Abonnés

SINOCLE 2022 – Le dragon, roi de la tactique

Chaque culture a son bestiaire managérial. Héritiers de Machiavel et de La Fontaine, en politique comme dans le business, nous tenons le renard et le lion pour des figures tutélaires. Les Chinois ont le dragon et le loup.

Le dragon parce qu’il est l’animal qui traverse tous les mondes et s’adapte à tous les milieux avec son corps qui tient du serpent, du poisson, de la licorne, de l’aigle et du cerf. Animal multiple et transgenre dont la puissance est aussi impressionnante que la plasticité. Le loup parce qu’il a un flair hors-norme, n’a peur de rien, est fulgurant quand il attaque, chasse en meute et reste loyal jusqu’à la mort au chef de la bande. Animal indomptable et dévoué à ses frères, aussi endurant qu’implacable. Dragon et loup sont les deux animaux totems des entrepreneurs chinois, ceux qui inspirent leurs tactiques pour mieux diriger dans l’incertitude comme le raconte brillamment Sandrine Zerbib, la femme qui a fait réussir Adidas en Chine, autrice avec Aldo Spaanjaars de Dragon Tactics.

Ajoutez à ces deux animaux fétiches, une pensée de Ren Zengfei, une de Jack Ma, une de Sun Tzu, une de Lao Tseu et une de Kai-Fu Lee et vous avez le bréviaire des entrepreneurs chinois ou au moins les principes pour comprendre comment les entrepreneurs chinois réussissent.

Ces cinq pensées les voici : la culture des start-up chinoises est le yin du yang de la Silicon Valley car tandis que les secondes se fixent une mission, les premières sont au contraire guidées par le marché (1), deviens aussi fluide que l’eau qui trouve toujours sa voie en s’adaptant au terrain (2), dans leur combat contre les lions, les loups sont supérieurs car ils sont acharnés à l’emporter et ignorent la peur de la défaite (3), tout empire peut s’effondrer mais un écosystème peut survivre éternellement (4), quand les généraux manœuvrent sur le champ de bataille, il n’ont pas à obéir à chaque ordre du roi (5). Les sinophiles rapporteront ces pensées à leurs auteurs respectifs, le président de Sinnovation Ventures, le stratège antique, le philosophe taoïste et les fondateurs d’Alibaba et de Huawei.

Peu importe l’auteur, c’est l’idée qui compte ou plutôt le paysage intellectuel qu’elle dessine. Car le business n’est rien sans la configuration conceptuelle qui y préside. Et la conception chinoise du business inverse nombre d’idées occidentales. A commencer par la sacralisation de la stratégie : on a tout à gagner avec la tactique et beaucoup à perdre avec la stratégie pense l’entrepreneur chinois. Car la stratégie a l’immobilisme de ses principes plus soucieux de prouver la pertinence d’un plan que de comprendre la mobilité des marchés. Observer est préférable à modéliser. Le modèle, mantra occidental, finit toujours par aveugler celui qui le pense, il a une fâcheuse tendance à forcer le réel pour le faire correspondre à sa projection alors que l’observation s’en tient au ras des choses et à l‘éternelle recomposition de leurs rapports de forces. Le modèle idéalise, et par son idéalisation endort, l’observation brutalise, et par sa brutalité réveille. Comme le coup de bambou que le moine taoïste donne à son disciple pour lui rappeler que la réalité est déjà plus loin que son esprit. La modélisation à l’occidentale cache une peur du chaos et sa volonté farouche de le maîtriser l’empêche souvent de l’apprivoiser, d’en jouer pour mieux en profiter.

sinocle-dragon-tactics
Le tacticien chinois sait que la vitesse d’exécution est supérieure à la finesse de l’analyse. Inutile de maîtriser tous les paramètres d’un marché pour le contrôler et réussir à s’imposer. Pour rester au plus près des marchés et de leurs mutations en temps réel il existe une arme fatale : la data. D’où la fortune en Chine du capitalisme numérique data driven qui décuple les ressources du pays en créant des entreprises pensées comme des écosystèmes sur le plus grand marché du monde où presque 600 millions de personnes sont connectées à l’internet haut débit. Oubliez la stratégie, ne faites confiance à personne sauf à la data, remplacez le modèle par l’algorithme, aidez le chaos et le chaos vous aidera : on pourrait ainsi dramatiquement résumer les mots de passe pour s’en sortir quoi qu’il arrive, et non pas quoi qu’il en coûte. Ceux qui ont réussi en Chine, KFC, Mc Donald’s, L’Oréal, Starbucks, Mars, Tesla, Gucci, Adidas, Hermès, Burberry, l’ont compris. Les autres, Amazon, Carrefour, Danone, Uber, non. On sort du voyage micro-économique de Dragon Tactics enrichi mais inquiet. Avec deux questions sans réponse.

L’idéologie chinoise du business est celle d’une économie de guerre : le marché c’est la guerre, l’entreprise c’est la guerre, la course aux ressources énergétiques c’est la guerre. Or la guerre c’est la violence, la domination, la prédation, les vainqueurs faibles de leurs pouvoirs usurpés et les vaincus forts de leurs seuls ressentiments et de leur haine. Comment réparer notre monde qui s’effondre avec une économie de guerre ?

La culture chinoise du business a ses vertus et ses limites, au même titre que la culture occidentale : la prospérité et la stabilité du monde passent par l’hybridation des deux ou a minima par leur intelligence partagée. Comment est-ce possible tant que les deux premières puissances du monde vivront dans la défiance mutuelle et le déni respectif ?