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Bloc-notes 3 (extraits)

Journal du confinement (23 novembre – 15 décembre 2020)

Lundi 23 novembre – J’inaugure ici la quatrième semaine de confinement, mais nous en saurons plus demain soir où le Président doit nous décrire les prochaines étapes du chemin de croix. Je vais profiter de ce répit pour relancer le sujet abordé il y a quinze jours, cette histoire de « sécurité globale » qui enflamme les médias ces derniers temps. Puisqu’ils le prennent par le plus petit bout de la lorgnette – l’article 24 de la loi qui concerne l’image visuelle des forces de l’ordre -, je vais saisir cette occasion de remettre les choses dans ce qui, à mon avis, est leur ordre de préséance.
Mais, en intermède, avant de plonger sur un sujet aussi lourd, je reviens au thème controversé de « l’autonomie stratégique européenne » que prône notre Président et que critique sans ménagement AKK, la ministre allemande de la Défense. La Chancelière a semblé pencher du côté français de ce concept, jusqu’alors tabou outre-Rhin, mais n’est-ce pas par diplomatie ou seulement par attentisme, Angela Merkel devant quitter la scène politique à l’automne 2021 ? En réalité, nous entretenons avec les Allemands un triple désaccord sur cette idée très française de « défense européenne ». Le premier porte sur le lien transatlantique, près de se rompre sous les coups de Trump mais que son successeur va s’empresser de renouer car, dans la configuration conflictuelle avec la Chine, les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de voir l’OTAN se distendre ni leurs Alliés européens s’éloigner ; l’équipe très francophile qui l’entoure est à cet égard un signe fort. Le deuxième désaccord porte sur la notion même de « sécurité européenne », concept trop global dont les Allemands ne veulent à aucun prix car il ouvre nécessairement la porte à une Europe politique dont les contours et contenus sont tout sauf clairs. On vit actuellement le troisième litige sur la question des armements et la répartition du gâteau entre les deux acteurs ; l’avion commun des années 2040, affublé du doux nom de SCALP, comme le char du futur dont la France et l’Allemagne devraient se partager la maîtrise d’œuvre, sont l’objet de fortes tensions dès les prémisses de leur conception. Comme nous nous sommes faits piéger par les Anglais avec les accords de Lancaster House en novembre 2010, nous allons nous faire berner par les Allemands. Notre désaccord a des raisons de fond : la France est une puissance nucléaire qui a inventé la dissuasion du faible au fort ; la France a des intérêts de sécurité mondiaux grâce à ses territoires d’outremer. Sa dimension européenne, vitale (le fameux deuxième cercle), n’est qu’une composante de son concept de sécurité, et les Allemands le savent pertinemment qui ne veulent en aucun cas se laisser happer par l’engrenage stratégique français. On peut parier que le probable alignement des planètes – le Président Biden, un nouveau Chancelier allemand, et un Président français confronté aux exigences internes d’une campagne électorale – renverront ces velléités aux calendes grecques.
A mon avis, la France, loin d’adoucir son concept et quitte à mettre les Allemands au pied de leurs responsabilités européennes, devrait le renforcer en s’engageant sur trois points : 1/ l’OTAN est effectivement « en mort cérébrale » et donc un mirage dont il faut urgemment s’affranchir ; 2/ le concept de « défense » est obsolète, complètement contourné par les phénomènes conflictuels contemporains qui s’apparentent plus à des « violences hors cadre » – ie les terrorismes – qu’à des opérations militaires ; il doit être élargi dans un concept de « sécurité globale » ; 3/ le char et l’avion ne seront pas les armes du futur et nous perdons notre énergie (temps et argent) à vouloir perpétuer ces dinosaures du XXe siècle ; les armes de demain seront celles qui maîtriseront l’espace et le numérique, à partir desquelles toutes les autres, dites classiques, pourront être neutralisées. Il nous faut suivre la voie ouverte par le Général de Gaulle en 1960 et concevoir nous-mêmes notre concept de sécurité globale et les armements qui permettront de le mettre en œuvre. Face aux puissances impériales par rapport auxquelles nous sommes réduits à pas grand-chose, c’est notre seule chance d’exister.

Mercredi 25 novembre – J’en viens donc à l’affaire qui agite le monde politico-médiatique depuis huit jours : la loi sur la sécurité globale. Comme je l’ai écrit, on prend en main ce problème trop tard et par le mauvais bout. Toutes les questions qui agitent aujourd’hui le landerneau politique auraient dû être abordées il y a vingt ou trente ans lorsqu’elles étaient moins pressantes. Il s’agit d’abord de l’unité de la nation, mise à mal par une immigration incontrôlée, qui est suffisamment contestée aujourd’hui pour qu’on en vienne à parler de « séparatisme ». Il s’agit ensuite de la neutralité idéologique de la République à travers le concept de laïcité, là aussi mise à mal par une religion exogène. Il s’agit enfin de la sécurité, notion globale en théorie mais dont les frayeurs républicaines n’ont eu de cesse que de la tronçonner en deux entités hermétiques l’une à l’autre, sécurité intérieure, apanage des forces de l’ordre, la police en particulier, et sécurité extérieure hors frontières, chasse gardée des militaires. Toutes ces notions, indispensables aux équilibres nationaux, sont dispersées et ainsi affaiblies alors que la convergence des crises devait inciter au mieux à les unifier, au moins à les coordonner.
Avec un effort de réflexion, on voit bien que ces trois questions – unité, laïcité, sécurité – relèvent au sens le plus large de la notion de « sécurité globale ». La nation en effet ne saurait se trouver en sécurité sans unité autour de la République et de ses principes – et je ne parle pas ici de ses valeurs -, et c’est cette notion qui doit prévaloir lorsque la France n’est pas, et ne sera probablement plus, menacée dans son intégrité territoriale. En revanche, elle peut l’être et elle l’est effectivement dans ce que Renan définissait comme une nation. On peut comprendre que longtemps la menace extérieure ait pesé sur le pays et donné à la Défense du territoire et de la population une priorité absolue et conféré aux forces armées leur vocation. A présent que la menace militaire s’est estompée (ou qu’elle ne se présentera jamais plus sous la forme classique et physique que nous connûmes trois fois en soixante-dix ans), que la mondialisation s’affirme et que des risques nouveaux se multiplient, il serait plus que temps de revoir la copie.
On l’avait évoqué à la commission du Livre blanc sur la Défense à l’été 1993, sur proposition du Directeur Général de la Gendarmerie nationale et de son homologue de la Police nationale, par le truchement d’un passage de la notion traditionnelle de Défense à celle de Sécurité en élargissant et globalisant cette dernière, et en confiant sa mise sur pied à un Conseil national de Sécurité, chargé aussi bien d’en élaborer le concept que d’en définir les moyens. Espoir fugitif, rapidement douché par les porte-paroles du Président et du Ministre de la Défense1, qui nous transmirent l’ordre de ne surtout pas toucher au dogme, ie le concept de défense gaulliste voulu et imaginé pour rendre à la France son « indépendance » dans le cadre du bipolarisme et de la guerre froide qui en était l’expression. Il est vrai que le Livre blanc était une idée du Premier ministre Balladur et qu’étant en cohabitation le Président Mitterrand n’avait pas l’intention de laisser fouler ses plates-bandes par l’occupant de Matignon. L’affaire fut donc entendue et le Livre blanc se limita, après un honnête examen des motifs qui indiquait que le monde venait de basculer mais qu’on était dans le brouillard, à un justificatif de moyens (militaires) logiquement revus à une réduction sensible, pour en toucher « les dividendes de la paix ». Cette occasion de 1993 ne se représenta qu’en 2008 mais les priorités avaient évolué vers l’économie et l’on sacrifia aussi bien la Défense que la Sécurité. Lorsque les événements du Mali se déclenchèrent en 2013 et lorsque survinrent les attentats terroristes de 2015, il était trop tard. Nous étions au pied du mur et, en principe, on ne change pas les règles du jeu dans l’urgence ou sous la pression de la nécessité. C’est exactement l’erreur que l’on commet aujourd’hui.
Ce qui m’inquiète et m’incite à réexaminer ce sujet dans sa vraie dimension, ce sont des faits qui concernent nos forces de l’ordre (police essentiellement) et qui sont d’une extrême gravité. Depuis plusieurs mois, celles-ci se font piéger dans les « quartiers » où elles sont appelées en cas de troubles. Cela n’est pas nouveau mais prend une amplitude inquiétante : désormais les patrouilles y sont accueillies par des « barrages d’artillerie », tirs de mortiers d’artifices aussi dangereux qu’impressionnants. C’est le dernier stade avant l’emploi d’armes de guerre dont on sait qu’elles se trouvent en nombre important dans les caves des dits quartiers. Que les comités d’accueil utilisent de tels procédés pour décourager la police de venir les déranger en dit déjà beaucoup sur l’ « archipélisation » fortifiée de nombreux secteurs, territoires de non-droit et d’absence de la République, zones franches du commerce des stupéfiants, quartiers régentés autant par les mafias de la drogue que par les communautés islamistes. Et tout ce petit monde est constitué d’adolescents désœuvrés et déscolarisés mais payés à la tâche par les meneurs de jeu, dealers, idéologues et délinquants.
Il y a là un double sujet de préoccupation : la détérioration de la situation dans les quartiers en état de pré-guerre civile, l’impuissance des moyens actuels de sécurité à faire respecter voire à rétablir l’ordre. La réponse à ces deux sujets est à la fois fausse et timide ; timide, car ce n’est pas en arrosant le sable qu’on le rendra fertile, et de ce point de vue les quartiers sont socialement et économiquement désertiques ; fausse, car elle ne traite pas les problèmes en profondeur qui nécessiteraient une reprise en main totale de ces quartiers en « état d’urgence » en y envoyant des « proconsuls » dotés des pouvoirs et des moyens nécessaires pour rétablir l’ordre et la République. Si ces opérations de salubrité publique ne sont pas déclenchées dans les prochains mois, nous aurons ici et là, en fonction de la conjoncture, des insurrections armées, non maîtrisées et qui feront courir un risque d’effondrement de la République. Les forces de l’ordre, dans leur configuration actuelle, ne sont adaptées ni au contrôle sur zone ni aux opérations de contre-insurrection dans lesquelles elles se trouveraient alors engagées. Pour ne pas prêter le flanc à une question gênante, j’exclue d’emblée que les forces armées puissent être dans cette hypothèse de quelque recours, même si l’état de siège était décrété, car elles n’ont ni les effectifs ni la formation ni les moyens d’être mêlées à de si sombres aventures. La modeste mission de déambulation de Vigipirate montre bien les limites de l’exercice.

