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Tempête dans le Pacifique

A sa manière solitaire, sans référence à ses alliances européennes ou transatlantiques, au nom de ses territoires et des intérêts maritimes qui y sont attachés, et aussi pour faire valoir les capacités de ses arsenaux, la France avait conclu un contrat de vente de sous-marins conventionnels (diesel-électrique) avec l’Australie. Un contrat de long terme et considérable en termes financiers, mais un contrat limité sur le plan technologique et modeste au regard des enjeux stratégiques dans la zone indo-pacifique. Négocié dans les années 2010, alors que le pivot américain vers l’Asie s’amorçait et que la Chine de Xi Jinping réfrénait encore ses proclamations guerrières, il ne pouvait prendre la mesure des mouvements géopolitiques qui concernent aujourd’hui cette partie désormais primordiale du monde, sauf à anticiper sur des évolutions qui eussent été prévisibles à condition toutefois d’entretenir un dialogue avec les principaux acteurs de la zone incriminée, à commencer par les Chinois. L’aggravation de la situation dans la région, notamment en mer de Chine méridionale, l’antagonisme croissant entre la Chine et les Etats-Unis sur les sujets commerciaux, la montée en puissance impressionnante de la marine chinoise et des armements qui lui sont associés, les tensions multiples sino-australiennes, tout porte à la fois les Etats-Unis et l’Australie à revoir leur dispositif, les uns pour compléter celui-ci et aménager une vaste plate-forme dans le Pacifique sud, l’autre pour conserver sa liberté d’action dans la région, notamment en matière de communication maritime. C’est pourquoi le choix de renforcement des moyens de sécurité australiens s’était porté sur des sous-marins, domaine dans lequel les Chinois sont encore peu performants et qui, à condition d’avoir les qualités requises (discrétion, autonomie), pourrait rééquilibrer la balance des forces dans la zone incriminée.

La dénonciation du contrat des sous-marins par l’Australie est révélatrice de plusieurs phénomènes : le premier est sans doute l’augmentation considérable de la tension dans la zone Pacifique, de l’agressivité dont font preuve les Chinois dans la mer de Chine méridionale et ses abords, et de la pression qu’y exercent les Américains à travers la puissante VIIe Flotte ; le deuxième révèle la faiblesse de la France dans une zone où ses intérêts sont pourtant importants mais fragiles (avenir de la Nouvelle-Calédonie) et qu’elle défend avec des moyens dérisoires (quelques navires de guerre permanents) eu égard aux enjeux et aux forces en présence, cela révélant une grande naïveté en matière stratégique et l’inadaptation de son concept géopolitique à la réalité du monde ; le troisième est la face sinistre d’un multilatéralisme décomplexé où chacun, faisant fi des alliances, reprend ses billes et joue en solo ; dès qu’il s’agit des intérêts ou des volontés de puissance, ce qui est le cas des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, rien ne tient qui n’y soit subordonné, y compris les alliances ou les relations amicales.

Cela dit, concernant l’affaire des sous-marins français, il s’agit d’une tempête dans un verre d’eau océanique. Si ce modèle de submersible conventionnel (diesel-électrique) pouvait correspondre à une vision des années 2010-2015, époque à laquelle le contrat de fabrication a été négocié et signé, il est manifestement dépassé aujourd’hui. Les raisons sont multiples et ont été évoquées ci-dessus. Outre le changement de pied des enjeux stratégiques et des forces en présence, revus à la hausse en qualité comme en quantité ces derniers temps, c’est le poids régional de la France qui était en cause tant par son insuffisance que par sa marginalité. Certes, la France comprend des territoires océaniques mais sous forme de « confettis » impériaux dont la pérennité est moins qu’assurée (les élections pour ou contre l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie auront lieu le 12 décembre 2021) et les infrastructures modestes ; cela ne fait pas d’elle un partenaire majeur. D’autant que face à la Chine, puisque c’est de cela qu’il s’agit, la position française peut paraître ambiguë comme celle, d’ailleurs, de plusieurs pays européens, lorsqu’ils ne sont pas franchement sinophiles. Et, compte tenu des délais de fourniture des sous-marins envisagés à plus ou moins quinze ans, la situation géopolitique aura largement le temps de se détériorer. Il est donc probable que ce contrat, par ailleurs peu lucratif pour Naval Group mais « avantageux » pour l’influence française, ne serait pas allé à son terme et aurait dû être soit dénoncé (ce qui est le cas) soit modifié de façon substantielle.

La dénonciation s’est faite de façon humiliante pour la diplomatie française et la modification au profit des Anglo-Américains contient des clauses techniques qui dérogent au droit international. En effet, la vente de sous-marins à propulsion nucléaire se fait non seulement en violation des lois australiennes sur l’accès au nucléaire mais surtout en faisant fi du TNP et de la réserve qu’observaient jusqu’alors les puissances nucléaires membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU ; cette banalisation du nucléaire pourrait faire des émules dans la zone, à commencer par le Japon et en suivant avec la Corée du Sud confrontée à son frère nucléaire du Nord. Quant aux délais de fabrication, ils vont encore s’allonger – vers 2040 –, le contrat étant loin d’être signé et la construction des infrastructures nécessaires puis les transferts de technologie exigeant de longues années de travaux ; sans parler du coût faramineux d’un tel programme. Si, comme il est prévisible, les évènements se précipitent dans la zone, l’urgence prévaudra et les Américains seront contraints d’installer leurs bases et leurs sous-marins nucléaires directement en Australie, quitte à en louer ou en prêter quelques-uns à ces derniers. Là encore, il est probable que ce futur contrat sous l’égide d’AUKUS aura du mal à voir le jour.
S’agissant des procédés peu diplomatiques qu’ont employés les acteurs de l’AUKUS à l’égard de la France, il y a sans doute plusieurs raisons. De la part des Américains, la volonté de donner un coup de semonce aux Français toujours aussi vaniteux : dans quel camp êtes-vous ? Si ce n’est avec nous, vous en subirez les conséquences. De la part des Britanniques, se « déseuropéaniser » en faisant jouer les anciens ressorts du Commonwealth et en démontrant la réalité du concept prétentieux de Global Britain. Les Australiens, en l’occurrence, ont adopté les mœurs anglo-saxonnes et le manque de fair-play qui leur est associé.

