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ACTUEL 59 – Concept de sécurité et « haute intensité »

« Le retour du combat de haute intensité », tel est l’intitulé du dossier rédigé et publié par le G2S, groupe de généraux en retraite qui, encore proches de l’état-major, disposent d’informations techniques récentes. En l’occurrence, ce dossier se veut être une somme de réflexions sur les évolutions et perspectives des futurs conflits. Ces officiers généraux s’inquiètent donc du retour possible du combat dit de « haute intensité », ce niveau conflictuel étant, à leurs yeux, un marqueur de la guerre, une sorte de déterminant qui ferait passer la guerre au-delà d’un seuil, celui de l’intensité. Sans doute ont-ils adopté cette formule par anti-phrase et par contraste avec ce qu’on a appelé les conflits de basse intensité, ces « petites guerres » ou guerres en dentelle du XVIIIe siècle et, plus récemment, des conflits périphériques et lointains où, faute d’armes et/ou de combattants, il ne se passait pas grand-chose ou, alors, de façon sporadique et avec des pertes humaines limitées ; on y invoquait le slogan inconvenant de « zéro mort » comme pour exorciser ce que la guerre avait de scandaleux (selon les médias) : le risque pour le soldat d’y mourir. Mais on conviendra qu’autant il est facile, de loin et dans le calme d’un bureau, de classer les conflits sur une sorte d’échelle de Richter qui en mesurerait l’intensité comme on le fait en captant l’énergie d’une secousse volcanique, autant, lorsqu’on se trouve sur le terrain et qu’on est pris sous le feu d’un fusil d’assaut ou sous la menace d’explosion d’une mine, l’intensité n’est plus un objet de spéculation, surtout si on y laisse sa peau ou que l’on en revient estropié. Tout cela pour dire que le niveau d’intensité n’est peut-être pas un critère pertinent pour envisager les guerres, pas plus celles d’aujourd’hui que les probables du futur.
Je suis d’autant plus à l’aise pour l’écrire que je n’ai pas trouvé dans ce volumineux dossier d’essai convaincant de définition, voire une approche conceptuelle qui donnerait quelque crédit à cette formule alarmante. Des critères qui définiraient la « haute intensité », on retiendra ceux qui caractérisent une « guerre » considérée dans sa dimension, à savoir son ampleur, son étendue et, ajoute le préfacier, ses effets sur le territoire national. Rien de bien original en fait et qui nous ramène à ce qui était connu comme l’expression habituelle d’un conflit, en particulier le déchaînement de la violence. Pourquoi alors ne pas appeler les choses par leur nom et se satisfaire d’effets de langage, cette mode technocratique qui vise à rendre obscur et complexe ce qui est mal perçu et inquiète ? Le retour de la guerre ? Eh bien, parlons-en !

Le retour de la guerre ?