Jeudi 26 novembre - S’agissant des Armées, je reçois aujourd’hui un dossier du G2S, le « club » des généraux en 2e section. Et que dit-il ? Qu’il faut se préparer à une guerre de « haute intensité ». On croit rêver ! Que des officiers généraux, tous affublés de longues carrières dans les états-majors, aient le culot de balancer des hypothèses aussi farfelues et fondées sur des chimères, en dit long sur le manque de réalisme stratégique de ces messieurs. De quoi s’agit-il en fait ? D’élaborer des hypothèses de travail sur les menaces probables qui pèsent sur la France à partir des données connues aussi bien géopolitiques que technologiques.
La première hypothèse de menace qui mettrait en danger l’intégrité du territoire serait celle d’une agression directe contre celui-ci. Comme je l’ai écrit plus haut, cette menace est peu probable et aucun élément de la situation actuelle ne permet d’avancer une telle hypothèse. De toutes façons, la dissuasion (les armes nucléaires et leurs forces de protection) a été conçue et organisée pour interdire qu’on en arrive à cette extrémité. Exit donc cette hypothèse comme donnée nouvelle.
La deuxième hypothèse, qui est visiblement celle de nos stratèges en chambre, concerne un conflit extérieur auquel la France se trouverait ipso facto associée dans le cas d’une agression d’un pays frontalier européen ; c’est typiquement le cas qui devrait déclencher automatiquement l’intervention de l’OTAN et celle de la menace d’emploi des armes nucléaires des membres de l’Alliance (Américains, Anglais, Français) ; ce qui permet de revenir au problème précédent où la dissuasion nucléaire doit avoir pleinement son effet. S’il s’agit d’un conflit extérieur dans lequel la France se trouverait entraînée, comme ce fut le cas en Irak par exemple, sans que ses intérêts vitaux soient en jeu, la réponse est simple : nous n’avons rien à y faire. Dans les trois cas de figure rapidement examinés ci-dessus, la guerre de « haute intensité » qui fait tant saliver nos va-t-en-guerre est une totale aberration, et en outre un détournement de notre attention vers des chimères.
Car il y a une troisième hypothèse que j’ai commencé d’évoquer hier, c’est celle d’une menace sur la « nation », sur sa vie politique (par la désinformation), sur son fonctionnement technique (par des cyberattaques), sur son unité sociale (par les troubles et les émeutes). Et je reviens aux questions de sécurité. Dans un climat aussi pernicieux, il faut réarmer la nation : en durcissant ses institutions, en réorganisant l’appareil de sécurité intérieure, en remettant les armées au centre du dispositif national.
Sur le premier point, il faut cesser de bricoler avec la loi. La situation actuelle et celle qu’on peut prévoir à horizon relativement rapproché exigent de revoir notre arsenal constitutionnel et de soumettre cette révision à l’appréciation populaire par voie de referendum. La loi sur la « sécurité globale » qui est en discussion au Parlement porte mal son nom ; c’est une loi de circonstance qui se limite, d’une part, à rendre le système policier plus cohérent, en établissant notamment un « continuum de sécurité » entre les différentes polices, la gendarmerie et les sociétés privées de sécurité, permettant à chacune d’entre elles de se consacrer plus complètement à ses missions propres, d’autre part, à harmoniser les actions de prévention et de lutte contre la violence entre la Justice et la Police ; elle est maladroite, se noie en outre dans les détails, donnant des verges pour se faire battre par toutes les oppositions (cf. article 24 sur la publication des images de policiers). Tout cela paraît mal pensé et très insuffisant et obligera tôt ou tard à revenir vers le Parlement pour légiférer à nouveau. En revanche, si on inscrivait le concept de « sécurité globale » dans la Constitution, il serait sanctuarisé ; nous éviterions ainsi qu’à l’avenir, en cas de situations graves et imprévues, un pouvoir exécutif peu regardant en vienne à prendre des mesures juridiques de circonstance qui mettraient en danger l’Etat de droit. L’argument selon lequel seules les dictatures disposent d’un tel arsenal juridique ne tient pas un instant. Cela signifierait que les démocraties, inquiétées pour ce qu’elles sont – et c’est la menace principale qu’agitent les dictateurs du moment, chinois, russe, turc…- ne devraient pas se protéger en prenant toutes les précautions que nécessite la situation. On en revient aux débats qui eurent lieu dans les années 1930 où, par frilosité voire par lâcheté, les gouvernants offrirent la France sur un plateau aux envahisseurs.
S’agissant de l’appareil de sécurité intérieure, polices et gendarmerie, son dispositif sur le territoire, la répartition des missions entre les uns et les autres, ses moyens matériels et juridiques, tout cela doit également être entièrement revu et corrigé, non seulement pour le rendre moins vulnérable aux « bavures » et au harcèlement des opposants, mais surtout plus efficace contre les délinquants et les voyous. C’est facile à dire et très compliqué à réaliser, mais sans doute moins difficile à faire aujourd’hui que demain. En s’appuyant sur une Constitution révisée, on pourrait imaginer une « obligation de résultat » qui se traduirait par une loi de programmation pluriannuelle contraignante.
Quant aux Armées françaises, je souhaite vivement que leurs chefs reviennent aux réalités et au sens de leur mission qui est de se mettre en mesure non plus – exclusivement et dogmatiquement – de « faire la guerre » mais de participer hic et nunc à la « sécurité » de la France. La Défense est partie intégrante de la Sécurité et l’armée ne doit pas être détournée de cette mission essentielle – qui est sa raison d’être – au profit d’innombrables aventures extérieures, certes justifiables, mais qui l’éloignent de sa vocation. Souvenons-nous du Second Empire et comment les aventures militaires extérieures (Crimée, Mexique…) ont précédé le désastre de Sedan…