La France pour sa part, toute humiliation bue, devrait tirer les conséquences de ce fiasco diplomatico-stratégique dans trois directions. La première exigence serait de réviser son complexe « politique étrangère/politique de défense » qui date d’une trentaine d’années et qui n’a jamais voulu prendre en compte la réalité de la « transformation » du monde post-guerre froide. Il serait temps d’adopter une politique globale de sécurité, centrée sur l’Europe – défense du territoire et protection des populations – qui a été négligée depuis les années 1990 pour aller guerroyer dans le vaste monde. Pendant que la marine chinoise nous occupe dans le Pacifique sud, nous ne nous inquiétons pas assez des menaces qui pèsent sur le bon fonctionnement de notre société et de nos entreprises ; pendant qu’une poignée de bandits plus ou moins djihadistes nous préoccupent au Sahel et ailleurs, nous négligeons trop nos forces intérieures et la continuité indispensable entre police, gendarmerie, armée. Etc…

La deuxième direction concerne la sécurité européenne. S’agissant du contrat dénoncé, il ne devrait pas y avoir de « compensation » américaine, sauf de bonnes paroles telles qu’elles ont égayé les récents échanges entre les deux présidents. Sauf à ce que les Américains acceptent de remettre enfin à plat les statuts et l’organisation interne du NATO. Il y a plus de trente ans qu’on en parle et que rien de concret et de substantiel ne se fait. Les raisons en sont nombreuses : d’abord le statu quo arrange les Américains qui disposent d’une coalition de fait à leur main et qui ne se sont pas gênés pour l’engager en Afghanistan (loin de l’Atlantique nord) sous prétexte d’article 5 ; il arrange aussi la plupart des pays européens qui ne consacrent qu’autour de 1% de leur PIB à la défense ; enfin, les pays est-européens ne veulent pas entendre parler d’une « autonomie stratégique » ni d’une « boussole stratégique » dont ils craignent qu’elles soient sous influence française, donc pro-russe et tournée vers la Méditerranée. Le pilier européen de sécurité ne pourrait se concrétiser que par une alliance franco-allemande en bonne et due forme, avec l’appui au moins tacite des Etats-Unis et non par le rejet conjoint de ceux-ci (ou par un duo franco-grec marginal). Nous n’en sommes pas là ! Attendons au moins que l’Allemagne se trouve une majorité de gouvernement et parvienne alors à désigner un chancelier. Une partie de l’agenda européen sous présidence française sera sans doute consacrée à ces questions de sécurité début 2022 ; si rien d’autre ne vient toutefois troubler ces perspectives. La France, pour sa part, poursuivra comme elle le fait depuis les années 1960 sa quête de contrats d’armement à travers le monde. Peut-être l’Inde viendra-t-elle effacer le revers australien. On peut parier que, dans la zone indo-pacifique, les occasions de vendre les produits de nos arsenaux ne manqueront pas.

La troisième direction et non la moindre concerne nos relations avec la Chine. Là encore, si nous n’avons pas grand-chose à attendre de l’Empire du Milieu, nous pouvons en revanche faire un effort de compréhension à son endroit. La Chine a sa vision du monde, ses objectifs et son agenda. Nous ne les partageons pas pour la plupart. Mais nous n’avons jamais essayé de comprendre les positions chinoises, nous n’avons jamais rien proposé à la Chine qui puisse l’aider à sortir de son isolement et de son anti-occidentalisme primaire. En l’occurrence, on pourrait attendre des circonstances que la Chine en profite pour envoyer un message à la France. Si la Chine avait une politique étrangère moins simpliste – peu d’amis, pas d’alliés, des adversaires dits « occidentaux », une foule de partenaires commerciaux et presque autant de tributaires –, elle pourrait exploiter la situation pour tenter d’amadouer les Européens, à commencer par les Français, par exemple en faisant un geste à l’égard de l’OMS sur la recherche de l’origine du coronavirus, par exemple en appelant ses diplomates à la retenue et au sgtrict exercice de leur mission relationnelle. Entre la vision chinoise et la vision américaine du monde et des relations internationales (toutes deux également brouillées et peu lisibles), il y a place pour une « voie humaniste » telle qu’elle se décline de la civilisation européenne. La France pourrait oser en profiter pour avancer quelques pions. Mais il est douteux que cette malheureuse affaire de sous-marins nous mette sur la voie d’une diplomatie plus active. Il y faudrait des circonstances autrement engageantes et des personnalités politiques dignes d’incarner ces enjeux.

Eric de La Maisonneuve