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ACTUEL 55 – La révolte des classes moyennes

J’avais tenté, dans le précédent ACTUEL, de décrypter la déstabilisation en cours de l’ordre international hérité de l’après-guerre mondiale, en y analysant le jeu de puissances plus soucieuses de leurs intérêts impériaux que du sort de la communauté internationale. A la réflexion et à l’observation des divers événements, il apparaît que ce phénomène de désagrégation est aussi bien le reflet des dysfonctionnements internes des sociétés que l’expression de la volonté de puissance de leurs dirigeants. C’est donc à cet exercice que je vais me livrer ici : comment le désordre du monde provient-il au moins en partie du mécontentement des peuples et de ce qu’on appelle la révolte des classes moyennes ? Celle-ci n’est pas un simple accident localisé : elle a pris une ampleur mondiale puisque, d’après une étude récente, 47 pays ont été affectés en 2019 par ces incendies sociaux, dont 20 sont classés en risque extrême pour 20201. Qui peut nier aujourd’hui que la politique étrangère agressive du Président Trump soit en grande partie dictée par la crise profonde que traverse la société américaine ? Et qui peut préjuger de l’impact qu’aura dans les prochains mois la crise sanitaire chinoise sur le pouvoir politique et sur les relations de la Chine avec le monde ? Au-delà de ces cas emblématiques, hormis Poutine assurément impérialiste, Erdogan, Johnson, Orban et autres dirigeants plus ou moins populistes expriment autant sinon plus les tensions de leurs propres nations que leur volonté de peser sur l’ordre mondial. Les intérêts nationaux, et par conséquent les rapports des forces qui en procèdent, imposent leurs agendas dans la politique mondiale. Au désordre actuel des relations internationales se superpose une crise des sociétés, cet ensemble chaotique préfigurant, si on y ajoute l’épée de Damoclès de la dégradation de la planète, une véritable crise de l’humanité.
La France, soi-disant protégée par ses institutions politiques et par une situation économique enviable, subit étonnamment de plein fouet ce qui apparaît bien comme la faillite du « système-monde ». C’est pourquoi, à travers elle, il semble intéressant d’analyser les trois facteurs qui président en amont aux turbulences actuelles. D’abord, une mondialisation radicale qui, confrontant brutalement les divers systèmes socio-économiques, pour certains archaïques, a accentué les inégalités au sein des sociétés et exacerbé les frustrations. Ensuite, le vaste mouvement de déconstruction, philosophique, morale et structurelle, à l’œuvre depuis plus d’un siècle et qui a sapé les fondements traditionnels des sociétés et déligitimé leurs élites dirigeantes. Enfin, et c’est l’essentiel, une individualisation revendiquée mais excessive et anarchique, amplifiée par les technologies numériques – les réseaux dits sociaux – qui a contribué à détricoter la cohésion nationale. Autrement dit, une conflagration inédite et brutale entre le global et le local, le tout et la partie, et ce en l’absence d’un cadre qui a volé en éclats. A travers ces trois facteurs, le cas français apparaît comme emblématique et c’est pourquoi nous lui consacrons cette étude.

