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Les dix risques qui menacent le monde, par Gérard-François Dumont

(Forum économique mondial – rapport de perspectives sur le monde en 2015 – 7/11/20141)

Commentaires de Gérard-François DUMONT (repris pour l’essentiel d’un interview donné au site Atlantico)

Les risques évoqués : 1/ L’augmentation des inégalités économiques, 2/ la montée du chômage, 3/ le manque de leadership, 4/ l’augmentation de la compétition géostratégique, 5/ l’affaiblissement de la démocratie représentative, 6/ la pollution globale, 7/ le dérèglement climatique, 8/ la montée du nationalisme, 9/ les difficultés d’accès à l’eau, 10/ l’augmentation des dépenses de santé.

Première partie (risques 1 à 4)

1 – L’augmentation des inégalités économiques

Q : Malgré la croissance rapide des pays émergents, les inégalités sont de plus en plus criantes, surtout en Asie. Elles « menacent nos démocraties et brisent nos aspirations à un développement durable et à des sociétés pacifiques » écrit Amina Mohammed, Conseillère spéciale du Secrétaire général de l’ONU pour le développement durable.
Les experts préconisent d’améliorer l’éducation, l’harmonisation des politiques fiscales et de porter un effort important sur la lutte contre le chômage pour réduire ce problème universel : dans chacun des 44 pays étudiés, les inégalités sont vues comme un problème majeur.

GFD : L’augmentation des inégalités des revenus concerne davantage les pays du Nord que ceux du Sud. Les pays du Nord s’inscrivent de façon prioritaire dans l’économie de la connaissance qui, par nature, engendre une diminution relative des classes moyennes. Cette économie de la connaissance repose en effet sur une population qui a un niveau de formation et de compétence relativement élevé, mais a, en même temps, besoin de personnes capables d’effectuer des tâches ne nécessitant pas de qualification significative ou précise. Par exemple, la vente de produits par internet suppose des actifs très qualifiés pour optimiser les sites web des vendeurs, la gestion des stocks ou la chaîne logistique des livraisons et, en même temps, des livreurs dont le niveau de qualification s’est même amoindri au fil des années puisque les systèmes de navigation embarqué dans les véhicules de livraison ne rendent plus nécessaires de savoir lire et utiliser des cartes routières. Surtout dans les pays du Nord, l’économie de la connaissance engendre donc une dualité professionnelle entre des actifs très qualifiés et ceux dont l’activité professionnelle nécessite certes de la rigueur, mais non des connaissances très avancées. Le besoin de classes moyennes, c’est-à-dire d’actifs exerçant des professions intermédiaires, est moindre. D’où une structuration des revenus essentiellement caractérisée par des inégalités de revenus conformes aux besoins de l’économie.
Toutefois, l’existence d’actifs à bas revenus ne doit pas être examinée de façon statique, mais de façon dynamique. Une personne doit pouvoir effectuer un travail peu qualifié à une période de sa vie – étudiants souhaitant se procurer des ressources ou comprendre les sujétions de la vie professionnelle, actifs sortis sans formation du système scolaire,… -, puis acquérir des compétences pour se retrouver dans la strate supérieure de la société. C’est tout le problème de la deuxième chance en matière de formation initiale pour ceux qui n’ont pas su s’investir dans l’enseignement secondaire ou la formation continue. Le principal enjeu de cette dualité des besoins professionnels, nécessitée par l’économie de la connaissance, dualité fondamentalement nouvelle dans nos sociétés, est la concorde sociale. Il est plus facile de la réaliser quand les revenus de la population sont pyramidaux, avec une classe moyenne importante au milieu qui assure la stabilité. La difficulté de « faire société » se trouve accentuée lorsque la dualité professionnelle se retrouve dans la géographie de l’habitat, avec des quartiers privilégiés par des personnes qualifiées et d’autres où se retrouvent en majorité des personnes peu qualifiées. Or la concorde sociale demeure un enjeu fondamental dans nos sociétés.

2 – Une montée du chômage qui ne faiblit pas

Q : Alors qu’une étude prévoyait que d’ici à 2025, 3 millions d’emplois seraient détruits par les robots rien qu’en France, Larry Summers, professeur à Harvard, tire la sonnette d’alarme au niveau mondial. Pour lui, la montée globale du chômage est due en partie aux changements technologiques. « L’automatisation est certainement le facteur le plus aggravant », assure-t-il.

