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Du hasard à l’impuissance, une histoire sommaire de l’action stratégique (2)

Le temps des héros

Dans notre feuilleton stratégique, le « temps des héros » occupe, et de loin, la première place dans la durée : des origines à aujourd’hui, il poursuit sa course à travers l’histoire. Il faut remonter aux calendes grecques – et au-delà – pour s’apercevoir que les hommes ont été de tous temps condamnés à vivre au jour le jour et que la survie a été longtemps leur seul horizon.
Les choses ont commencé de changer il y a quelques siècles, mais l’humanité a été définitivement marquée par l’éphémère, le provisoire et l’incertain qu’elle a dû subir. Et ce n’est pas faire injure à nos ancêtres de dire que, pendant des millénaires, l’histoire des hommes, aussi motivés fussent-ils, a été certes conduite en partie par leur volonté mais plus généralement et pour l’essentiel par le hasard.
C’est dire aussi que la stratégie, telle que nous l’entendons de nos jours, n’y avait pratiquement aucune part. Pourquoi cette fatalité ? Les raisons en sont simples : la méconnaissance des lois de la nature, les limites du savoir, l’absence de moyens techniques de communication, autant d’arguments pour expliquer d’une part l’impuissance face aux événements, d’autre part l’incapacité de savoir agir de façon économe et efficace.
Pour conjurer le sort et rendre tolérable son versant le plus tragique, les hommes, toutes civilisations confondues, ont élaboré un double système protecteur – la relation (religere) du Ciel et de la Terre – où, d’une part, les divinités, surhumaines et sacrées par nature, avaient pour finalité de symboliser, voire de justifier, tout ce que les hommes ne comprenaient pas, d’autre part, des hommes désignés pour leurs mérites (force, intelligence, courage…) avaient pour fonction de conduire les sociétés et de le faire dans le respect des « lois divines ». Assurer l’harmonie entre le Ciel et la Terre était un gage de survie spirituelle – car cela donnait un sens à la vie – qui dépassait les malheurs et l’ignorance. Pour remplir cette mission essentielle, il fallait des êtres hors du commun, des hommes providentiels, des héros.
L’histoire que nous avons apprise, celle qui va de l’Antiquité la plus reculée à la fin du moyen âge, est jalonnée des hauts faits de ces hommes (et de quelques femmes comme Cléopâtre ou Jeanne d’Arc) qui ont eu en réalité, à un moment donné, la charge du destin de l’humanité. Cette histoire a basculé dans l’Europe du XVe siècle avec l’invention proprement révolutionnaire de la « modernité » – nous y reviendrons plus loin -, mais par certains aspects et par son impact culturel profond cette « première histoire » demeure gravée dans les esprits. C’est pourquoi toute étude stratégique contemporaine ne peut faire abstraction de ce long chemin que les hommes ont parcouru « à tâtons ».
Certes, il y eut dans cette litanie quelques figures d’exception qui dépassèrent le stade du héros, en lui ajoutant une nouvelle dimension : à la vertu de celui-ci se combinaient l’intelligence du politique et la vision du chef. Ces stratèges – ou conducteurs de peuples – sont rares. Le premier qui est dans nos mémoires est, évidemment, Alexandre le Grand qui vécut au IVe siècle avant notre ère et eut le parcours éblouissant que nous savons. Outre son génie propre, la singularité de son action tient à deux phénomènes : d’abord à son éducation car il faut se souvenir qu’il fut l’élève d’Aristote, un immense philosophe, fondateur d’une école de pensée universelle, qui lui avait inculqué, avec la compréhension des choses, une vision du monde, c’est-à-dire en premier lieu la distinction entre l’episteme et la techne, entre le « savoir pourquoi » et le « savoir comment » ; ensuite à l’héritage de son père Philippe, roi de Macédoine, créateur de la phalange macédonienne, cette armée de citoyens, peu nombreuse mais dont la cohésion humaine et technique lui permit de venir à bout des hordes perses. Une vision du monde – et l’objectif de conquête qui lui correspondait – et des moyens (militaires et navals) propres à accomplir cette ambition : tels étaient les arguments qui autorisaient Alexandre à exprimer son génie et à devenir un des plus grands stratèges de l’histoire. Mais on sait aussi que ce parcours fut celui d’un météore et que, hormis toutes les villes d’Alexandrie qu’il créa sur son passage, notre héros ne construisit rien de durable ; il mourut à trente trois ans à Babylone en 323 et son immense empire ne lui survécut pas. Il lui eut fallu le support d’un système, une connaissance autant qu’une vision du monde, la relève de son armée, des moyens de communication, etc.