Vendredi 27 novembre – Sur le front du confinement, la guerre de tranchées se poursuit ; elle affecte tous les domaines, le gouvernement décidant à tout-va et n’importe comment, mettant ainsi en rébellion aussi bien les évêques que les moniteurs de ski. Où les normes habituelles fixées au nom du principe constitutionnel de précaution volent en éclats jour après jour. Attention ! les révolutions ne commencent jamais où on les attend. Demain, si le temps le permet, longue balade prévue sur la grève d’Ilbaritz pour dépenser un peu de cette énergie réfrénée depuis un mois et, surtout, porter le regard sur l’horizon, cette certitude du lointain…
Justement, la notion d’incertitude fait les choux gras de bien des débats intellectuels. Elle est présentée par les philosophes comme la principale résultante de l’état de crise. Cela mérite qu’on en discute car cela fait partie du diagnostic ; et je ne suis pas sûr qu’on soit dans l’exactitude, non par rapport aux faits mais dans leur interprétation. Est-on bien sûr que l’incertitude soit la qualité première de l’état de crise ? Ce qui voudrait dire que le temps « normal » est celui des certitudes. A mon avis, l’incertitude n’est le propre d’aucune situation, elle est permanente, elle colle à la condition humaine comme un sparadrap et il serait outrancier voire grotesque de lui faire porter le fardeau de nos ignorances.
Pour moi, le facteur premier qui décide de la plus ou moins grande maîtrise des situations est le « hasard ». En remettant à mon éditeur un travail sur la généalogie de la stratégie il y a une quinzaine d’années, j’avais intitulé mon manuscrit Le Hasard et la Stratégie. Il m’a rabroué vertement, contestant ce titre nietzschéen et, à ses yeux, aussi décalé que prétentieux. Le livre s’est donc intitulé Stratégie, crise et chaos, ce qui tourne autour du pot sans vouloir dire les choses et, en outre, n’a guère attiré le lecteur. Or, la seule et vraie question stratégique est celle du hasard, et l’histoire (récente) de la stratégie provient directement de la volonté des hommes de maîtriser les événements et de rationaliser l’action qu’ils construisent pour s’y opposer ou pour en tirer profit.
Pour être moins désarmés devant leur ignorance des causes qui produisaient des effets aussi imprévus, les hommes ont chargé des « devins » d’élucider ces questions et, pendant qu’on y était et pour faire d’une pierre deux coups, leur ont demandé d’anticiper et de prévoir, le cas échéant, si les auspices étaient favorables aux actions qu’ils projetaient d’engager. On sacrifia alors beaucoup et pendant des millénaires, du bétail certes pour faire couler le sang mais aussi les gardiens du temple qui s’étaient égarés et qui servaient ainsi de boucs-émissaires. Le sort des hommes et des peuples a ainsi été livré au hasard, quel que soit le nom qu’on lui donne – le doigt de Dieu ou le « doigt mouillé » des chefs – depuis l’Antiquité. C’est d’ailleurs l’interprétation magistrale qu’en donne Bossuet : « Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l’égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre »2. Jusqu’au jour où les moyens techniques commencèrent à peser dans des rapports de forces jusqu’alors limités à la force physique des hommes et au bon vouloir des dieux.
La stratégie est née en Chine parce que les dieux n’y interviennent pas dans la guerre et qu’à défaut d’armes savantes il fallait faire appel à l’intelligence et à ses ruses pour incliner le fléau de la balance. En Europe, elle s’est imposée beaucoup plus tard, avec la guerre de Cent ans et l’introduction des armes à feu qui permettaient enfin d’éloigner le corps à corps et de pouvoir utiliser l’espace. Mais elle ne prit son véritable essor qu’à la fin du XVIIIe siècle avec Guibert et le caractère global des conflits et, surtout, au XIXe siècle avec le progrès technique ; l’emploi du chemin de fer par les Prussiens pour la manœuvre stratégique qui permit de devancer à Sadowa des Autrichiens qui eux marchaient toujours à pied. Tout au long du XXe siècle, les technologies vinrent au secours des stratèges pour limiter à son minimum la part de hasard qui vient contrarier toute action humaine. Azincourt (1215) fut un désastre dû en grande partie à la météo normande, l’autre part étant celle de l’indiscipline de l’ost, l’armée féodale. Overlord (6 juin 1944) fut un succès en déjouant la même météo normande. A la guerre, la météo est importante si elle empêche d’exécuter la manœuvre prévue ! Tous les progrès qu’on a pu faire en matière de renseignement ont considérablement changé la donne si on les compare aux auspices des devins. Le savoir au sens large est la condition même de toute démarche stratégique. Enlevez ce savoir, et l’on revient au moyen-âge ou…à Bossuet !
Lorsque surviennent des crises dont les prémisses ont été négligées ou dont la convergence des facteurs échappe à l’entendement, les responsables ne se retrouvent pas face à une incertitude, – celle-ci encore une fois est permanente et justifie la nécessité d’un décideur -, mais confrontés à une ignorance. Revenons à notre maudite actualité épidémique pour éclairer cette problématique. D’abord pour s’insurger contre le vocable de « scientifique » dont s’affuble souverainement la cohorte des médecins et autres professeurs de médecine. Ce n’est évidemment pas parce qu’ils font des études qui durent de sept à dix ou douze ans qu’ils relèvent nécessairement de la science. Nous avons tous fait l’expérience de mauvais diagnostics, de traitement inutiles ou pernicieux, de médecins qui tâtonnent et finalement ne savent pas ; les médecines parallèles ont encore de beaux jours devant elles. La médecine est en « zone grise », science dure lorsqu’elle emprunte à la physique et à la chimie, approximation ou voyance dans la plupart des autres cas. Donc assimiler la médecine à une science me paraît bien présomptueux, sauf pour tous ceux qui opèrent, ôtent un organe défectueux ou réparent un membre brisé ; c’est de l’ordre de la mécanique. Là encore, le progrès apporte chaque jour des améliorations, mais on est loin du compte. Et la tribu de nos docteurs médiatiques s’est comportée à peu près comme les médecins de Molière, parfois même comme les devins de l’Antiquité. Quant au Conseil scientifique censé éclairer les décisions politiques, il se repaît d’être alarmiste, rien de bien savant !
C’est pourquoi, pour élever un peu le débat, je pense qu’il faut cesser de se gargariser avec de beaux concepts, comme celui d’incertitude qui n’explique rien et ne mène nulle part, pour revenir aux réalités. « Le hasard, disait Pasteur, sourit aux esprits bien préparés ». La crise, quelle qu’elle soit, est toujours une surprise et l’effet d’une ignorance. Comme le savoir n’a pas de limites, nous aurons toujours des crises et d’autant plus graves, peut-être mortelles, tant que nous aurons la prétention de tout savoir et la crédulité de pouvoir tout maîtriser. Dans ma conception de la modernité de l’homme, la démarche stratégique est celle qui permet de mettre l’intelligence aux prises avec le réel, et ainsi de limiter cette part du hasard qui relève plus de la fatalité que du destin.

Samedi 28 novembre – En ce jour de levée d’écrou, grand beau, douceur d’automne et un afflux de promeneurs sur les plages de Bidart. Et avec eux, des meutes de chiens surexcités probablement en mal de l’air du large, eux aussi…L’actualité française est inquiétante. Les bévues commises avec cette loi sur la sécurité, dont j’ai dit plus haut tout le mal que j’en pensais, n’ont pas fini de dérouler leur engrenage. Comme si on avait besoin de cela en période d’épidémie et sous le glaive du terrorisme. L’amateurisme et l’inconscience des gouvernants sont insondables ; à moins qu’ils soient suicidaires car, à ce rythme, ils vont finir par provoquer le chaos. Et la France est « en principe » en état d’urgence sanitaire et sous couvre-feu. Lorsque seront levées ces barrières théoriques aux manifestations d’opposition, ce voile pudique jeté sur les braises des gilets jaunes, des syndicats, des black blocs, des actuels et futurs chômeurs et retraités, sur le ras-le-bol des restaurateurs, des cafetiers, des commerçants ruinés, sur la violence des banlieusards, des exilés des cités, des sans abri et des jeunes désœuvrés, et j’en oublie sans doute, alors il est possible et probable que sautent tous les verrous et que s’effondrent toutes les palissades qui nous séparent encore d’une révolte générale. A mon avis, le printemps 2021 sera digne de celui de 1968, en plus violent. Politiquement, c’est peut-être habile quand on se souvient que juin 1968 a succédé à mai avec une « Chambre introuvable », mais c’est bien dangereux et, pour le cas, très incertain. Pour une raison immédiate et qui est l’objet de ces remarques : les forces dites de l’ordre sont physiquement, moralement et techniquement dans l’incapacité de faire face à une vaste et longue révolte populaire. Les comportements inappropriés de policiers à plusieurs reprises ces temps derniers le démontrent à l’envi : une troupe bien commandée, entraînée et professionnelle ne commet pas de violences gratuites, elle maîtrise sa force. Relisez le Léviathan ; Hobbes explique clairement que la seule légitimité de la force publique se trouve dans la sécurité des citoyens.