La rigidité verticale de l’Etat

Pendant longtemps, ces courants se sont heurtés en France à un Etat centralisé et suffisamment armé pour résister aux tempêtes ; on doit sans doute cette résilience à la solidité des institutions de la Ve République. Mais ces dernières années, des coups multiples ont été donnés à l’extérieur comme à l’intérieur pour accélérer ces phénomènes critiques et le pouvoir politique français les subit de plein fouet. Il a montré à ces occasions sa rigidité et son incapacité à anticiper – à agir en « stratège » – là où il aurait fallu souplesse et déconcentration. Les obstacles qui viennent du haut – du supranational – ne sont pas anodins ; ils rognent la marge de manœuvre de l’Etat. Ceux qui viennent du bas – du « peuple »- sont aussi imprévisibles qu’ils sont contagieux ; ils conduisent à la démagogie. Ceux que le système politique se crée à lui-même sont probablement les plus nombreux et les plus complexes à franchir ; il s’agit évidemment du mille-feuilles administratif et de la non-organisation de l’Etat.
Le mouvement des « gilets jaunes », même marginal, est exemplaire de la détérioration des liens politiques et des cohésions sociales qui constituaient, plus que le supposé ordre international, le véritable équilibre du monde et des sociétés. Que se passe-t-il dans la tête de ces foules, après trente ans d’un libéralisme triomphant qui devait apporter la paix et la prospérité sur la planète ? Comment les dirigeants se sont-ils à ce point déconnectés des réalités sociales et ont-ils conduit des politiques aussi désaccordées des revendications d’individus par ailleurs gavés de promesses illusoires ? Après un tel désaveu du centralisme et une telle exaspération de la base, les pistes envisagées pour calmer la colère et sortir de la crise, toutes matérielles, ne semblent pas à la hauteur des enjeux. La seule issue encore praticable pour la France qui recherche un espace de respiration démocratique, reste la restauration et l’intermédiation d’une société civile qui soit à même à la fois de valoriser l’individualisme en responsabilisant les citoyens dans tous les domaines où leur compétence est avérée, et de remettre l’Etat au sommet du dispositif, en charge de l’essentiel et qui demeure « stratégique ». Une façon de faire valoir, dans ses deux termes, la « république des individus », selon la formule de Marcel Gauchet.
L’évolution vers une démocratie plus participative sera d’autant plus longue et difficile que l’Etat français est historiquement et viscéralement centralisateur. Ici, quel que fût le régime politique, l’Etat a fait la Nation et s’est au fil du temps constitué comme une superstructure omniprésente. Aux temps anciens des séparatismes, des « frondes » ou des invasions, la toute-puissance de l’Etat était nécessaire. Au temps actuel d’influences mondiales ou européennes et de revendications autonomistes de communautés et d’individus, l’Etat doit enfin engager sa réforme pour se rendre utile autrement. Non en décentralisant ou en déconcentrant certains pouvoirs, ce qui ne fait qu’allonger sa chaîne hiérarchique, mais en refondant cette dernière. La pyramide qui prévaut aujourd’hui est source à la fois de doublons et d’inefficacité ; d’où un coût astronomique et un gaspillage des deniers publics, mais aussi une perte de substance et d’énergie. Peu importe en fait qu’on ajoute ou qu’on retranche un échelon du mille-feuilles territorial puisqu’aucun d’entre eux ne permet l’expression et la satisfaction des revendications individuelles. Tous sont organisés dans un cadre exclusivement vertical et qui ne peuvent avoir d’effet sur une horizontalité innombrable des individus, sauf à en mécontenter un grand nombre sinon la majorité. L’invention d’un étage intermédiaire, émanant de la base citoyenne et non de la cascade étatique, serait sans doute une façon de rompre avec la rigidité et l’inefficacité d’un Etat aussi obèse et dilué qu’impotent.