Le deuxième exemple est celui de César, moins irénique mais aussi plus solide car fondé sur le formidable appareil de l’Etat romain, centre d’un véritable empire géographique, culturel et économique. Lui aussi bénéficia d’un appareil militaire exceptionnel – la légion romaine – et d’une base intellectuelle remarquable. Et son empire s’inscrivit dans la durée, pendant les cinq siècles suivants, jusqu’à ce qu’il fut enseveli par la démographie des barbares et par son propre effondrement.
Hormis ces deux exemples et quelques rares autres, dont Qin Qi Huangdi, le Premier empereur fondateur de la Chine, et Gengis Khan qui s’inscrivit avec éclat dans cette épopée, peu de grands hommes ont pu ou su réunir les conditions nécessaires à la réalisation d’un « projet » et à la perpétuation d’un système. Faute de capacités techniques et de savoir-faire, certains peuples ont fait prévaloir la durée : ainsi des dynasties (comme les Capétiens français) ont-elles réussi à réaliser leur projet dans le très long terme, avec persévérance et ténacité, mais avec quelles fréquentations des précipices et quels échecs !
A part ces tentatives stratégiques plus ou moins durables et réussies de « faire l’histoire », la plupart des peuples ont été les jouets des circonstances et ballotés par l’histoire. Pour pallier cette insuffisance organique et leur déficit de connaissances – l’incapacité de maîtriser les paradigmes -, les hommes ont déployé des trésors d’imagination. Depuis Homère et le récit de la guerre de Troie, on a inventé toutes sortes de « stratagèmes » mais, aussi malins fussent-ils, ils n’étaient que des recettes, voire des expédients : on ne peut pas faire à chaque occasion le « coup du cheval de Troie ».
La plupart du temps, on s’en est remis au « destin » – le fatum des Anciens. C’est un mélange curieux que celui-ci, fait avant tout de volonté humaine, d’une part de l’intelligence possible des choses, d’une autre part de courage et parfois d’abnégation, fait aussi d’une grande soumission aux « circonstances » plus ou moins interprétées selon les dogmes en vigueur. En tout cas, pas grand-chose qui fut rationnel et maîtrisé, dont on fut convaincu du succès : les dés étaient jetés en permanence ! Pour tenter de savoir ce qu’il allait advenir, on avait recours aux devins, on fouillait dans les entrailles fumantes d’animaux sacrifiés, on interprétait les signes, notamment ceux qui venaient du cosmos comme les éclipses de lune ou de soleil, et – petits garçons – les hommes craignaient la colère des dieux. Il nous en est resté un goût immodéré pour la superstition, la numérologie, les signes du zodiaque, la théorie du complot et la « main de Dieu »…
Ce hasard qui prévalait dans la conduite des peuples avait une conséquence immédiate : tout était supposé venir du « haut », du Très Haut pour l’essentiel et, par délégation, de ceux qui étaient en relation avec Lui, les monarques, les prêtres, les chefs. Ce monde vertical n’était acceptable qu’en raison du « tutoiement » de ces dignitaires avec le divin et, partant, de leur caractère sacré. Les soi-disant « stratèges » n’étaient plus que des « intermédiaires », déchargés de toute initiative : l’ennemi était désigné comme le but était prescrit ainsi que le chemin. Seule leur désignation était du ressort humain : ils ne pouvaient accéder à cet aréopage qu’en prouvant leur supériorité physique, intellectuelle et morale sur le commun des mortels ; ils leur fallait être « admirables » par leurs actes et leur conduite, et seuls les « héros » avaient ces qualités. C’est pourquoi notre histoire, celle de l’humanité, se confond avec celle de ces individus exceptionnels – hommes pour la plupart en raison du critère physique ; et c’est pourquoi notre histoire est aussi aléatoire, bien souvent chaotique et, dans l’ensemble, peu représentative de ce que vécurent les peuples.
L’alliance pendant des millénaires du pari et de l’héroïsme, aux exceptions près qui ont été mentionnées ci-dessus, a pu donner lieu à des exploits légendaires – dont les mythologies sont remplies – mais aussi et surtout à de grandes catastrophes qui ont entraîné l’humanité dans la misère et la régression. On pourrait en prendre des centaines d’exemples tant ils illustrent le sort hasardeux des peuples. On en retiendra deux, uniquement pour montrer ce que l’absence de réflexion, de bon sens parfois, en tout cas d’analyse du contexte et des contingences, a pu provoquer à l’encontre du but recherché et des moyens disponibles. Ce sont des exemples de bataille car l’ordre militaire est mesurable tant dans les enjeux que dans les résultats.
