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Journal de la guerre 15 – Ukraine – février 2023

Des principes de la guerre

La guerre en Ukraine est une tragédie, au sens théâtral du terme, dont les divers actes se succèdent dans le respect des conventions avant de parvenir au dénouement, toujours douloureux, du cinquième acte. Nous en sommes probablement encore éloignés, au milieu du troisième acte sans doute – et j’y reviendrai plus loin – en espérant que le dernier acte ne soit point ultime pour le continent, au pire pour l’humanité. C’est effectivement le propre de la guerre d’être tragique car, selon sa logique, elle tend à aller aux extrêmes. Tel est l’essentiel de la pensée stratégique de Clausewitz d’avoir démontré que la nature de la guerre conduit à l’escalade et à la démesure : la fin y justifie les moyens, et c’est ce qui apparaît dans toute guerre, le chef ne se privant d’aucune des ressources, humaines et matérielles, qui pourraient permettre d’atteindre son but de guerre, à savoir sa propre victoire et en creux la défaite donc l’affaiblissement voire la destruction de l’adversaire. Dans la guerre conventionnelle, cette montée aux extrêmes ne se fait pas en un jour. On l’appelle « escalade » car il faut grimper les nombreux barreaux de l’échelle et surenchérir à mesure des résultats – les échecs notamment – pour espérer l’emporter : nombre d’hommes, qualité et quantité des armements, action psychologique et effroi sur la population, audace manœuvrière et capacité à prendre des risques politiques et stratégiques. Jusqu’à présent et malgré la disproportion des forces en présence, la guerre en Ukraine suit cette logique de l’escalade. C’est celle-ci que nous allons tenter de décrypter eu égard, d’abord, aux épisodes passés, puis, compte tenu de l’environnement mondial et européen, aux évolutions hypothétiques des mois à venir.

Un an après…

Lorsqu’on entre en guerre, on ignore tout de la suite des événements, non qu’on ne puisse mesurer le rapport des forces en présence mais parce qu’il est rare de savoir anticiper l’issue du choc des volontés qui s’affrontent. Le commandement russe a négligé ce point crucial en sous-estimant la détermination des soldats ukrainiens à défendre leur patrie. Le premier acte (mars-mai 2022) de la guerre d’agression russe a donc été un fiasco qui eut été complet si les Russes ne s’étaient toutefois emparés d’un cinquième du territoire ukrainien. Ce gage, sanctuarisé par l’annexion des quatre oblasts concernés, augmenté de la conquête antérieure de la Crimée, va devenir, en-deçà des buts de guerre proclamés de destruction de la « nation » Ukraine, le véritable enjeu du conflit. Il sera fortement contesté lors du deuxième acte (juin-septembre 2022) par les nombreuses et efficaces contre-attaques ukrainiennes qui permirent de reprendre Kharkiv, la partie ouest de l’oblast de Louhansk et la rive droite du Dniepr entre Zaporijjia et Kherson, soit environ 20 000 km2. Après ces deux phases d’une rare violence et qui mirent en exergue les déficiences de chacun des protagonistes, humaines et techniques, un troisième acte s’imposait d’une part pour consolider un front long de 800 kilomètres, d’autre part pour réorganiser et rééquiper des forces capables de livrer un quatrième acte décisif. Ce troisième acte se prolonge en ce début de 2023 car les deux armées ont été étrillées, l’armée russe ayant perdu probablement la moitié de ses effectifs tués, blessés et disparus (150 000 à 200 000 hommes selon les divers instituts anglo-saxons), l’armée ukrainienne ne disposant plus des matériels modernes suffisants pour résister au rouleau compresseur que les Russes s’apprêtent à mettre en œuvre. Il paraît donc normal, à ce stade, que les adversaires reconstituent les forces nécessaires au quatrième acte, les Russes comptant sur leurs immenses ressources humaines (plusieurs millions d’hommes mobilisables) pour saturer le champ de bataille, les Ukrainiens réclamant des Occidentaux la panoplie des armements aéroterrestres qui leur permettrait non seulement de résister mais surtout de se lancer dans la contre-offensive qui libérera leur pays de l’occupation russe. Malgré la pression entretenue tout au long du front entre Kharkiv et Kherson, notamment dans et autour de Bakhmout, où des forces considérables ont été amassées de part et d’autre, l’enlisement se poursuit dans l’attente du moment favorable, qu’il soit climatique, tactique ou technique.

La phase décisive

Ce moment favorable pourrait se situer dès le mois de mars pour les Russes, mais guère avant mai pour les Ukrainiens. Les premiers sont poussés par l’urgence politique de marquer des points et de justifier ainsi leur entreprise ; les seconds par la nécessité de déjouer la stratégie de grignotage du rouleau compresseur russe qui pourrait faire éclater le front, en particulier dans le Donbass. La possibilité pour le commandement russe de déclencher une nouvelle offensive dépend de sa capacité à reconstruire un corps blindé mécanisé (hommes et matériels) de la valeur de deux armées (40 000 hommes et 600 chars selon les organigrammes habituels). L’enjeu pour le chef d’état-major ukrainien est à peu près le même, s’agissant du volume des forces et de leur équipement. Si nous ignorons de quels armements nouveaux sont dotées les forces russes en cours de formation, en revanche nous suivons jour par jour le feuilleton de montée en puissance de l’armée de Kiev avec les livraisons successives d’armements par les Occidentaux ; et nous savons calculer que, dans l’hypothèse la plus favorable, le corps aéroterrestre ukrainien ne sera pas opérationnel avant plusieurs mois, soit la fin du printemps. Il faudra donc que les forces ukrainiennes soient en mesure de résister d’une part au rouleau compresseur russe sur le front actuel, d’autre part à une éventuelle offensive russe qui pourrait intervenir au nord (entre Kharkiv et Kiev) ou au sud du dispositif (sur les côtes de la mer Noire).

