relation cohérente entre le « pouvoir » que donnent les premiers et le « vouloir » qu’exigent les seconds. Elle est le domaine de l’homme d’action, le vrai révélateur du génie stratégique.
Le mécanisme stratégique repose sur ces deux pôles, de natures différentes mais de poids équivalents, et que seul le chemin qui les relie donne à l’ensemble son caractère « stratégique ». Le concept de « stratégie » prend forme au milieu du XVIIIe siècle, en même temps que s’élabore ce mécanisme, qui parviendra à maturité vers le milieu du XIXe siècle.

L’application à la « guerre »

La guerre fait naître ce mécanisme stratégique, d’abord parce qu’elle est l’expression la plus courante (parfois la seule) de l’exercice d’une politique étrangère. Les Traités de Westphalie (1648), en mettant fin à la Guerre de Trente ans et aux Guerres de Religion, concluent sur l’habeas corpus des Etats – cujus regio, ejus religio, selon les termes de la Confession d’Augsburg – et donc sur leur entière souveraineté, notamment celle de faire la guerre. Cette « autorisation » donnée aux Etats de faire la guerre les oblige à rationaliser autant que faire se peut et leurs buts de guerre et les moyens d’y parvenir. Ils tenteront de sortir du schéma guerrier et diversifieront leurs actions par des alliances matrimoniales, mais qui ne feront que repousser les problèmes et, à l’échéance, déboucheront sur des Guerres de Succession.
En dehors d’une économie de survie (produits agricoles bruts) et d’une industrie manufacturière artisanale (textile notamment), l’économie en soi est inexistante. Elle ne prendra forme qu’avec les révolutions industrielles, surtout la deuxième qui mettra sur le marché des produits de consommation courante. Toutes les forces d’un pays donné concourent donc à son effort de guerre, lequel a pour projet la constitution de la nation.
La stratégie proprement dite est donc sinon d’essence du moins d’application militaire de sa naissance à la fin du XIXe siècle ; c’est alors qu’émergera, avec d’autres formes d’organisation que l’armée, une stratégie alternative, celle de l’industrie. Puis, au XXe siècle, s’ajouteront les stratégies de communication (les médias) et des finances. Sans parler des stratégies individuelles, telle que la stratégie amoureuse mise en exergue par le Don Juan de Molière et surtout par les héros de Stendhal…

Les grands « maîtres » de la stratégie

Le grand précurseur de la stratégie moderne est incontestablement le roi de Prusse Frédéric II qui décide, dès son accession au trône en 1740, de profiter de l’outil militaire exceptionnel que lui a légué son autocrate de père pour, à partir de la petite, pauvre et lointaine Prusse (Poméranie, Brandebourg) engager le mouvement d’unification du peuple germanique et la création de la nation allemande. Pour sa part, il mettra quarante ans à s’assurer de la conquête de la Silésie, prise à l’Empire autrichien ; ses grands successeurs, Bismarck et Guillaume II, malgré l’avatar hitlérien, poursuivirent ce dessein que paracheva Helmuth Kohl à la fin de la guerre froide en 1991 par la « réunification » des deux Allemagne.
Le grand maître de la stratégie classique est incontestablement Napoléon. Nourri de culture classique et porteur des idées révolutionnaires, il transforme l’« art de la guerre » lui donnant sa dimension « stratégique » : avec comme finalité la liberté des peuples et comme moyens l’ensemble des ressources d’un pays, au premier rang desquelles la « communication ». La Révolution a accéléré l’apparition de la notion d’opinion publique qui, dès lors, sera un des facteurs majeurs de toute stratégie. Mais le mécanisme stratégique, encore adolescent, ne put résister ni à l’immensité du dessein ni à l’ampleur des moyens – diversifiés voire hétéroclites – mis en œuvre. Waterloo en 1815 met un point final (côté français) à cette tentative de maîtrise stratégique.
C’est dire la fragilité du mécanisme stratégique, fait pour des temps et des objectifs mesurés. Toute intrusion idéologique ou une inflation excessive des moyens devait déstabiliser ce mécanisme, ce qui advint avec les guerres mondiales du XXe siècle.
Karl von Clausewitz, observateur des guerres napoléoniennes, en comprit parfaitement le mécanisme et – dans une certaine confusion – appréhenda la formidable dérive stratégique qu’on pouvait deviner après la période révolutionnaire. Si ses réflexions valent pour l’essentiel pour son temps et jusqu’aux guerres mondiales, elles paraissent en grande partie archaïques à l’heure du nucléaire, du terrorisme et du cyberespace.