L’inversion de la mondialisation

La mondialisation, pratiquement aboutie au début de ce siècle aves l’intégration chinoise, devrait être encensée dans un pays qui n’a eu de cesse de s’en réclamer en tant que nation universaliste et championne des droits humains. La « grande nation » des siècles passés, replacée dans le peloton de tête par le Général de Gaulle par la magie du verbe et celle de la « force de frappe », prend soudain conscience de son déclin. Une autre mondialisation, dite libérale, fondée sur la finance américaine et la langue anglaise, s’est imposée par sa puissance et sa simplicité d’accès ; elle est antinomique de la vision mondiale de la France, héritière de valeurs humaines classiques, par définition immatérielles. Ce déclassement de la France comme puissance se double d’une frustration, celle de se faire imposer, par Washington et par Bruxelles, des règles, des lois, des normes, sur lesquelles elle n’a plus prise ou seulement une voix secondaire. Cet effet boomerang de la mondialisation et la perte de souveraineté qu’elle entraîne ont un impact désastreux sur les Français qui en font porter la responsabilité à l’Etat, à la classe politique et au « pouvoir » dans son ensemble.
Plusieurs de ses effets ont été désastreux pour l’économie française et, par contrecoup, pour la société. Le libre-échange a soumis une économie impréparée à l’assaut de concurrents plus agiles et/ou dérégulés. La déportation vers l’Asie de la chaîne de production et l’inter-continentalisation de la distribution ont, d’une part, ruiné des pans entiers de l’industrie et contribué à créer ce poison mortel qu’est le chômage de masse, d’autre part, tendu et donc fragilisé les flux commerciaux comme la crise sanitaire chinoise le révèle, et négligé l’environnement planétaire en chargeant exagérément la dépense carbonée. Même si la France a conservé de rares pôles d’excellence et si ses élites économiques s’en sont plutôt bien sorties, la facture économique de la France est impressionnante, tant par son déficit commercial au-delà de 50 milliards d’euros que par son endettement massif, équivalent à 100% de sa production annuelle. Si on n’oublie pas les 3 millions de chômeurs et les nombreux travailleurs précaires, le coût direct de la mondialisation ou de l’inadaptation du pays – structures et population mêlées – à cette globalisation, est faramineux. Les Français, en général bien informés, savent faire la part des choses et sont bien conscients de la responsabilité de cette mondialisation étrangère sur les ressorts de leur société. Par souci d’objectivité, on ne peut passer sous silence l’effet plus ou moins direct de la mondialisation – par la porosité des frontières ou l’inapplication des accords européens – sur les migrations, dont l’accroissement ponctuel à l’occasion de crises majeures en Syrie et en Libye donne le sentiment d’une « invasion » dans un pays où le seuil de tolérance à l’égard des immigrés est largement dépassé.
La mondialisation, qu’elle soit heureuse selon quelques-uns ou déstabilisatrice d’après bien d’autres, est l’objet de débats, de clivages et d’oppositions. Si elle est vécue comme le phénomène décisif de notre époque, tout simplement parce qu’elle a réussi à uniformiser la plus grande partie de l’humanité autour d’un « homme moyen », elle est aussi devenue conflictuelle et a cristallisé contre elle et ses protagonistes toutes les oppositions, culturelles entre autres, ainsi que les antagonismes politiques. Traduite, interprétée et mise en œuvre par d’autres, c’est donc son effet « boomerang » que nous ressentons en Europe alors que, sur d’autres continents, de nombreux pays, situés aux franges des courants mondiaux, se sentent exclus du mouvement et de ses bénéfices supposés. Entre ceux qui constituent une « classe mondiale » – les insiders – et tous les autres, que les sociologues et les politiques savent si bien montrer du doigt, et qui sont les laissés pour compte du brassage mondial, un fossé s’est creusé qu’il paraît difficile de combler. Au sein de cette classe mondialisée, les « élites » se sont internationalisées, vivant ici ou là au gré des opportunités, comme si elles avaient renoncé à apporter leur contribution au bien commun national. C’est donc une mondialisation « clivante » et génératrice d’inégalités croissantes entre ses bénéficiaires et les autres, soit les deux tiers de l’humanité. Au total, elle fait beaucoup de perdants et, à ces divers titres, la révolte des peuples est compréhensible sinon justifiée.
A ces effets pernicieux pour la plupart, il faut joindre un phénomène plus ancien et qui trouve ses sources à l’aube du XXe siècle ; il s’agit de l’entreprise de déconstruction qui, liée à la révolution industrielle, a pris le parti de contester les structures existantes et, comme l’écrivait Nietzsche, de « renverser les idoles ». Cette œuvre, initialement philosophique, s’est étendue à tous les domaines à commencer par la religion, s’attaquant à l’ordre social avec Mai 1968, renvoyant les idéologies totalitaires à leurs contradictions et à leurs crimes, se soumettant au révisionnisme économique qui est la loi du genre. Dans la France de 2020, on chercherait en vain ce qu’il pourrait rester intact de la société de 1950, celle qui fut à l’origine des Trente Glorieuses et de la renaissance du pays. Ce n’est pas être conservateur que de le constater. En réalité, la déconstruction n’est pas contestable en soi, elle a de puissants arguments ; en revanche, la rapidité et la soudaineté avec lesquelles ces révisions ont eu lieu ont été et demeurent socialement traumatisantes. Le Général de Gaulle n’était pas dupe de ce qu’il considérait sans doute comme un sabotage ; il avait pressenti qu’il fallait contre-attaquer pour recoudre le tissu social avec ce qu’il appelait d’abord « l’association » puis « la participation », mais il a échoué sur ce projet comme le soutient Arnaud Teyssier dans son exégèse gaulliste2, affirmant que le Général n’aurait pas eu le temps de « finir » les institutions sur ce sujet fondamental de la relation entre le pouvoir et le peuple.