GFD : Certes, à l’horizon 2015, il est difficile d’imaginer que des éléments structurels vont modifier la tendance à un chômage élevé. Pourtant, il n’y a aucune fatalité à ce que le chômage demeure élevé dans les pays où il l’est, que ce soit pour les pays du Nord comme pour ceux en développement. Le chômage dans les pays du Nord tient sa source dans les politiques inadaptées menées, ou dans l’insuffisance de formations et d’accompagnement à l’entrepreneuriat. Dans certains pays du Sud, le chômage élevé tient plus dans des gouvernances inadaptées, incluant souvent des niveaux de corruption élevés, ce qui limite structurellement le développement économique susceptible d’augmenter l’emploi. La résolution du chômage ne peut se faire à l’échelle globale ; elle dépend des solutions mises en œuvre aux échelles nationale et locale2. Il faut par exemple des politiques d’adaptation entre l’offre de travail et la demande de travail, ainsi qu’un développement de l’esprit entrepreneurial. Il me semble toujours inconcevable dans les pays du Nord qu’un diplôme de l’enseignement supérieur puisse être délivré sans que l’étudiant ait eu au moins un cours sur la création d’entreprise. Si 2 ou 3 % d’entre eux créaient effectivement des entreprises, cela serait à la fois bénéfique pour l’économie réelle, mais également pour réduire le chômage.

3 – Le manque de leadership

Q : Shiza Shahid, co-fondatrice du Fonds Malala pour l’éducation des filles (du nom de la jeune pakistanaise Malala Yousafzai – prix Nobel de la paix 2014), note que « 86 % des sondés sont d’accord pour dire que le monde fait face à une crise de leadership ». Elle cite comme raison principale la corruption qui gangrène les pays émergents. Les données du rapport montrent que 58 % des sondés ne font pas confiance aux dirigeants politiques et 56 % aux dirigeants religieux. Ils sont par contre 55 % à faire confiance aux leaders d’organisations caritatives.

GFD : Le monde en 2015 (et suivantes) connaîtra un manque de leadership sous l’effet des décisions et des évolutions géopolitiques. Après la fin de l’Union soviétique et une période où certains ont cru à l’existence d’une « hyperpuissance », la croyance en un leadership mondial assuré par les Etats-Unis a fait long feu parce qu’elle n’était pas réaliste. La réalité du monde est conflictuelle sans qu’il soit possible de faire appel à une puissance supérieure qui permette de prévenir des conflits possibles ou de régler des conflits ouverts.
D’ailleurs, est-ce que l’ONU est parvenue à régler les nombreux conflits sur lesquels elle est intervenue par l’envoi de troupes depuis 1945 ? La réponse est malheureusement négative. L’ONU essaie de calmer le jeu, tente de diminuer l’intensité des conflits… Mais, si l’on analyse les conflits des dernières décennies qui ont trouvé une résolution, ce n’est jamais directement grâce à l’ONU ou à un leadership, mais toujours lorsque des acteurs locaux ont fini par convenir que leur conflit devait aller vers sa fin.

4 – L’augmentation de la compétition géostratégique

Q : Proche-Orient, Ukraine, Chine-Japon… Les raisons de s’inquiéter ne manquent pas. Pour les Asiatiques et les Européens, c’est même la deuxième source d’inquiétude. Les sondés estiment que la région la plus touchée par la compétition géostratégique dans les prochains 12 à 18 mois sera l’Asie (33 %), suivie de l’Europe (22 %), le Proche-Orient et l’Afrique du Nord (20 %). Ils estiment aussi que la meilleure solution pour régler ce problème est la « négociation et la compréhension mutuelle », devant de « meilleures structures de gouvernance » et une « politique étrangère basée sur la coopération ».

GFD : La montée des pays émergents est la raison fondamentale de l’intensification de la compétition géostratégique. Auparavant, le nombre d’acteurs dans la réalité géostratégique globale du monde était limité. De 1945 à 1989, la « première division » de la compétition géostratégique ne comptait pratiquement que deux équipes, celle des Etats-Unis et celle de l’Union soviétique. D’ailleurs, dès le XIXe siècle, les États-Unis s’étaient affirmés comme participant à cette « division » avec la doctrine du président Monroe considérant l’Amérique latine comme un protectorat des Etats-Unis, où les pays européens n’avaient pas à intervenir. Cette doctrine s’est effectivement appliquée par exemple au Brésil pendant la longue période où ce pays n’avait pas la force démographique3 ou économique de résister de façon géostratégique à l’importance des Etats-Unis. La place du Brésil dans le grand jeu géostratégique mondial est donc restée modeste jusqu’à ce que ce pays prenne une importance démographique relative nettement plus élevée par rapport aux Etats-Unis et dispose d’une économie beaucoup moins dépendante du client états-unien. Ainsi, la doctrine de Monroe est désormais morte4 et le Brésil a accédé à la « première division » de la compétition géostratégique, ce dont témoignent sa demande pour être membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, demande soutenue par de nombreux pays dont la France, ou son accession au G20.
La compétition géostratégique a ainsi changé de nature avec une « première division » qui est passée de deux puissances à une vingtaine de participants.

1 Outlook on the Global Agenda 2015, World economic forum, novembre 2014.
2 Dumont, Gérard-François, Diagnostic et gouvernance des territoires, Paris, Armand Colin, 2012.
3 Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
4 Dumont, Gérard-François, « L’Amérique latine veut compter dans la stratégie mondiale », Agir, revue générale de stratégie, n° 29, 2007.