Dimanche 29 novembre – Incroyable mois de novembre – on a dû battre, comme chaque année, tous les records de température – dans ce formidable pays basque, béni des dieux de la nature. La plage était noire de monde ce matin. Soleil, marée basse et dimanche, un arrière-goût d’été et la preuve, s’il en était besoin, que la démographie locale a beaucoup bénéficié des confinements. Avec le télétravail, le TGV et l’avion, plus rien n’empêche désormais de fuir les appartements et les sièges de sociétés dans les centres-villes bétonnés, embouteillés, pollués, etc. Après tant d’interruptions, la reprise du rythme sportif se fait sans douleur, sauf dans les jambes au sixième kilomètre, mais c’est la loi de l’âge et sa sanction, implacable !
Ma règle d’écriture est de ne pas revenir en arrière pour aller compléter un texte vieux de quinze jours. C’est ainsi : les idées arrivent trop tard ou, plutôt, les lectures qui entraînent des compléments d’idées, qui apportent de bonnes citations à l’appui d’un argument, font des repentirs. Je ne joue pas au peintre et je ne corrige pas mon tableau, on n’en finirait pas ! En commémorant le 9 novembre et au sujet du Général de Gaulle, j’ai omis de citer Henri Bergson, le philosophe préféré du Général et auquel il doit une part de sa formation intellectuelle, citation hyperconnue et qui fut longtemps ma règle de vie : « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». C’était le « réflagir » de Lyautey et c’est un équilibre extraordinairement difficile à tenir car les temps de l’action et de la réflexion sont rarement compatibles.
J’ai apprécié quelques notations du média-philosophe Raphaël Enthoven dans le JDD où il s’exprime sur la confiance, l’arche perdue de notre « société de défiance ». Je le cite : « …l’illusion de penser que la confiance nous viendra de l’extérieur. Alors que c’est l’inverse qui se passe. C’est la confiance qui nous donnera la bonne nouvelle. Tout le malentendu autour de la confiance, malentendu qui remonte à la démocratie, vient du fait que l’on croit qu’il faut une solution pour sortir de la crise de confiance alors qu’il faut sortir de la crise de confiance pour que la solution se présente. La confiance est inaugurale, elle est première ». D’accord, monsieur le philosophe, mais la confiance ne se décrète pas. L’avoir nécessite un support, quelque horizon, projet, ambition qui l’étaye et la soutienne, quelque espoir qui l’accroche et lui permette de tenir. La confiance ne tombe pas du ciel, sauf pour les mystiques, et cela se saurait. Je suis d’accord : il faut avoir confiance en soi, mais une confiance lucide, consciente des limites de l’exercice. Aujourd’hui, en dehors de la perspective d’un vaccin, je ne vois pas où irait se nicher cette confiance. Il faudrait lui tendre la main pour la réconforter.

Lundi 30 novembre – On va en finir avec ce long mois de novembre passé derrière les grilles du confinement. Physiquement, cela ne prête guère à conséquence, mais, psychologiquement, cette rétention de la liberté de se déplacer, un enfermement d’êtres doués de mobilité, est proprement ahurissante. On la respecte (plus ou moins) officiellement par discipline, plus probablement par peur et du contrôle et du virus. J’ai pu mesurer ce week-end avec quelle frénésie un si grand nombre de gens, jeunes et vieux, se précipitait vers le rivage pour y chercher – et y trouver ? – un réconfort, un apaisement, un exutoire, un dévergondage, que sais-je encore…Ce matin, moins de monde, moins de soleil aussi, on revient aux habitudes pré-hivernales, même si, dans ce pays si hospitalier, elles se jouent souvent des normes climatiques. La grève était moins chahutée par les marcheurs et les cabots, on pouvait presque y glisser comme sur un champ de neige et, avec mes bâtons de ski, je m’offrais une double escapade mémorielle, celle d’antan des pistes montagnardes, celle de jadis des dunes du Grand erg vierges de toute trace.
J’avais relaté, peu après la fête du « double onze » – 11 novembre ou fête des célibataires – le double coup de Jarnac et de Trafalgar que les autorités du PC chinois avaient fait subir au monstre financier et logistique que représente Alibaba en Chine, quatre à cinq fois Amazon rien que pour le commerce en ligne. On pouvait croire, à première vue, que le Parti voulait donner une leçon à Jack Ma, tout-puissant propriétaire de la marque et seconde fortune mondiale. En interdisant la cotation de sa filiale financière ANT à la bourse de Shanghai, il sifflait en réalité une fin de récréation pour tous les super-grands du numérique ; ils avaient si bien grignoté l’espace bancaire qu’ils réalisaient entre eux plus des deux tiers des transactions lesquelles, en même temps que les « data » accompagnatrices, échappaient à la Banque de Chine. Sacrilège ! On voit aujourd’hui qu’il ne s’agissait pas seulement d’un avertissement sans frais et qu’Alibaba n’était pas la seule visée. Ce qu’il se passe en réalité, dans le cadre général d’une étatisation rampante de l’économie chinoise, c’est la réappropriation dans la main du PCC de tous les domaines stratégiques, à commencer par la « finance numérique ». En effet, la dématérialisation monétaire – les espèces sont de fait bannies du commerce chinois depuis trois ou quatre ans – a donné aux maitres du paiement en ligne un quasi-monopole sur les finances publiques. C’est inacceptable pour un Etat, qu’il soit chinois ou autre. N’oublions pas que, historiquement, la Chine a inventé l’administration et la gestion étatique ; elle ne se laissera pas détrousser de ses fonctions régaliennes qui sont menacées par la puissance inédite des géants (privés) du numérique, les Tencent, Alipay, Baidu, Huawei et consorts. Son bras ne faiblira pas pour interdire à ces monstres de la technologie de supplanter la puissance publique, à commencer par la Banque de Chine. C’est cette dernière qui créera le yuan virtuel, qui centralisera les data et qui gérera la finance chinoise numérique du XXIe siècle, personne d’autre. En se donnant la peine de faire abstraction du caractère totalitaire du régime chinois – ce qui peut paraître rude à beaucoup -, on pourrait néanmoins y regarder de plus près et étudier avec attention les orientations que donnent ses dirigeants en matière de sécurité et de monnaie : il y a peut-être des enseignements à tirer et des leçons à prendre. N’oublions pas tout ce que la civilisation chinoise nous a apporté, et pas seulement la porcelaine, dans l’administration, l’enseignement, la médecine…

