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Euro : le cercle vicieux de la surévaluation, par Gérard Lafay*

Dans l’opinion dominante, il est jugé utile d’avoir une « monnaie forte ». Cette notion est cependant ambigüe, car elle concerne surtout le fait que le pouvoir d’achat interne d’une unité monétaire ne subit qu’une faible érosion au cours du temps, bénéficiant d’un rythme réduit d’inflation. Toutefois, elle peut également signifier que son pouvoir d’achat est plus élevé à l’étranger que dans le pays lui-même, la monnaie étant surévaluée vis-à-vis des autres monnaies (son taux de change nominal est ainsi supérieur à celui qui assurerait une parité des pouvoirs d’achat). Autant la première conception peut être pertinente, autant la seconde s’avère dangereuse.
Une monnaie surévaluée équivaut à une « monnaie chère ». Selon les taux de change en vigueur, les prix moyens du pays sont alors supérieurs à ceux de ses partenaires. Ce phénomène a deux effets distincts. L’effet classique découle du fait que l’économie concernée perd sa compétitivité dans la concurrence internationale, ce qui implique que, toutes choses égales par ailleurs, sa balance commerciale tend à se détériorer. L’effet mondialisation tient au niveau trop élevé de ses salaires, compte tenu de la productivité du travail, de sorte que les entreprises tendent à délocaliser leur production au lieu de maintenir leur investissement productif sur le territoire national, tout en freinant la hausse de leurs salaires, ce qui ralentit la consommation1.
Autrefois, l’effet classique était le seul à jouer, si bien que le phénomène usuel était celui de la surévaluation déficitaire. La détérioration de la balance commerciale entraînait celle du solde des opérations courantes, provoquant ipso facto la baisse du taux de change et donc un mouvement spontané de rééquilibrage. Il en est tout autrement de l’effet dû à la mondialisation. Le ralentissement de l’investissement productif et de la consommation a pour conséquence de réduire la demande intérieure et donc la croissance du PIB (Produit Intérieur Brut). De la sorte, les importations tendent à baisser cependant qu’apparaît un surplus exportable. Si le PIB diminue, l’amélioration de la balance commerciale compense alors la perte de compétitivité. Au bout du compte, ce second effet peut même l’emporter, engendrant ainsi le paradoxe d’une surévaluation excédentaire.
Telle est précisément la position de l’ensemble de la zone euro depuis 2012, la France étant la seule à faire exception à la règle. Combinant croissance faible et monnaie forte, la zone est désormais entrée dans cette situation de surévaluation excédentaire, l’excédent courant dépassant 3 % de son PIB. Mesuré à parité des pouvoirs d’achat, son PIB global ne représente plus aujourd’hui que 13 % du total mondial, contre 18 % en 1998. À partir de 2003, le niveau moyen de ses prix (taux de change réel) est devenu supérieur de plus de 30% à la moyenne mondiale. Comment peut-on expliquer une telle situation ?
Pendant longtemps, la surévaluation de l’euro a été voulue délibérément, en particulier lorsque Jean-Claude Trichet était à la tête de Banque Centrale Européenne. Elle est maintenant subie, étant reconnue par beaucoup d’hommes politiques, et elle commence même à préoccuper Mario Draghi, le responsable actuel de la BCE. Peut-on y remédier ? La politique traditionnelle de baisse des taux d’intérêt à court terme n’est plus praticable, compte tenu du fait que ces taux sont déjà très bas et que la déflation des biens et services s’accompagne d’une inflation des actifs immobiliers et financiers. La BCE va-t-elle alors intervenir directement sur le marché des changes, en créant davantage d’euros et en achetant en contrepartie des dollars, imitant en cela la stratégie de nombreux pays asiatiques ? Cette solution ne semble guère concevable, allant à l’encontre de la conception des créateurs de l’euro, celle-ci visant à concurrencer la devise américaine.
En fait, la surévaluation de l’euro ne résulte plus de la politique monétaire, elle découle désormais des politiques budgétaires restrictives qui, partout, ont été mises en œuvre pour tenter de réduire l’endettement public. Celles-ci entraînent souvent une baisse brutale de la production, notamment dans les pays d’Europe du sud. En améliorant leur propre balance commerciale et celle de l’ensemble de la zone euro, elle contribue, par là-même, à faire monter l’euro et à ralentir encore la croissance, tout en éloignant la perspective d’assainir sainement les dépenses publiques. Nous nous trouvons ainsi devant une situation inextricable. Il serait temps que les responsables politiques se rendent compte du véritable cercle vicieux de cette surévaluation excédentaire, dans lequel leurs politiques inappropriées nous ont engagés.

* Gérard Lafay est Professeur émérite à l’Université de Paris II.

1 Cf. Gérard Lafay, Comprendre la mondialisation, Économie-Poche, Economica, 1996, 4e édition en 2002.