Les ravages de l’individualisme

Pour compléter ces deux derniers arguments, l’irruption massive de l’individualisme est un facteur déterminant. Autant dans ses dérives qui affectent la vie individuelle que dans la désocialisation qu’il entraîne et qui concerne directement la vie politique. C’est ce dernier sujet qui nous concerne ici. Comment ce que les hommes recherchent depuis l’aube de la civilisation, à savoir la maîtrise de leur destin et la reconnaissance de leur liberté, se sont-elles perverties au point de mettre la société elle-même en danger ? D’abord parce que les individus sont naturellement déraisonnables (ou passionnés) et que la liberté, par définition, n’a pas de limites ; ils veulent donc tester celles-ci au risque de sortir du cadre. Ensuite, parce que les marchands du temple veillent et savent utiliser et manipuler ces aspirations libertaires ; les excès du crédit, l’addiction aux réseaux sociaux, l’explosion du commerce en ligne, en sont des preuves. Les Français ont en outre des prédispositions pour les excès de l’individualisme ; Jules César notait déjà cette propension dans La Guerre des Gaules au sujet de « nos ancêtres les Gaulois ». La philosophie des Lumières, la propagation du rousseauisme et la sacralisation des « droits de l’homme » n’ont fait qu’amplifier ce trait de caractère. Enfin, l’époque y incite avec la généralisation des moyens de connaissance et de communication dans une sorte d’apothéose de la liberté individuelle, donnant aux hommes l’illusion de l’émancipation et, par ce fait même, conférant une légitimité à toutes leurs revendications, même les plus utopiques.
Ces excès sont ravageurs dans une société française devenue contradictoire, soucieuse d’égalité mais cultivant ses différences et multipliant ses divisions, nationaliste mais n’ayant de cesse que de se dévaluer et de « faire repentance ». L’individualisme français est la meilleure et la pire des choses : la meilleure sans doute pour les individus qui peuvent en profiter ; la pire pour la collectivité. Soixante-sept millions d’individus ne font pas une nation, et l’Etat qui les domine de si haut est dans l’incapacité de les faire « agir ensemble », traduction étymologique du grec « stratos agein » et que nous appelons stratégie. Le pire dans ce phénomène, au-delà de son instrumentalisation, c’est l’exaltation de la différence, jalousie ou haine de l’autre qui conduit naturellement à la violence. La révolte des classes moyennes, enjeu social de toute politique réformatrice, naît autant du refus de l’imperium étatique que des frustrations accumulées à l’égard du monde irénique d’une mondialisation heureuse et d’un avenir enchanteur.
La société française, comme bien d’autres, est ainsi menacée d’immobilisme et d’éclatement. Aucune politique publique ne parvient à faire face à de tels syndromes. Du moins en employant les procédés habituels, au premier rang desquels la « loi ». L’Etat légifère à tout va, courant après les révolutions techniques et les changements sociaux, multipliant les interdits et les oppositions, usant son crédit dans des querelles retardatrices et finissant par exaspérer une grande fraction des citoyens. De Mai 68 à aujourd’hui, le divorce a été s’aggravant entre le Léviathan étatique et la masse innombrable, inorganisée et anonyme des individus. Par son caractère hétéroclite, celle-ci n’a aucun débouché politique constructif ; au contraire, ses manifestations inconsistantes, en forme de « jacqueries », tétanisent le pouvoir et tendent à renforcer le cynisme des dirigeants en place. Pour l’Etat, cette situation est dramatique : obsédé par les guérillas permanentes, il dépense ce qu’il lui reste d’énergie à tenter de colmater les brèches, en réalité à remplir le tonneau des Danaïdes. Ce faisant, limité dans ses ressources, il ne s’investit pas convenablement dans ce pourquoi il est à la fois légitime et nécessaire, la sécurité au sens large qui est à la fois protection de la population et défense des intérêts nationaux ; alors qu’il intervient à tout propos dans ce pour quoi sa compétence est discutable et où d’autres acteurs sont plus qualifiés.

L’avenir de la « société civile »