Mardi 1er décembre – Bruxelles est préoccupée en cette fin d’année 2020. Pour des raisons qui lui sont propres d’abord et internes à l’Union : l’impasse dans laquelle se trouve le budget pour les six prochaines années et son complément de 750 milliards d’emprunt abondant le plan de relance. Sauf à couper les vivres aux récalcitrants hongrois et polonais, ce qui provoquerait une crise majeure européenne, voire une sécession, on ne voit poindre aucune solution ; pas plus qu’avec le séparatiste britannique avec lequel les ponts seraient coupés d’ici à un mois sauf si… Voilà une présidence allemande de l’Europe bien maussade et qui, le 31 décembre, n’affichera pas grand-chose au compteur. La Chancelière est-elle si habile et puissante qu’on veut bien le faire croire ?
L’Europe est aussi préoccupée pour des raisons extérieures et qui sont tout aussi essentielles ; on peut les symboliser par le « lien transatlantique ». Mis à mal et distendu avec la présidence Trump, il est l’objet d’intenses spéculations à Bruxelles aussi bien au siège de la Commission européenne qu’à celui de l’OTAN, en raison des inconnues que comporte l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle administration à Washington. Personne ne doute qu’il faille renouer des relations fortes et amicales avec les Etats-Unis, mais sur quelles bases ? Faut-il tenter de retisser le tissu déchiré par Trump ou inventer un nouveau type de relations fondées sur une « souveraineté européenne », formule floue qui semble réunir la majorité des 27, ou sur l’idée d’autonomie stratégique qui est le projet français ? Que les Européens soient en désaccord entre eux, cela n’est un secret pour personne et on voit mal pourquoi et comment ils trouveraient miraculeusement un terrain d’entente le 21 janvier 2021, au lendemain de l’investiture du Président Biden.
S’agissant de l’OTAN, l’affaire semble entendue, du moins de ce côté de l’Atlantique. La Commission de réflexion qui vient de remettre son rapport (77 pages) au Secrétaire général de l’Organisation, tout en faisant l’inventaire des problèmes qui nécessiteraient une réforme profonde, s’en tient à des recommandations de prudence et à préconiser « un code de bonne conduite » : rien de bien nouveau sur la Turquie ni sur la Russie ni sur la Chine, comme si celle-ci entrait d’ailleurs dans le champ de responsabilité de l’Alliance atlantique. Hubert Védrine, le représentant de la France, s’y est trouvé isolé, ne parvenant pas à convaincre un seul de ses neuf partenaires de s’intéresser à la proposition française « d’autonomie stratégique ».
Tout dépendra donc de la position américaine et de la façon dont le Président Biden acceptera de lâcher les rênes aux Européens ; il peut prêter une oreille favorable au président français – pourquoi pas ? – et, le cas échéant, soit en facilitant la construction d’un pilier européen dans l’OTAN, soit en durcissant son attitude sur le partage du fardeau ; il peut tout aussi bien resserrer les rangs et, pour ce faire, placer la Turquie face à ses contradictions et chercher à redéfinir le concept stratégique de l’Alliance. Avec le coût de la crise sanitaire dont les effets économiques et financiers se prolongeront sur plusieurs exercices budgétaires, il serait insensé de croire que les pays européens vont simultanément procéder aux investissements considérables que suppose la constitution d’une Europe de la Défense. On en a déjà eu un aperçu avec la division par deux de la part modeste qu’avait la Défense dans la prévision du budget européen pour 2021-2027 ; elle a fait les frais des discussions de marchands de tapis concernant la PAC ou la crise sanitaire. Je pense qu’avec les Américains la diplomatie va reprendre ses droits et qu’on va se gargariser de bonnes paroles à défaut des embrassades que les gestes-barrières excluent ; et qu’entre Européens on va procrastiner comme d’habitude.
En réalité, le véritable enjeu des retrouvailles atlantiques concernera l’attitude, commune ou pas, avec la Chine. Tout en proclamant haut et fort la faillite des démocraties occidentales, plus crisogènes que salvatrices, l’empire du Milieu veut desserrer l’étau car il reste obsédé par la perspective d’être encerclé et, pour ce faire, redoute une éventuelle collusion américano-européenne ; avec Trump, il se croyait assuré de n’avoir qu’un adversaire frontal. Là, pour une fois, tout dépend des Européens ; il serait facile et finalement rassurant de rejoindre les Américains tout en commerçant avec la Chine ; il serait plus audacieux de faire bande à part tout en restaurant nos liens avec l’Amérique : être pro-américain sans être antichinois, telle est la porte étroite et ambigüe. Dans ce débat crucial, il faudra se rappeler que, pour survivre, nous avons besoin de trois mondes. Nous les avons eus avec l’Est et l’Ouest se disputant le troisième, au Sud, justement appelé Tiers Monde. Nous pourrions les recréer demain avec l’Est chinois et l’Ouest américain séparés, ou réconciliés, par le Centre européen. Cela signerait sans doute la paix – ou la non-guerre pour parler chinois – pour les trente ans à venir, les plus dangereux. Après, la Chine vieillira, l’Amérique sera métisse, et l’Europe sans doute revenue aux péripéties de l’Histoire, écartelée entre ses tropismes scandinaves, saxons, méditerranéens, balkaniques…Mais, dans les toutes prochaines années, l’Europe peut et doit jouer un rôle central dans les relations que la Chine entretiendra avec le monde : non seulement celui d’un partenaire économique majeur, mais aussi celui d’un « entremetteur » ou d’un facilitateur qui offre à la Chine une fenêtre d’opportunité pour s’établir dans la communauté des nations en même temps qu’il pèsera pour faire bouger les lignes de celle-ci vers une meilleure répartition des forces.

Mercredi 2 décembre – Pour la Saint-Austerlitz, je décrète un jour de carence du bloc-notes. Non que je sois en panne d’écriture, ce serait un comble avec le trop-plein de problèmes, mais en manque de temps. Ce journal n’est pas un roman dont je suivrais la trame et où j’inventerais des situations, c’est une chronique qui, comme son nom l’indique, s’intéresse au temps que nous vivons. Concrètement cela suppose de lire les journaux, de consulter les sites internet et de ne pas oublier les livres dont la pile sur ma table devient impressionnante, et dont je souhaiterais pouvoir rendre compte ici…après lecture.

Jeudi 3 décembre – Je ne peux passer sous silence la disparition du Président Giscard d’Estaing, […] Un tombereau d’éloges et de critiques va occuper les médias pendant trois ou quatre jours, le temps d’organiser un hommage national dû à la fonction de président qu’il exerça de 1974 à 1981. Au niveau métapolitique, on peut dire deux ou trois choses : 1/ qu’en rivalité haineuse avec son comparse Chirac, ils ont tous deux bafoué l’héritage du Général. Également Arvernes, c’est-à-dire Gaulois querelleurs du « centre » de la France, ceux que Jules César décrit avec tant de clairvoyance, ils sont de parfaits représentants des deux droites qui se détestent, la libérale et la bonapartiste ; au point de faire le lit de Mitterrand en 1981 et d’enterrer vivante une France qui était à peine parvenue à se sortir des décombres ; 2/ qu’en passant pour un grand Européen, il a de fait détruit les possibilités d’une Europe unie ; car en passant par le libéralisme, par la fascination de l’Amérique – l’invention du G5 –, par la connivence avec Helmut Schmidt, et jusqu’à la tentative technocratique d’une Constitution européenne (incomprise parce qu’incompréhensible), Giscard a largement contribué à ce que l’Europe des Etats, en fait l’Europe politique, devienne infaisable. Il a mis sur les fonts baptismaux et revendiqué une monnaie – commune puis unique – dépendant des marchés et non des Etats qui peut donc devenir, en cas de décrochage structurel ou circonstanciel de l’un ou l’autre (ie. la Grèce), une sorte de guillotine, de toutes façons une amputation définitive de souveraineté. Giscard voulait inventer l’Europe mais celle-ci, pour coaguler avec les pays saxons, protestants, ex-communistes ou « impériaux », se heurte à la conception historique de la Nation qu’ont les Français. Ce projet, s’il se réalise un jour, ne pourra se faire sans une grave crise commune qui mette en jeu le sort des pays européens et les oblige alors à s’en sortir ensemble ; peut-être les chocs du changement climatique y pourvoiront-ils. Depuis les années 1970, la France a été tirée à hue et à dia ; bien heureusement, des réformes ont été adoptées dans ce demi-siècle, mais le plus souvent dans la sphère politico-sociale ; pour le reste, ce qu’il survit de dynamisme dans notre pays, on ne le doit qu’au génie français !

