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La France 3.0 – La France décroche (1), par Christian Saint-Etienne*

Pendant l’essentiel du dernier quart de siècle, période de déclin accéléré, les combats politiques nationaux en France ont été des jeux de postures détachés des réalités : on se battait pour des places entre des personnes plutôt que sur des visions de l’avenir fondées sur des analyses stratégiques, comparant la France aux autres pays auxquels elle est confrontée dans la compétition internationale.
Par exemple, l’effondrement des marges des entreprises et la chute de la part de la valeur ajoutée industrielle dans le PIB depuis quinze ans n’intéressaient pas vraiment la classe politique, les syndicats et les médias qui ignoraient ces phénomènes et ne pouvaient donc pas expliquer les enjeux liés à cette débandade productive. Pour ce qui est des déficits extérieurs récurrents depuis dix ans, véritable voie d’eau dans le bateau productif national, l’information est traitée en mode mineur. Pourtant, si la France n’avait perdu comme l’Allemagne que 10 % de ses parts de marché à l’export depuis quinze ans, au lieu de 40 %, le PIB français serait supérieur de 8 % à ce qu’il est. Avec un taux de prélèvement obligatoire de 45 %, les recettes fiscales seraient supérieures de 3,6 % du PIB, éliminant le déficit public ! Et nous aurions un million d’emplois productifs de plus qu’aujourd’hui.

Une base officielle de comparaisons

Nous disposons aujourd’hui d’une base de comparaisons officielle entre la France et les seize pays1 dont le PIB par tête se situait en 1988, juste avant la chute du mur de Berlin, entre – 30 % et + 30 % du niveau français2. Les données qui suivent comparent la France à la moyenne de cet échantillon qui ne varie pas pendant le quart de siècle se terminant en 2012. Quelles sont les sept principales observations qui en découlent ?

1/ Le niveau de vie des Français3, qui était supérieur à la moyenne en 1992, passe sous la moyenne de l’échantillon de pays en 1996, puis décroche pleinement sur la période 2000-2012 pour se situer 6 % en-dessous de la moyenne en 2012. Les trois erreurs de politique économique évoquées ci-dessus ont bien produit leur effet d’appauvrissement du pays. Cet appauvrissement résulte d’une érosion de notre productivité (PIB par personne employée) qui était plus élevée que la moyenne en 1988, mais qui s’est affaiblie par rapport à la moyenne dans les années 1990 avant que la baisse du temps de travail en 1999-2000 ne bloque complètement son essor dans la première moitié des années 20004. Comme dans le même temps, la proportion des personnes âgées de 15 à 64 ans qui travaillent – le taux d’emploi – se situe 5 points en dessous de la moyenne de l’échantillon, notre niveau de vie relatif baisse. On voit donc qu’il n’y aura pas de sortie de crise sans remettre les Français au travail, à la fois par une hausse de la durée individuelle du travail et du taux d’emploi.

2/ Le taux d’investissement (part de l’investissement dans le PIB) qui était de 21 % en 1988 – 1991, s’effondre de 1991 à 1997 pour s’établir à 17 %, notamment sous l’effet de la violente hausse des taux d’intérêt en 1992-1993 avec la politique du franc fort. Il remonte un peu avec la reprise internationale en 1997-2000 mais voit son élan brisé par la mise en place des 35 heures et le ralentissement économique international en 2001-2002, avant de repartir lentement en 2003, puis fortement de 2004 à 2008. Nouvelle cassure en 2009 et maintien du taux à 19 % en 2010-2012. On voit bien l’effet des deux claques de politique économique de 1991-1992 et 1999-2000 sur l’activité et l’investissement. Cet effet est encore plus net sur le seul investissement en machines et équipement. Le double décrochage de l’investissement productif de 1991-1992, par rapport à 1990, et 2001-2002, par rapport à 2000 est à chaque fois de 10 à 12 %.

3/ Le niveau des élèves dans le classement PISA de l’OCDE, qui était à la moyenne en 2000 (au moment du lancement de ce classement), décroche à partir de 2006, essentiellement à cause du mauvais score du quart inférieur des élèves, sachant que le quart supérieur des élèves français est bien situé dans le quart supérieur de l’OCDE. On voit ici l’effet catastrophique du mauvais apprentissage des compétences de base (lecture, écriture, calcul) au début de l’école primaire (CP et CE1) et d’un collège unique qui ne peut pas corriger les écarts de compétences apparus dès le primaire.