Pour sortir de l’enlisement actuel, la guerre doit nécessairement changer de dimension ; chacun des protagonistes doit retrouver un espace de manœuvre, expression d’une certaine liberté d’action sans laquelle il ne peut y avoir de succès opérationnel. Mais cela suppose une prise de risque de part et d’autre. Ce risque se situe aussi bien dans l’espace que dans le temps. S’agissant de l’espace, c’est-à-dire du terrain d’action, hors la ligne de front qui semble en grande partie « bétonnée », les espaces « libres » se trouvent au nord entre Kharkiv et Kiev à la jointure des frontières russe et biélorusse et au sud sur les rives de la mer Noire. Un débarquement de vive force entre l’embouchure du Dniepr et Odessa paraît hors de portée d’une armée russe dont, en outre, les lignes de communication en mer Noire sont particulièrement vulnérables. Reste l’hypothèse d’une attaque par la frontière nord dans le but de conquérir la rive gauche du Dniepr et de couper ainsi de leurs arrières les forces ukrainiennes qui défendent la ligne du Donbass. Et s’agissant du temps, les Russes ont effectivement intérêt à attaquer dès que possible, en tout cas avant que les armements occidentaux aient pu renforcer l’armée ukrainienne.

Le commandement ukrainien est soumis à la même contrainte espace-temps, mais dans laquelle le temps est le paramètre essentiel. A l’évidence, la formation d’un corps blindé ukrainien modernisé prendra du temps ou, plus précisément, s’échelonnera sur plusieurs mois. L’attaque russe risque donc d’intervenir à un moment défavorable pour Kiev, vulnérabilité que les Ukrainiens devront retourner en leur faveur s’ils veulent éviter la partition de leur pays de part et d’autre du Dniepr. Un tel épisode, s’il se produisait, rappellerait les conditions dans lesquelles s’est déroulée la première bataille de la Marne en 1914 : un combat retardateur jusqu’à la Marne suivi d’une contre-attaque de flanc sur les deux armées allemandes engagées à l’est de Paris. Interdire le franchissement du Dniepr et sauver Kiev, tel pourrait être l’objectif premier du commandement ukrainien, visant également à gagner le temps nécessaire pour lancer une contre-attaque. Celle-ci, pour être efficace voire décisive, devrait opérer sur le flanc droit des Russes à partir de la région est de Kiev, mais également et dans le même temps sur les lignes de communication russes dont une partie se situent en Biélorussie. L’espace de manœuvre ukrainien se trouvera donc dans la zone des « trois frontières » qui délimitent l’Ukraine de la Russie et de la Biélorussie.

Une contre-attaque ukrainienne en direction du nord-nord-est pour couper l’armée russe de ses arrières et la refouler en Russie prendrait certes le risque politique d’étendre la guerre à la Biélorussie et d’intervenir sur la frange occidentale de la Russie mais elle aurait surtout le double avantage de déstabiliser voire de mettre à mal le pouvoir de Loukachenko et de réduire pour longtemps les capacités opérationnelles de l’armée russe. On voit bien que les véritables « lignes rouges » de la guerre d’Ukraine se trouvent là et non dans une quelconque escalade des fournitures d’armement. Deux pays veillent particulièrement sur ces lignes rouges : les Etats-Unis et la Chine. Bien qu’opposés et même adversaires, ils ont en commun des d’intérêts, d’ordre économique surtout, qui supposent le maintien d’un certain ordre mondial et donc d’éviter que ce monde devienne incontrôlable, du moins qu’il échappe à leur contrôle. S’ils mesurent tous deux l’avantage mutuel d’un affaiblissement durable de la capacité de nuisance de la Russie, ils ne veulent ni l’un ni l’autre qu’elle soit poussée dans ses retranchements dont on sait qu’ils sont nucléaires. L’armée ukrainienne pourra donc intervenir, y compris en Biélorussie et en Russie mais dans les limites qu’auront fixés, d’un commun accord, les Chinois et les Américains. C’est sans doute ce qui, dans le secret des chancelleries, se négocie ces jours-ci : permettre à l’Ukraine de remporter une partie décisive et montrer à la Russie qu’elle ne parviendra pas à atteindre ses objectifs. Si cette hypothèse se vérifie d’ici à l’été 2023, alors le cinquième acte, celui des négociations, pourra se jouer ; sans aucune certitude bien sûr que la tragédie se dénoue et parvienne à son terme. Après tout, n’est-ce pas le sort des tragédies de se succéder les unes aux autres.