Vendredi 4 décembre - Mauvais pressentiment depuis samedi dernier et la reprise récurrente des manifestations mixtes opposants/casseurs. Quelles qu’en soient les causes, et elles sont multiples, elles provoquent un climat quasi insurrectionnel où la violence légitime a clairement changé de camp. Je l’ai déjà dit, je redoute le printemps 2021. Si le gouvernement avait du flair, ou même un peu de sens politique, il étalerait largement dans le temps les mesures de déconfinement, car le retour « à la normale » risque de se transformer en déchaînement de « l’anormal ». Les mécontentements accumulés depuis les longues frasques des gilets jaunes, les bouffées de violence impunie qui les ont accompagnées et poursuivies, les interdictions de tous ordres souvent absurdes et presque toujours mortifères sur le plan économique et donc social, les peurs conjuguées du virus et du terrorisme, sans compter les dossiers dormants et incendiaires, voilà une litanie qui peut déboucher sur un désastre pour peu qu’on relâche trop vite les freins. On pourrait à cet égard parodier Churchill : « Vous avez eu les larmes du confinement, vous aurez le sang des émeutes… ». Pourquoi faut-il être pessimiste ? D’abord, avec Gramsci, parce que c’est le propre de l’intelligence ou, dit autrement, de la compréhension des choses, ensuite et surtout parce que les phénomènes énumérés ci-dessus ne sont pas réservés à notre malheureux pays, ils sont planétaires et partout la pression se fait forte sur le couvercle de la marmite.
Mai 68 fut également une sorte de révolution mondiale, mais d’abord sociétale – une explosion de jeunesse et des revendications libertaires – avant de gagner l’économie et d’obliger les pouvoirs publics à rééquilibrer le rapport des forces. Sur ce plan, la machine fut relancée d’autant mieux et vite qu’il y avait du « grain à moudre », celui de l’apogée de la société industrielle. Dans l’autre domaine, celui de la société, mai 68 ouvrit grandes portes et fenêtres aux vents libertaires dont personne ne maîtrisa plus les errements. Ce ne fut qu’un avant-goût, un ratage si l’on peut dire, de ce qui devrait couronner le tremblement de terre qu’est une véritable « crise de civilisation » ; il y manquait trop d’ingrédients. Malraux ne s’y trompait pas qui disait « notre civilisation commence à connaître ses crises profondes ». En revanche, Régis Debray dans la préface de son dernier opus va un peu vite en besogne : « Ma génération a eu le privilège d’avoir vu mourir un monde et en naître un nouveau ». Privilège si l’on veut pour la mort du monde classique, mais celui d’en voir naître un nouveau ? Certes, je reconnais avec lui qu’en soixante ans le monde dans lequel nous nous agitons est devenu méconnaissable mais…Il y a encore pas mal de « mais » : d’abord nous sommes toujours dans le même type de société ; ensuite le régime politique est inchangé depuis 1958 ; enfin les crises qui l’ont affecté n’ont modifié qu’à la marge le système économique. Seules les technologies ont commencé de nous faire basculer dans « autre chose », mais ce n’est qu’un début.
Mai 68 et ses effervescences, puis ses retombées laxistes, dont l’éloge appuyé des individualismes les plus excessifs, n’a été qu’une amorce, voire un pétard mouillé, de la crise majeure que pressentait Malraux. Il n’en connaissait ni le lieu ni l’heure, mais nous, en cette fin de l’année horrible 2020, nous détenons des indices sérieux et concordants et nous pouvons craindre le pire pour 2021. Cher Régis Debray, votre descente aux enfers, que nous serons bien obligés d’accompagner, n’est pas achevée ; il y a encore de rudes escaliers à dévaler. La prochaine explosion sera peut-être l’ultime qui verra notre monde, si patiemment et intelligemment bâti depuis deux mille ans, s’effondrer comme un château de cartes, ce qu’anticipent d’ailleurs les dirigeants chinois qui, au-delà du déclin de l’Occident, sont convaincus que le régime des démocraties occidentales est moribond3. A moins que nous touchions le fond de la piscine et que la crise à venir, mondiale et globale, soit le point d’orgue à partir duquel pourra renaître « autre chose » que, peut-être, si Dieu lui prête vie, Régis Debray pourra vivre et louer dans un dernier ouvrage. C’est tout le mal qu’on lui souhaite et, avec lui, à nous qui sommes de la même génération.
Donc, mai 68 inaugure en fanfare le début de la crise centennale avec les premières cordes de rappel qui lâchent. Inutile et fastidieux de revenir sur les raisons de cet emportement, mais en résumé un divorce croissant entre la modernité technique (et tout ce qu’elle induit) et les « pesanteurs » sociales. On peut se demander d’ailleurs pourquoi depuis cinquante ans, avec tant de brillants analystes et commentateurs du phénomène, personne, nulle part, n’est parvenu à relancer des élingues, à reprendre le contrôle, voire à proposer un nouvel itinéraire. En contrepoint, on a voulu partout, sur tous les continents, trouver des parades, réformer le système. La « réforme » a été le maître-mot ! Pour avoir parcouru ce demi-siècle et l’avoir observé de points de vue parfois non dénués de perspective, j’ai un avis sur la question et il est tout simple : nous n’avons pas (ou plus) les outils intellectuels qui ouvraient le champ de la pensée – et au-delà celui de l’action – à de nouvelles idées et, surtout, à ce qui fait le sel de la vie, l’imagination créatrice. Il est effrayant de constater à quel point l’emprise technique et les conventions formatent les esprits et perpétuent la bien-pensance, fruits de la déconstruction philosophique et du nihilisme. Ne nous leurrons pas : si passer du vieux monde au nouveau qui est annoncé, c’est-à-dire du rouge au vert des idéologies, tout daltonien qui se respecte voit qu’il s’agit du pareil au même, en vérité d’une utopie. Les penseurs des dernières décennies ont continué de miner les champs philosophiques traditionnels, ceux du socialisme et ceux du libéralisme, qui ne sont plus guère praticables, au lieu d’ouvrir de nouvelles pistes avec l’aide de la méthode de décryptage de la complexité et le concours de la démarche stratégique. A force de jeter des anathèmes sur tout ce qui sort de la convenance, aucune lumière ne vient plus s’égarer dans les ténèbres que répand cette agglomération de crises. J’ajouterai pour faire bon poids que nous n’avons pas encore les outils techniques qui permettraient de mieux résoudre les équations de la complexité. Leur « combinatoire » est tel que seule l’informatique quantique pourra y pourvoir d’ici à quelques années. Voilà des outils à inventer puis à forger. Les chantiers sont ouverts.
En attendant, sans espoir de réponse aux déficiences successives, sans perspective d’un avenir prometteur et, pire, sans assurance du lendemain, il est probable que tôt ou tard – et probablement assez tôt – des peuples craqueront un peu partout dans le monde. Ce ne sera pas spécifiquement, comme en 1968, une révolte de la jeunesse puis par raccroc un blocage de la classe ouvrière encore singulière alors, mais le soulèvement d’une classe moyenne mondiale, au cœur des sociétés de la mondialisation, flattée jusqu’à la démagogie par les tentations consuméristes mais bafouée dans ses attentes et frappée de plein fouet par la violence des crises répétées. Ceux qui ont aimé la chienlit de mai 68 adoreront le chaos d’un prochain printemps ; en termes de puissance, on passera de la force 6 ou 7 d’antan à un déchaînement de violence, car les barrières qui freinaient le mouvement il y a encore cinquante ans ont été depuis emportées. La démagogie et le laxisme trop longtemps appliqués y ont sapé les ancrages et sont venus à bout de toutes les résistances. Ainsi l’humanité maltraitée se révoltera, différemment selon les pays et les cultures, mais partout pour la même cause : vider la querelle, épuiser les crises, tourner enfin la page, et espérer apercevoir les rivages du nouveau monde qu’annonce Régis Debray. Mais le prix à payer sera lourd !
A ce propos et qui n’a rien à voir, j’ai appris que la dette mondiale se montait – tenez-vous bien – à 277 000 milliards de dollars. Comment voulez-vous que l’on puisse, tous pays confondus, aborder sur l’autre rive avec un tel boulet ? Il n’y aura pas de nouveau monde possible avec les chaînes du monde ancien, mais les économistes, les financiers, les politiques, avec une belle unanimité morale, affirment à l’envi qu’il faut envisager avant toute chose d’apurer la dette et d’assainir la gestion. Ils savent qu’ils mentent car, à ce niveau, les dettes sont réassurées donc perpétuelles, et que si elles touchent tout le monde en même temps, l’idée d’un moratoire mondial n’est pas nécessairement stupide. Où qu’on se tourne, les problèmes sont inédits, soit par leur originalité soit par leur ampleur. Ce n’est donc pas avec des outils obsolètes et des raisonnements d’un autre âge qu’on aura la moindre chance du début d’un commencement de solution.