Dans ce face-à-face brutal entre l’Etat et une partie croissante de la population, aucune des diverses parties – mouvements politiques, syndicats, communautés, pouvoirs publics – ne paraît être en mesure de faire valoir son point de vue ; l’attentisme et la violence en sont les manifestations actuelles. Sortir de cette situation délétère est pourtant urgent, mais personne ne voit d’autre issue qu’un retour aux sources gaulliennes avec un renforcement de l’Etat (Baverez, Teyssier…) ou, pour les extrémistes, la tentation révolutionnaire et le changement de régime. Ces deux propositions sont également dangereuses sinon mortelles pour le système démocratique et pour son bras armé qu’est l’économie libérale : les libertés comme le niveau de vie en seraient durablement affectés. La France n’a besoin ni d’un nouveau « chef » – et de l’imposition d’un Etat fort -, ni de la traduction du « populisme » par une démagogie participative ; ou du cumul des deux qui conduit directement au fascisme. Notre système est au bord de la rupture. Après plus de quarante ans de tâtonnements et/ou d’immobilisme, beaucoup de partisans, de victimes et d’observateurs s’affirment en opposants à ce système de rustines aussi épuisant qu’inefficace. Il faut donc trouver « autre chose ».
Autre chose pour l’Etat d’abord qui doit refonder sa fonction régalienne, retrouver sa souveraineté, qu’elle s’exerce directement, s’agissant de la sécurité au sens large et de la gestion des biens publics, ou par la voie des institutions supranationales (comme le Conseil européen, la Banque centrale européenne, etc). Qu’il se recentre sur l’essentiel, qu’il retrouve donc la plénitude de ses responsabilités dans ces secteurs majeurs à l’heure d’un monde troublé, qu’il s’y consacre pleinement et y obtienne l’efficacité que la nation attend de lui. S’agissant du « reste », qui concerne pour l’essentiel la population et qu’on nomme « social », qu’on « arrête d’em…les Français » (Georges Pompidou) et qu’on confie aux citoyens tout ce qui est de leur compétence et dont ils peuvent assumer la charge. Les municipalités font déjà un énorme travail pour ce qu’on appelle « la proximité ». Mais c’est au prix de l’inflation d’une très coûteuse fonction territoriale et au détriment de la responsabilité des citoyens. Si la « verticalité » du pouvoir peine tant, malgré ses multiples couches, à atteindre ses objectifs, c’est bien que « l’horizontalité » est trop diffuse et morcelée, de ce fait quasi inatteignable. Dans l’état actuel de la société, poursuivre la décentralisation ne peut que délayer encore plus l’action publique sans la rapprocher pour autant de la base populaire.
En réalité, les démocraties sont parvenues à un stade de fragilité et d’inefficacité telles qu’il leur faut se réinventer, comme ce fut le cas périodiquement dans leur histoire, à cause essentiellement de la montée en puissance de l’individualisme. Et cette refondation passe par un partage des tâches entre l’Etat et la société, une rencontre inédite entre le vertical et l’horizontal, ce que le Général de Gaulle appelait la « participation » et qu’il avait échoué à mettre en œuvre. Il faut, sinon créer, du moins « organiser » la société civile pour qu’elle constitue l’étage intermédiaire entre le pouvoir et la population, ce sas de décompression où pourront s’exprimer et faire résonance toutes les aspirations populaires. Partout où les citoyens le jugeront nécessaire et où les pouvoirs publics (maires, sous-préfets) l’estimeront possible seraient mises sur pied à l’échelon local des « associations de solidarité » d’intérêt social exclusivement. Encadrées par des bénévoles, pour la plupart « jeunes retraités » soucieux de s’impliquer dans la vie commune, auxquels des titres de reconnaissance pourraient être accordés périodiquement, ces associations se verront définir leur objet par statut, à l’exclusion de tout but idéologique (politique, religieux, etc) ou communautariste. Il s’agira, pour l’essentiel, de l’entraide envers les seniors, de l’accompagnement des jeunes (notamment les « décrocheurs ») et des relations avec les administrations. Tout ce qui se fait déjà plus ou moins bien de façon parcellaire, disparate (et « orientée ») et qu’il faudrait enfin organiser de façon « désintéressée » pour être efficace sur ces sujets aussi brûlants qu’urgents.
Pour ce faire, il faut revoir ou étendre la loi de 1901 sur les associations, en créant un amendement s’agissant des « associations de solidarité » en s’assurant de leur emprise locale, de leur agrément par les pouvoirs publics, en affirmant le champ de leurs responsabilités sociales. On pourrait s’étendre longuement sur le sujet pour en préciser toutes les facettes, mais ce n’est pas l’objet de cette proposition. Ce qu’il faut comprendre au fond, c’est le mécontentement de citoyens qui n’ont aucune voix au chapitre, sauf lors d’élections dont les prétendants et les projets émanent de partis politiques et d’idéologies qui ont peu de relation avec la réalité du terrain. Quel que soit l’âge futur de la retraite, des dizaines de milliers de sexagénaires compétents et en bonne santé ne sont pas condamnés à remplir les bateaux de croisières ou à cultiver leur jardin. Une autre étape se dessine, à un nouveau stade de responsabilité : la solidarité et l’entraide pour sortir de l’individualisme par le haut et réinventer nos vieilles démocraties.

Eric de La Maisonneuve

1 Etude du cabinet britannique Verisk Maplecroft publiée dans le JDD du 19 janvier 2020.
2 Arnaud Teyssier, De Gaulle, 1969, Perrin, 2019.