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Un défi de civilisation

Jean-Pierre Chevènement – Fayard, 2016

La globalisation, mère du chaos mondial

« En modifiant la hiérarchie des puissances, la seconde mondialisation libérale…a complètement bouleversé la géopolitique mondiale…Elle a creusé les écarts entre pays émergents, vieux pays industriels et pays immergés, voire faillis.

Vingt ans après la chute de l’URSS, c’est la Chine qui est devenue pour les Etats-Unis le principal compétiteur mondial. En 2011, le Président Obama a annoncé la stratégie du « pivot » vers l’Asie, c-a-d le basculement de la majorité des bâtiments de la flotte américaine de l’Atlantique vers le Pacifique. En Europe même, l’Allemagne a progressivement imposé, vingt-cinq ans après sa réunification, une forme à la fois originale et instable de leadership, une sorte de Saint-Empire euro-américain…

[…] La première guerre du Golfe a ouvert au Moyen-Orient l’ère d’un chaos dont nous ne sommes pas encore sortis…Ce chaos comporte de plus en plus d’effets pervers : destruction ou effondrement d’Etats, flux de réfugiés, terrorisme mondialisé, trafic de drogue, insécurité, etc.

Le développement de guerres irrégulières ou asymétriques dans lequel certains théoriciens discernent une « rupture stratégique » résulte bien évidemment d’abord de la fin de l’Union soviétique. Au monde bipolaire américano-soviétique des années 1947 à 1990 a succédé un monde « apolaire » ou « zéro polaire », où la marge d’autonomie des puissances régionales s’est paradoxalement accrue. …La nouvelle anomie du monde reflète également la multiplication des Etats fragiles, incapables d’imposer leur autorité et de faire respecter leurs lois. Sur près de deux cents Etats représentés aujourd’hui à l’ONU, moins d’une moitié de ceux-ci disposent de forces régaliennes capables de tenir leur territoire. D’immenses zones grises s’étendent – le Sahel par exemple. Des « trous noirs » apparaissent à la place des « Etats faillis », comme la Somalie.

La décomposition des Etats n’est pas seulement le résultat de décolonisations mal préparées et de transitions mal maîtrisées. Elle découle du mouvement même de la globalisation qui s’attaque aux Etats à la fois par en bas (trafics, mafias, réseaux criminels ayant mis à profit la mondialisation financière et les paradis fiscaux), mais aussi par en haut : même les vieilles nations européennes doivent faire face aux tentatives sécessionnistes de leurs régions les plus riches…La régulation par les crises reste aléatoire, car il y a des crises qu’on ne maîtrise pas, comme l’a montré, en 1914, l’issue catastrophique de la première mondialisation libérale. La séquence ouverte en 1979 après la révolution khomeyniste (…) n’est pas prête, elle non plus, de se refermer.

L’hégémonie maintenue des Etats-Unis est la condition de la poursuite de la globalisation, processus qui ne semble d’ailleurs plus avoir d’autre fin que lui-même.

La déterritorialisation des élites conduit à leur agrégation au sein d’un bloc hégémonique constitué autour de la finance, elle-même mondialisée. L’alliance d’une partie de l’intelligentsia avec les médias de masse tend à formater l’opinion par-delà les frontières….Le démantèlement des Etats s’opère ainsi de multiples manières : les contentieux juridiques sont soustraits aux juridictions nationales par la prolifération des instances d’arbitrage. La concurrence inégale et la violence dans la sphère publique, mais aussi la privatisation croissante de la sécurité restreignent la capacité d’action des Etats….L’occidentalisme est l’idéologie qui fédère les intérêts des groupes dominants à l’échelle mondiale. […]

La mondialisation du terrorisme, une face de la globalisation

Le terrorisme « djihadiste » constitue, depuis au moins deux décennies, la manifestation la plus frappante du chaos mondial…Le terrorisme est inséparable de l’irruption du fondamentalisme religieux à la tête de grands Etats dans le monde musulman, 1979 constituant, à cet égard, l’année tournante…

Pour bien comprendre cette « revanche de Dieu », on ne peut évidemment faire l’impasse sur l’échec de la Nahda (la « Réforme ») et plus précisément des nationalismes arabes après la guerre des Six Jours ; en juin 1967 cet échec a ouvert la voie à ce complet retournement de situation idéologique et politique dont le Moyen-Orient a été le théâtre depuis la fin des années 1970…Les chocs pétroliers de 1973 et de 1979 ont fait basculer le centre de gravité du monde arabe du Levant et de l’Egypte vers le Golfe, et précisément vers l’Arabie séoudite, citadelle du wahhabisme et d’un islam rigoriste. En même temps qu’il donnait naissance, en Afghanistan, à une idéologie de combat contre cette incarnation de l’athéisme qu’était l’URSS, l’islam fondamentaliste financé par l’argent du pétrole s’est répandu dans tout le monde musulman….