Samedi 5 décembre – J’ai sans doute été bavard hier, le sujet était tentant et entraînant, d’autant qu’il correspond à mes lectures du moment, notamment du caustique et fulgurant Régis Debray qui signe là à mon avis son meilleur livre – avant le prochain4, ne serait-ce qu’avec cette pique : « le vu par tous l’emporte à la longue sur le lu par quelques-uns ».
Du coq à l’âne et sans autre raison que de ne rien d’oublier d’essentiel : la déshérence dans laquelle se trouvent les grands traités stratégiques, ceux qui portent en particulier sur les équilibres nucléaires entre les Etats-Unis et la Russie. Rien n’a été fait depuis quatre ans pour entretenir le dialogue nucléaire, crucial, encore moins pour tenter d’y associer la Chine qui fait cavalier seule dans ce domaine comme dans presque tous les autres. Ces accords de limitation des armes entre les deux monstres nucléaires que sont les Etats-Unis et la Russie ont certainement eu une efficacité stratégique mais ils ont eu aussi une vertu politique, celle de faire fonctionner le téléphone rouge et de maintenir le dialogue. La dissuasion se tient en effet sur ses deux jambes, les armes et le discours, celles-là nécessitant qu’on en discute les capacités, le nombre, la portée, pour en assurer la crédibilité. Deux traités sont ainsi dans le collimateur ; celui sur les armes intermédiaires (500/5500 km) dit FNI parvenu à échéance en 2019, et celui sur la limitation du nombre des armes dit New START (700 lanceurs et 1550 têtes) qui sera forclos début 2021. Sorties de ces accords, les deux puissances sont livrées à elles-mêmes et rien ne les retient. La Chine n’y est pas partie, mais leur caducité lui donne carte blanche pour pousser ses feux sans retenue et sans contrôle. Et les autres puissances nucléaires, surtout celles qui sont illégitimes, peuvent agir à leur guise dans ce domaine si instable et dangereux. Il est donc crucial qu’à défaut des intéressés, l’ONU prenne la main et organise une conférence sur le contrôle des armes nucléaires. Et ce d’autant qu’un Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires, ratifié par cinquante Etats en octobre 2020, à l’exclusion de toutes les puissances nucléaires, doit entrer en vigueur au début de l’année 2021. Ne pas jouer avec le feu nucléaire et trouver un accord de « bonne conduite » sur ce sujet « explosif » devrait occuper l’agenda des chancelleries dans les prochains mois.

Dimanche 6 décembre – A propos de confinement, que je respecte toujours scrupuleusement, par discipline d’abord – on ne se refait pas – et par souci de santé bien ordonné, j’ai l’impression que l’hiver sera morose. A voir le monde qui se presse dans les magasins, sans attention particulière aux autres, j’imagine que la bousculade va aller crescendo à l’approche de Noël. Le besoin de décompresser paraît irrépressible dans une société qui ne fait pas sienne la formule maintenant éculée de Pascal : « Tous les malheurs des hommes viennent de ce qu’ils ne savent pas se tenir en repos dans leur chambre ». Ce n’est pas qu’ils ne le savent pas, mais qu’ils ne le supportent plus tant l’attraction du monde les fascine et les drogue, happés tels des insectes par les lumières de la ville. Les psychothérapeutes sont débordés ! Où la tranquillité pascalienne est bousculée par la civilisation des loisirs, la culture de la fête et la recherche du temps…libre, sous le joug de « la loi du consumérisme culturel » selon Michel Onfray.
Et, à propos d’épidémie, je crains que la stratégie de vaccination adoptée, puisque stratégie il y aurait, n’ait pas pour but de ralentir voire d’éradiquer le virus mais une fois encore de protéger l’hôpital et de ralentir le nombre-clé, celui des décès. Ainsi va-t-on d’une part privilégier les personnes âgées, qu’elles vivent en établissements ou chez elles, afin de freiner leur morbidité et, d’autre part, laisser le virus circuler chez les personnes actives. C’est plus une politique qu’une stratégie car celle-ci, visant l’efficacité antivirale, aurait dû orienter vers la seconde option. Et c’est de plus anti-productif car, après un an de ralentissement, parfois d’arrêt du fonctionnement, c’est bien l’économie qu’il faudrait relancer « à tout prix ». Avec une telle conception de la stratégie, je redoute qu’on y soit encore emprisonné dans un an après un énième confinement.
Enfin, pour clore provisoirement sur ce chapitre et si j’ai bien compris la démarche des biologistes, les vaccins en cours de mise sur le marché ont tous pour fonction de ralentir voire d’empêcher le développement de la maladie, notamment ses formes graves. Là encore, on a fait le choix de l’hôpital et des patients âgés. Profitant du relâchement propre à l’existence de vaccins et de la lassitude accentuée par une sorte d’absurdie, l’épidémie va donc pouvoir cavaler partout où les gens actifs se regrouperont, écoles, entreprises, familles. Nous allons sauver des vies d’octogénaires mais tuer ce qui aura survécu des activités sociales, culturelles, sportives, et autres. Cela risque d’être un loupé complet. Ce qui m’aurait semblé plus intéressant eut été d’orienter la recherche vers des antiviraux, ceux qui bloquent la transmission au niveau des voies respiratoires, un super-masque chimique en quelque sorte qui rende celui-ci inutile et protège des émanations d’autrui ; cela existe dans toutes les pharmacies et s’appelle un spray, élaboré à base de molécules, d’huiles essentielles, de plantes, etc. Efficacité prouvée contre les rhumes, pharyngites et autres irritations des muqueuses, alors pourquoi pas ?
Le sujet majeur des prochains jours sera évidemment la tournure qu’aura le Brexit le 1er janvier 2021. Qui craquera le premier dans cette pseudo-négociation où l’on joue à se faire peur : la montre et la corde raide ? Je ne vois pas pourquoi on aurait soudainement un résultat positif d’ici à demain soir (lundi 7 décembre) alors qu’il est notoire que les trois points durs sont toujours l’objet de désaccords profonds, notamment sur la pêche et sur l’accès au marché européen. Mais on peut toutefois en présager l’augure si l’un et l’autre ont gardé une botte secrète et ultime. La conjoncture paraît tellement défavorable au gouvernement britannique, avec en outre une épidémie mal maîtrisée, qu’il serait surprenant que Bojo ne tire pas un lapin de son haut-de-forme avant la fin de l’année ; il est coutumier du fait et ne respecte rien, ni les calendriers ni les convenances. Côté européen, à moins que la Chancelière allemande se décide à sauver sa présidence tournante de l’Union et donc à céder sur un des trois points litigieux, ce qui pourrait conduire à des contreparties des perfides insulaires, Bruxelles et Paris paraissent inébranlables. Mais ces blocages réciproques sont-ils bien raisonnables ? Le Brexit aura bien lieu le 1er janvier, Johnson ne peut pas se dédire, mais je parie que, d’une façon ou d’une autre, plus ou moins alambiquée, il y aura un accord « incomplet » et provisoire. Les cas litigieux continueront d’être discutés, peut-être avec d’autres négociateurs et sous d’autres formes. Les enjeux sont tellement importants des deux côtés du Channel qu’il semble impensable qu’on s’en tienne à un divorce sans consentement mutuel. Là aussi, la nouvelle administration américaine pourrait, dès le 21 janvier, avoir son mot à dire…aux Anglais !

Lundi 7 décembre – Le passage de novembre à décembre a été rude météorologiquement parlant. Cela me rappelle la Chine où les saisons intermédiaires sont si courtes qu’on en profite à peine. Il y a huit jours, je randonnais au soleil près de la mer en tenue estivale. Cette nuit, tempête, orage, grêle et neige et vingt degrés de moins. Et, en consultant les journaux locaux, j’apprends qu’une tornade a écrêté quelques toits dans le quartier dit de La Rochefoucauld, à moins d’un kilomètre de la maison ; cela explique le boucan d’enfer qui m’a fait sursauter dans mon lit vers cinq heures du matin. Autre anecdote plutôt incongrue : une battue au sanglier a été organisée samedi aux confins de Biarritz et Bidart ; la pluie et le vent ayant noyé les pistes, les chiens sont rentrés bredouille. L’hiver est arrivé sans trop prévenir et je vais de mon côté sans trop tarder regagner mes pénates parisiennes. L’avantage ici dix mois sur douze est de profiter de la nature et du grand large. Si c’est pour rester doublement confiné, autant l’être ailleurs, sans remords. Dès que les règlements sanitaires m’y autoriseront, je reprendrai le chemin de la capitale et cela marquera la fin de ce deuxième opus du bloc-notes […].
Jacques Julliard, que je prenais pour un historien devenu à peu près objectif après une longue période gauchisante, fait aujourd’hui un réquisitoire implacable et exhaustif sur les maux dont souffre le pays, qu’un Baverez libéral ou même que les émules des partis vraiment à droite auraient du mal à désapprouver. La preuve : leurs constats sont identiques. Soyons clairs : son analyse n’est pas inexacte, elle est seulement et exclusivement à charge, ne donnant aucun espoir, aucune issue à notre pays qui, pour parler gaullien, serait « foutu ». Ce qui est manifestement, objectivement et résolument invalide : la cinquième ou sixième économie mondiale, puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité, centre culturel mondial, patrie des droits de l’homme, etc. ne peut être écartée d’un revers de plume dans un long éditorial du Figaro. Je suis moi-même pessimiste et je m’en suis expliqué, mais pessimiste sur la tournure que risquent de prendre les événements d’ici à quelques mois, pas sur les capacités de la France de s’en sortir par le haut, d’inventer l’avenir et de participer à un futur prometteur. Il ne faut pas confondre déclin et suicide. Nous sommes dans une très mauvaise passe, je le confesse, mais d’abord nous la partageons avec pas mal de nos voisins, partenaires et alliés, et ensuite, au pays de l’intelligence et de la culture, les ressorts sont multiples et disponibles pour peu qu’on veuille bien les déclencher. Je suis en accord avec Foch qui, en stratège accompli, considérant que, droite, centre et gauche de son armée étaient en mauvaise posture, la situation était excellente et qu’il convenait d’attaquer. C’est toujours lorsque c’est difficile que c’est intéressant, et c’est au bord du gouffre qu’on donne le coup de rein du sursaut. Comme dit Régis Debray : « il faut être à l’étroit pour voir grand ».