Depuis la fin de la guerre froide, loin de s’enflammer – ce que l’on aurait pu redouter du relâchement international -, le monde s’en est tenu à ses habitudes séculaires : des guerres civiles, des conflits régionaux, des manifestations anarchiques de la violence, à l’exemple du terrorisme. Bon an mal an, une vingtaine de conflits, mais de modestes « accrochages » au regard des deux guerres mondiales. Trois arguments ont plaidé pour cette rétraction de la violence au niveau infra-guerrier : la dissuasion nucléaire au premier chef, qui a inhibé l’appréciation du rapport des forces des puissances concernées ; la construction européenne qui a éteint le foyer principal de la conflictualité mondiale ; l’entrelacs des accords de limitation ou d’interdiction des armements qui ont encadré les ardeurs des va-t’en guerre de toutes nations. Et le nombre de conflits n’a cessé de décliner au point d’inciter bien des pays sinon à baisser la garde mais plutôt à laisser courir les affaires et percer les abcès. Jusqu’à ces dernières années où, au moins dans quatre zones mondiales, la situation s’est envenimée.
Nos auteurs usent d’un euphémisme : le contexte géopolitique s’est dégradé. C’est vrai aux Proche et Moyen-Orient, en s’aggravant certes avec l’entrée en lice de la Turquie, mais sans solution de continuité depuis 1990. C’est plus nouveau aux marches caucasiennes et européennes de la Russie dont l’empire était jusqu’alors ankylosé. C’est inédit dans les approches méridionales de la Chine où le Parti a choisi de rompre l’encerclement dont il estime être victime depuis…1840. C’est enfin récurrent dans la zone sahélienne où se heurtent deux mondes africains que de faibles régimes politiques ne parviennent pas à faire cohabiter. On a connu pire en matière de flambées conflictuelles. Mais ce qui inquiète aujourd’hui, c’est la nature impériale des protagonistes, leur dimension militaire croissante, leur esprit de revanche et leur anti-occidentalisme, et in fine leur agressivité décomplexée. La Russie, la Chine et la Turquie, sans oublier l’Iran, sont des néo-puissances militaires dirigées par des dictateurs et, à ce titre, doublement inquiétantes.
Mais cette conflictualité, que j’appellerai de « niveau moyen », conduit à se poser plusieurs questions. Primo, n’est-elle qu’un premier stade et va-t-elle s’étendre et s’amplifier ; ou est-elle l’expression contenue et limitée de l’agressivité des protagonistes ? Secundo, de quel pays, de quelle organisation, de quelle institution – qui pourraient s’en arroger la responsabilité – est-elle le ressort ? C’est en répondant à la deuxième question qu’on peut éclairer partiellement la première, les bellicistes incriminés n’étant pas nécessairement accessibles à la sagesse internationale. Cette conflictualité est-elle donc du ressort de la France ou intéresse-t-elle l’Union européenne, ne concerne-t-elle pas l’OTAN au premier chef, les Nations unies, nos alliés américains ? Ces prémisses géostratégiques paraissent s’imposer avant toute réflexion qui mettrait en cause la politique, la doctrine et l’appareil de défense de notre pays. Il faut d’abord se poser la question de savoir si la « communauté internationale » s’accorde à laisser ces Etats démiurges faire régner leur loi dans leur zone d’intérêt, y élargir leur influence, y prendre des gages voire en annexer des territoires.
La première réflexion qui vient à l’esprit est celle de la concomitance de ce regain de violence guerrière sinon avec une rétraction américaine du moins avec la valse-hésitation stratégique à laquelle les Etats-Unis ont livré les équilibres mondiaux depuis une dizaine d’années, un temps très suffisant pour permettre aux puissances émergentes de faire leurs calculs d’opportunité et d’avancer impunément leurs pions. L’attitude américaine a eu des effets dominos sur les deux grandes organisations de sécurité – l’OTAN et l’ONU – où les Etats-Unis faisaient la pluie et le beau temps. Cette défection est manifeste au Moyen-Orient, sans doute pour des raisons de désintérêt pétrolier, mais où la Russie puis la Turquie se sont trouvé des terrains de jeux abandonnés. Que l’OTAN laisse Erdogan semer le chaos en Syrie et contre les Kurdes, intervenir en Libye et contre l’Arménie au Haut-Karabakh, provoquer la Grèce en Méditerranée orientale, sans oublier ses diatribes anti-européennes, démontre la déliquescence de cette organisation et, comme le dit le Président Macron, « son état de mort cérébrale ». Après son coup d’éclat en Georgie en 2008, Poutine a pris la mesure des réactions internationales pour annexer la Crimée sans coup férir, déstabiliser l’Ukraine qui n’en avait pourtant pas besoin et mettre la main sur le Donbass. Hormis quelques sanctions économiques du nain stratégique européen, qui a fait reculer le président russe ? Il en est de même en Chine où le Président Xi, fort de la théorie maoïste du tigre de papier et de la tradition établie du fait accompli, assure ses positions dans son environnement maritime et avance ses pions « légitimes » partout où se situent des contentieux réels ou inventés, à Hong-Kong ou sur la frontière indienne. Mais on notera que, nulle part, ces puissances militaires ne mettent en œuvre des arsenaux considérables et, s’ils font appel aux ressources de la technologie récente comme les drones, on n’assiste pas à une sophistication spectaculaire des combats ; ceux-ci demeurent partout d’une dimension mesurée, sans doute pour des raisons logistiques ou capacitaires, on est donc encore très loin de ce que nos auteurs appellent la « haute intensité ». Et, pour ce qui concerne la France, on ne voit pas dans cette énumération de foyers conflictuels, dans ces avancées extravagantes de quelques dictateurs agressifs, en quoi la sécurité nationale, qu’il s’agisse de notre intégrité territoriale ou de nos intérêts vitaux, serait directement menacée, maintenant et à terme visible.