La guerre Irak-Iran (1980-1988)…ne mit pas fin au pouvoir des ayatollahs à Téhéran. Elle ouvrit au contraire la voie à la première guerre du Golfe entre janvier et mars 1991, première guerre « civilisationnelle » selon Samuel Huntington, qui allait créer, à partir de 1992, les conditions d’un djihad planétaire avec le retournement d’Al Qaida contr les Etats-Unis. La deuxième guerre du Golfe, en 2003, au prétexte de « finir le job », paracheva la destruction de l’Etat irakien et installa la prépondérance de l’Iran au Moyen-Orient à travers un gouvernement sectaire d’obédience chiite installé à Bagdad. L’année 2011 vit à la fois l’élimination d’Oussama Ben Laden, la fin du retrait américain d’Irak et le résurgence du djihadisme dans les provinces sunnites de l’ouest irakien. En effet, la reconduction du gouvernement sectaire d’Al Maliki à Bagdad jeta les sunnites dans les bras de ce qui allait devenir le soi-disant Etat islamique, Daech. La même année 2011 vit enfin l’éclosion des « Printemps arabes » en Tunisie et en Egypte. La Syrie se trouva à son tour entraînée. A la répression de l’opposition traditionnellement islamiste, organisée par Bachar El Assad, se superposa rapidement une guerre par procuration entre la Turquie, l’Arabie séoudite et le Qatar d’une part, et l’Iran et ses alliés chiites d’autre part.

Une nouvelle forme de djihadisme planétaire vit alors le jour avec la proclamation, en juin 2014, d’un califat territorialisé, à cheval sur l’Irak et la Syrie. Daech apparut très vite comme une menace pour le monde entier…Il ne faut cependant pas se tromper : Daech n’est pas un Etat comme les autres. Sa tête est sans doute aujourd’hui encore quelque part, entre Raqqa et Mossoul, mais ses ramifications sont partout où existe un terreau favorable au développement de groupes djihadistes….

Pour prendre la pleine mesure du défi mondial que représente le terrorisme « djihadiste », il faut le replacer dans le cadre de la globalisation dont il constitue une pathologie extrême. Né en Afghanistan, mais développé en Irak après 2003, il marque le rejet violent non seulement de l’Occident « individualiste », mais plus généralement de l’hyperindividualisme libéral par une secte qui, en s’appuyant sur une lecture littéraliste du Coran, le terrorisme « djihadiste », n’entend rien moins que détruire l’Occident et même davantage : tout ce que le monde comporte de mécréance, également en Russie, en Inde, en Chine. Ce projet apocalyptique constitue une forme de millénarisme, infiniment plus redoutable que toutes les autres, non pas tant par ce qu’il prévoit que par sa capacité à créer ce « choc des civilisations » qui n’était qu’une hypothèse quand Huntington l’a formulée en 1994.

[…] Ancien DG de la DGSE, l’ambassadeur Pierre Brochand nous aide à opérer le renversement de perspective politique qui est nécessaire pour comprendre le défi que nous lance le terrorisme « djihadiste ». Si arbitraire que puisse apparaître sa violence, celle-ci n’est qu’une réaction à un phénomène beaucoup plus global, dont la maîtrise même nous échappe.

Pierre Brochand a proposé une véritable grille de lecture du monde globalisé. L’intérêt et l’originalité de cette vision est qu’elle ne se focalise pas sur l’islam ou sur l’islamisme, mais sur la globalisation. …L’Occident y apparaît – dans la ligne de la pensée tocquevilienne – comme producteur d’un « tsunami d’hypermodernité individualiste » porté par la révolution de l’information et créant une sorte de « deuxième atmosphère » : « l’infosphère ». Ce tsunami redistribue les avantages et les pouvoirs, accélère les déstabilisations et génère un monde virtuel, source de bulles et de frustrations ; le « deuxième monde » – tout ce qui n’est pas l’Occident…- étant réduit à un rôle de réception et de réaction, quelles qu’en soient les formes : le rebond (chez les émergents), la rente (les hydrocarbures, la piraterie ou la drogue), le renoncement (l’effondrement des Etats faillis), le refus (l’islamisme politique), le rejet enfin (le terrorisme « djihadiste »).

Cet effort de théorisation du monde est pertinent en ce qu’il situe non pas dans l’islam, mais en Occident et plus généralement dans la « globalisation », la source principale de la dynamique du chaos qui nous emporte….Cette dynamique du « dieu Argent » dans laquelle nous reconnaissons aisément la logique du capitalisme financier mondialisé est à la fois universelle et irrépressible…Il y a des « asynchronies ». C’est pourquoi le système se régule tout naturellement par des crises.

P. Brochand montre que « tout ce qui était au-dessus de l’individu (et particulièrement l’Etat) passe en-dessous »… Avec le montée de l’hyperindividualisme, les leviers traditionnels détenus par l’Etat échappent de plus en plus aux gouvernements. »