4/ Notre taux de dépense de recherche et développement (R&D) qui était supérieur à la moyenne de l’échantillon au début des années 1990 lui est inférieur au début des années 2010, principalement du fait de la faiblesse des dépenses des entreprises qui ont un taux de marge (bénéfices sur valeur ajoutée) inférieur d’un tiers aux taux allemand ou anglais. De plus, nous avons peu d’entreprises dans les secteurs à fort taux de R&D (numérique, biotechs, etc.).

5/ Les inégalités de revenu, qui étaient inférieures à la moyenne de l’échantillon dans les années 2000, sont revenues à la moyenne avec la crise financière de 2008-2009 et l’écrasement fiscal de 2011-2013 qui ont détruit 400 000 emplois de 2009 à 2013. En d’autres termes, le seul vecteur durable d’intégration et de baisse des inégalités est l’emploi. Ecraser les marges des entreprises et décourager l’investissement casse la dynamique de création d’emplois et ne peut qu’augmenter les inégalités. Notons, parallèlement, que l’indice de développement humain des Nations unies, qui synthétise des indicateurs d’éducation et de santé publique, s’est sensiblement amélioré de 1980 à 2000, en termes absolus et relatifs. Mais depuis 2000, la progression de cet indice est ralentie.

6/ La violente progression de la dépense publique française depuis 1991-1992 et le fait que l’écart de dépense, par rapport à la moyenne de l’échantillon, augmente nettement depuis 2001 sont bien confirmés par ce document officiel.

7/ Le seul élément positif réside dans une intensité des émissions de gaz à effet de serre, à la fois très inférieure en France à la moyenne de l’échantillon et qui baisse fortement sur 20 ans (essentiellement grâce à la production d’électricité nucléaire), alors que le nouveau gouvernement s’est donné pour objectif de réduire fortement la production d’électricité nucléaire qui est à l’origine de ce bon résultat. Il faut naturellement développer les énergies renouvelables sans perdre l’avantage du nucléaire.

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Ce texte officiel réalisé par France Stratégie5 fait bien apparaître le décrochage français qui commence en 1991-1992 et s’accélère en 2001-2002, après les décisions catastrophiques de 1999-2000 dont les effets immédiats ont été cachés par un euro très faible en 2000-2001, et à nouveau en 2011-2012 pour s’amplifier en 2013-2014. La conséquence a été un violent décrochage de la croissance tombée d’un rythme annuel de 2,4 % en 1980-1990 et 1,8 % en 1991-2000 à 1,1 % en 2001-2014. Or le taux de croissance minimal pour créer suffisamment d’emplois marchands non aidés pour absorber la hausse de la population active et pour réduire spontanément le déficit public est de 1,6 % par an. Passer d’une croissance annuelle de 2,4 % avant 1991, à une croissance annuelle de 1,1 % depuis 2001 suffit à expliquer la montée inexorable du chômage. En 2012-2014, la croissance annuelle est même tombée à 0,4 % par an, la France perdant pied économiquement et politiquement face à l’Allemagne qui accumule les excédents extérieurs tandis que son taux de chômage est très inférieur au nôtre. La production industrielle française a chuté de 12 % depuis 2008 et retombait même au milieu de 2014 à son niveau de 1994 !
Il faut se garder toutefois de tomber dans un excès de pessimisme car, si la multiplication des erreurs de politique économique et sociale a dégradé la performance relative de la France au cours du dernier quart de siècle, nous conservons la capacité de rebondir comme nous le montrerons dans la deuxième partie du livre. Mais il faut se dépêcher d’inverser le cours des choses et changer de cadre mental pour éviter que cet affaiblissement relatif ne devienne irréversible.

Deuxième partie (les remèdes) à suivre en février 2015

1 Les seize pays, dont la France, sont : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Italie, Japon, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède.
2 Voir le rapport de France Stratégie au président de la République : Quelle France dans dix ans ? Fayard, 2014.
3 Le niveau de vie est le PIB par habitant en parités de pouvoir d’achat en dollars en prix constants de 2005, données OCDE.
4 La productivité chute en 1991-1992, progresse lentement en 1993-2000, plafonne jusqu’en 2004, se redresse en 2004-2008 avant de chuter en 2009-2010 avec la grande crise financière internationale, puis retrouve à peine son niveau de 2008 en 2012.
5 France Stratégie : Quelle France dans dix ans ? Fayard, 2014.