De la guerre à la crise

Ce n’est donc pas vers la guerre dite classique, menée à coups de canon et avec force blindés, missiles, avions, qu’il faut se tourner pour s’en inquiéter comme de la grande menace future, mais plutôt vers tout ce qui entreprend de déstabiliser la marche du monde, de mettre en danger nos intérêts, en clair d’affecter notre sécurité. Il y a effectivement, dans la palette d’instruments mis à disposition des acteurs stratégiques, une gamme de moyens dont la variété permet à peu de frais de jouer la déception, de détourner l’attention et de marquer des points. Les puissances incriminées, dont les dirigeants ne dissimulent pas leur adversité envers ce qu’ils appellent l’Occident, conduisent certes les opérations militaires ouvertes qui ont été mentionnées plus haut, mais elles mènent surtout des actions souterraines de déstabilisation et d’intrusion d’une ampleur et d’une gravité inédites à l’encontre des sociétés occidentales pour en pervertir ou en bloquer le fonctionnement. Les hackers russes et chinois, et sans doute d’autres moins visibles, sous l’obédience de leurs Etats et avec des moyens sophistiqués et souvent aussi discrets qu’imparables, s’attaquent directement au cœur numérique des institutions et des entreprises où ils causent des dégâts considérables. C’est bien dans ces cyberattaques que se situe la conflictualité la plus moderne, la plus facile, la plus payante. S’il suffit d’une intrusion dans un serveur, d’un cheval de Troie dans un logiciel, comme ce fut le cas ces derniers mois aux Etats-Unis avec Solarwinds, pour déstabiliser l’administration du Trésor et des milliers d’entreprises, à quoi bon échafauder un système de défense militaire aussi coûteux que vulnérable ?
Nous touchons là au cœur du problème que nous n’avons pas su résoudre depuis la fin de la guerre froide. Pour de multiples raisons, nous ne voulons pas admettre que cette guerre froide, loin d’une période de glaciation, était une étape de transition entre la guerre et la crise, de fait entre la défense et la sécurité. Cette notion de sécurité, englobante et donc élargie à tous les vecteurs qui mettent en question la stabilité des sociétés, et de ce fait mixte c’est-à-dire civilo-militaire, a été récusée dès les années 1990 (notamment lors de la préparation du Livre blanc sur la défense en 1993) par la grande majorité des responsables politiques et par tous les chefs militaires. Les premiers tenaient à la stricte séparation des fonctions, les seconds à la pérennité de leur apanage opérationnel. Or, le propre de la sécurité, même si nous avons négligé d’en faire un concept central dans nos institutions, est dans sa complexité, à la jointure du politique et du stratégique, du civil et du militaire, ce que tous récusent avec obstination au nom de l’ordre des choses et de la séparation des genres. Dans la très grande variété des conflits qui se préparent, et dans ceux qui sont déjà en œuvre, nous n’aurons sans doute plus jamais à supporter l’affrontement clausewitzien, cette forme de guerre où les soldats sont chargés par leurs nations de vider leurs querelles.
Pour deux raisons, la première qui est liée au Désert des Tartares, ce roman de Buzatti qui fait de l’attente interminable la panacée de la vie militaire, la seconde, plus sérieuse et déterminante, qui tient à la dissuasion, cette clé des foudres nucléaires, dont la formule tient en respect ceux qui en disposent et qui, en particulier, maintient la France éloignée des risques de dérapages guerriers. C’est donc sur la situation particulière de la France et sur sa doctrine originale de la dissuasion du faible au fort qu’il faut revenir et insister pour remettre notre concept de défense et de sécurité au centre du jeu ; pour éviter en tout cas de se laisser prendre au « piège de la guerre », celle qui ne serait pas « l’affaire » de la France, selon la déclaration qu’en fit le Général de Gaulle en son temps et qui le conduisit à prendre ses distances avec l’OTAN, et selon l’exemple qu’en donna le Président Chirac pour récuser la guerre irakienne en 2003.