Le premier est celui de la bataille de Hattin (3-4 juillet 1187) qui oppose les Croisés aux forces de Saladin. Elle se situe entre Saint-Jean d’Acre et Tibériade dont la forteresse est assiégée par celui-ci, exaspéré par les raids incessants lancés par Renaud de Chatillon sur ses convois. La région est désertique et c’est le plein été. Malgré ce contexte défavorable, Guy de Lusignan, roi de Jérusalem et chef des Croisés, décide sous la pression des Templiers d’attaquer Saladin et de délivrer la garnison. Il fait récupérer la « vraie Croix » à Jérusalem pour tout viatique et lance son armée vers Tibériade. L’équipement lourd des Croisés, la distance (40 kilomètres), la chaleur et le manque d’eau épuisent rapidement cette armée pourtant redoutable qui parvient en ordre dispersé en fin de journée au contact de ses adversaires. Saladin fera poursuivre et massacrer les fuyards jusqu’au lendemain et se saisira de la Croix comme de Jérusalem. Ce désastre de la deuxième Croisade annonce l’échec de ces expéditions militaires européennes qui se prolongeront pourtant pendant encore un siècle.
Le deuxième exemple est celui de la bataille d’Azincourt qui eut lieu le 25 octobre 1415 à proximité de ce village de Normandie entre l’armée anglaise du roi Henri V de Lancastre (9000 hommes, pour l’essentiel de l’infanterie) et la fière chevalerie française (20 000 hommes dont plus de 5000 cavaliers). Si le contexte en est simple, l’issue est, elle, catastrophique. Incapable de s’emparer de Paris, Henri V se replie sur Calais, poursuivi à marches forcées par l’ost du roi de France Charles VI, le roi fou. Le 24 au soir, les deux armées sont face à face sur un plateau étroit entouré de bois et dominé par une butte. Toute la nuit il pleut à verse et le champ de bataille est détrempé. Les Anglais sont abrités sous leurs toiles de tente ; les Français subissent les intempéries, les uns dans la boue, les autres à cheval. Le 25 octobre, après l’attaque matinale des archers anglais qui font pleuvoir une autre pluie (de flèches) sur les malheureux Français, une partie de la chevalerie française, incapable moralement et physiquement de faire retraite, tente de charger les Anglais, une autre partie conduite par le duc de Bourgogne décidant de déserter. Les chevaux, englués dans le sol boueux, ne parviennent pas à se mettre au trot, allure normale pour la charge de ces lourds destriers. C’est donc amoindris et « au pas » qu’ils abordent la butte et les lisières de bois où sont retranchés les Anglais. Ceux-ci n’ont qu’à sortir leurs couteaux pour couper les jarrets des chevaux et égorger les chevaliers empêtrés dans leurs armures. Le carnage est considérable, d’autant que les ordres sont de ne pas s’encombrer de prisonniers. Le roi de France et le dauphin (le futur Charles VII, véritable stratège et vainqueur de la guerre de Cent Ans) trouvent leur salut dans la fuite, mais le Connétable est tué et l’élite militaire française est décimée ; c’est la fin de la chevalerie française, la fin d’une époque militaire et l’obligation pour le souverain français de changer de méthode pour sortir la France de cette guerre centenaire. Jeanne d’Arc l’y aidera puissamment sur le plan moral, mais il faudra attendre la constitution d’une armée permanente (ordonnance de Villers-Cotterêts en 1445 créant les compagnies royales) puis celle d’une artillerie royale sous l’égide des frères Bureau pour avoir enfin les moyens d’écraser la cavalerie de Talbot à la bataille de Castillon le 17 juillet 1453 et mettre un terme aux prétentions anglaises sur le territoire français.
La défaite d’Azincourt n’est pas seulement symbolique de ce temps d’incapacité, d’erreurs et de drames, il y en aura bien d’autres plus tard. Elle marque la fin d’une époque, celle où le sort des peuples ne dépendait que de quelques-uns et de leurs intérêts ou de leurs visions propres. Ce gaspillage invraisemblable de ressources humaines et matérielles, ce piétinement permanent des peuples en bordure de l’histoire, cette déculpabilisation incessante des responsables sous des prétextes divins, cette accumulation de fautes intentées au hasard, tout cela va se trouver remis en cause par le plus grand bouleversement stratégique de l’histoire humaine, la « révolution religieuse et scientifique » du XVe siècle.
De ce temps des héros, on retiendra le plus signifiant. Dans son panégyriques des exploits, l’humanité a puisé ses légendes qu’elle ne cesse depuis de se raconter en boucle. L’héroïsme sera bientôt associé à la froide organisation stratégique pour justifier la part hasardeuse qui reste constitutive de toute action collective. (à suivre)

Eric de La Maisonneuve