Recentrer le concept de sécurité

S’il est bien évident qu’il faut tenter d’anticiper de futurs conflits dans lesquels la France pourrait être impliquée, et à cet effet en imaginer les formes possibles, ce n’est pas pour autant retomber dans les ornières du passé ou fantasmer sur de super-conflits héroïco-techniques, mais plutôt extrapoler à partir de l’existant et des circonstances. L’existant, ce sont nos armes nucléaires et le concept de dissuasion. Les circonstances, c’est la diversification des espaces conflictuels, ce qu’on nomme l’insécurité. Insécurité qui atteint effectivement nos œuvres vives, c’est-à-dire le territoire national et la population, les intérêts vitaux du pays. La question qui se pose à nous est donc de réajuster l’existant aux circonstances, seule solution logique et viable d’une sécurité efficace, en clair de faire coïncider notre stratégie de dissuasion aux dangers du monde environnant.
Au début des années 1980, le ministre Charles Hernu avait mis en avant la théorie des trois cercles en même temps qu’il créait la FAR (Force d’Action Rapide) pour avoir les moyens d’agir dans le troisième cercle extra-européen. Au fil des décennies et des opérations extérieures, la FAR s’est accaparée l’armée de Terre et le troisième cercle est devenu celui de nos préoccupations stratégiques. Nous avons ainsi, peu à peu mais certainement, éloigné nos forces armées du centre vital qui n’a pourtant d’autre réalité que celle du territoire national, lieu de vie de la population. Que nous soyons amenés, par la force des choses et en raison de nos engagements politiques, à secourir tel ou tel pays agressé et déstabilisé pour le sortir d’une mauvaise passe, voilà qui nous oblige. Ce fut le cas au Mali en 2013, mais huit ans plus tard et sans solution militaire visible, les armes doivent céder à la négociation, même s’il en coûte. Sinon l’armée française sera encore à Gao dans dix ans, ce qui n’est pas sa « vocation » et qui pourrait finir pas l’ensabler.
Il faut d’urgence revenir aux fondamentaux de notre politique de défense, qui ont pour objet de prévenir les menaces qui pèsent sur notre sécurité immédiate. Ils concernent les deux premiers cercles, celui central de la sécurité nationale fondé sur la dissuasion et son environnement de proximité, celui régional de la sécurité européenne qui est notre espace stratégique. L’un et l’autre méritent d’être renforcés et réarticulés.
L’armée de Terre a perdu – sans mot dire – son armement nucléaire tactique en 1992, avec la suppression de la brigade Hadès, tout juste constituée au prix de 12 milliards de francs. Elle s’est alors désintéressée de la dissuasion et de la défense du territoire, adoptant un modèle d’armée orienté vers les opérations extérieures, plus exaltantes et plus payantes. Avec la professionnalisation et les réductions d’effectifs, de nombreuses garnisons ont été délaissées, donnant l’impression d’un désert militaire français. Or, la sécurité nationale a besoin d’une présence militaire dense et constante ; d’une part pour assurer effectivement la crédibilité de la dissuasion, pour « entourer les armes nucléaires » ; d’autre part pour rassurer la population, y être « comme un poisson dans l’eau », surtout lorsque la société traverse, comme aujourd’hui, de fortes secousses. Remettre l’armée de Terre au centre du pays et au cœur de la population, telle devrait être l’obsession des chefs militaires de 2021.
Ce serait une base autrement solide pour convaincre nos partenaires européens de consolider le deuxième cercle, celui de nos atterrages continentaux. Avec les turbulences qui affectent les frontières orientales et méridionales de l’Union européenne, la consolidation de nos efforts communs de sécurité amplifierait le mouvement d’autonomie stratégique entrepris avec succès en 2020. Autant nos partenaires peuvent être – à juste titre – réticents à accompagner l’ancienne puissance coloniale dans ses élongations africaines et moyen-orientales, autant ils seraient directement concernés par un recentrage européen. Recentrage qui pourrait être rendu compatible avec le maintien de l’OTAN auquel sont attachés notablement les pays d’Europe orientale.

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Loin des conflits de « haute intensité » qui pourraient – au conditionnel – éclater ici ou là sous la pression de puissances impérialistes et qui, le cas échéant, ne seraient d’aucune façon « la bataille de la France », loin donc de ces spéculations intellectuelles déphasées, c’est au cœur de notre concept de sécurité qu’il faut revenir. Par sagesse, par raison et par devoir : sagesse, car la France est une puissance moyenne qui n’a pas à supporter les fléaux du monde ; raison, car nos ressources sont comptées et doivent être employées à bon escient ; devoir, car nous avons la mission d’assurer la sécurité du pays et il faut s’y astreindre. Les menaces nouvelles, liées à l’invasion numérique, dues à la haine destructrice des terroristes, sans doute bientôt aux bouleversements climatiques, sont suffisamment pressantes et graves pour que nous consacrions tous nos efforts – et notre intelligence – à en préserver la France. Quand la menace se précise et que le danger se rapproche, il faut savoir abandonner les lointaines aventures désertiques, resserrer les rangs et se consacrer à l’essentiel.

Eric de La Maisonneuve
Général de division (2S)