Mardi 8 décembre – […] Sujets sensibles aujourd’hui et qui me feront mal juger par d’éventuels lecteurs : et si nos gouvernants étaient machiavéliques, voire tordus, et faisaient tout à l’envers pour instrumentaliser le bon peuple et le mener en bateau ? J’en prends deux exemples, le premier concernant la lutte contre l’épidémie de COVID-19, le deuxième l’attitude envers les émeutiers qui ravagent les centres-villes tous les samedis depuis deux ans. Je ne suis en rien adepte des théories complotistes et je crois dur comme fer à la rationalité, au bon sens, au progrès, bref ! aux principes qui font la république. Mais, néanmoins, on peut manifester des doutes.
Première interrogation que j’ai exprimée dans ce journal il y a quelques jours : si l’on veut casser l’épidémie dans les meilleurs délais pour permettre à l’économie de redémarrer et à la société de revivre, il faut vacciner d’urgence et en toute priorité la population active, c’est-à-dire ceux qui travaillent, dans l’enseignement, les entreprises, les transports, les magasins, etc. En choisissant de privilégier les personnes âgées et fragiles, on limite certes la surchauffe des hôpitaux, on sauve également des vies, précieuses par définition, mais en même temps on prolonge le risque d’une troisième puis d’une quatrième vague, et les confinements donc les chocs économiques et sociaux qui les accompagnent5. C’est sans doute faire preuve d’humanité à l’égard d’une catégorie de la population – à moins qu’on la prenne pour cobaye en raison d’incertitudes vaccinales, ce qui serait diabolique – mais est-ce vraiment rationnel voire raisonnable, et n’est-ce pas faire payer très cher à une immense majorité et, surtout, à la communauté nationale, un parti pris aussi radical ? On nous rabâche depuis des mois que la vie passe avant l’économie, ce que personne ne conteste et moi encore moins qu’un autre, mais ce n’est pas le problème ou il est mal posé. Le problème doit être posé en termes d’intérêt général, les seuls qui conviennent en politique, et l’intérêt général de la France est que le pays ne soit pas déclassé, que ses forces vives ne s’effondrent pas, que le système social ne se décompose pas…Pourquoi, et pas seulement en France, s’oriente-t-on dans une politique de vaccination qui tourne le dos à une stratégie d’éradication du virus ? Il y a deux réponses possibles, la candide et la cynique. Candide, sentimentale ou démagogique, pour aller dans le sens de l’opinion, ne pas choquer des électeurs, paraître humaniste et se soumettre à la « faculté » de médecine. Cynique, machiavélique voire diabolique, pour faire durer l’état d’urgence, entretenir la peur et retarder ainsi, en espérant un miracle, l’explosion sociale qui ne manquera pas de survenir un jour ou l’autre ; le plus tard sera le mieux. Je ne choisis pas entre ces deux options, mais le penchant pour la cynique est forte, tant le champ du politique paraît inextricable et que la solution du pire peut dans ce cas être tentante.
S’agissant de l’impuissance apparente du pouvoir à mettre un terme à la spirale de violence qui s’empare de nos villes tous les samedis, la question me paraît se présenter à peu près de la même façon. Comment l’Etat, avec ses moyens de renseignement intérieur, ses capacités d’investigation et de répression policières, ne parvient-il pas à mettre hors de nuire un ou deux milliers de voyous ? D’après ce qu’on lit ou entend, un bon nombre d’entre eux sont connus et fichés ; il suffirait de les arrêter, soit préventivement, soit pour un motif ou un autre. Il paraît que notre Etat de droit ne le permet pas, c’est du moins la lecture qu’en a donné le Conseil constitutionnel en retoquant les articles de loi qui faisaient référence à ce type de mesures. Cela semble extravagant : on requiert la prison pour un ancien président de la République soupçonné de tentative de corruption, et on ne pourrait écarter un voyou soupçonné de vouloir ruiner le pays ! On fait dire au droit ce que l’on veut. Là encore, il y a deux explications possibles : soit nous sommes réellement impuissants devant les black blocs, leurs réseaux, leur organisation, leur tactique de guérilla urbaine et c’est grave ; soit nous les laissons faire, par crainte de dégâts collatéraux ou, argument diabolique, par calcul politique, estimant que ces alarmes hebdomadaires entretiennent dans le « bon peuple » une peur salutaire et permettent aussi de rejeter la faute du désordre sur les partis extrêmes et de les discréditer ainsi.
Si, d’ici au prochain printemps, aucune mesure sérieuse, quitte à décréter un « état d’exception », n’est prise pour endiguer réellement les trois fléaux qui pourrissent la vie du pays, à savoir le terrorisme, les casseurs et l’épidémie, c’est au choix : que ce pouvoir est impuissant donc incapable et qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, le remplacer au plus vite ; qu’il est complice du désastre annoncé, qu’il s’en sert pour jouer la montre du pourrissement et espérer en profiter lors de l’élection majeure en 2022. J’ose envisager une troisième voie, celle de la responsabilité et de la fermeté. Il y faut de la lucidité et du courage. Ce n’est donc pas gagné…

Jeudi 10 décembre - Faut-il vraiment, selon Nietzsche, « aimer ce contre quoi on ne peut rien faire » ? Ce serait sagesse si ce n’était proprement « inhumain », c’est-à-dire loin de nos comportements habituels tels qu’ils ont été façonnés par l’histoire et les mœurs. Il est aussi vrai que se taper la tête contre les murs est improductif, mais de là à sombrer dans le masochisme ! Je préfère m’en remettre au poète chinois : « La désolation est partout mais la tendresse surabonde ».
Je ne veux pas vendre la peau de l’ours le jour même d’un Conseil européen et de l’annonce probable par la patronne de la BCE d’une nouvelle louche de 500 milliards d’euros pour remettre de l’huile dans les circuits financiers européens. Alors que le suspense sur le Brexit se prolonge de quelques jours – qui cédera le premier ? -, on sonne l’armistice à l’est avec les Hongrois et les Polonais qui ne mangent pas leur chapeau mais font un pas de côté pour se réaligner. Ah ! la fascination qu’exercent quelques dizaines de milliards sur les gouvernants, personne qu’il soit Hongrois ou Polonais n’y résiste. Quant à la Commission de Bruxelles, on ne peut se battre sur trois fronts à la fois, Napoléon l’a démontré, la bataille du COVID prenant une ampleur imprévue. L’hiver européen sera rude !
Où l’on s’aperçoit que l’injection répétée de centaines de milliards dans le système financier ne freine qu’à la marge la paupérisation sociale et profite essentiellement aux mêmes : « …depuis le XVIIIe siècle (Law, Calonne, Necker), rien ne protège mieux les privilèges et leurs titulaires que l’emprunt, la dette et la liquidité monétaire, au détriment d’une répartition juste des contributions…Le principal objectif consiste à protéger le système bancaire et financier français, de plus en plus affaibli face aux Etats-Unis, à la Chine et aux économies émergentes. Aucune inégalité n’est réduite à l’issue des crises. Ce sont les plus modestes, les plus fragiles qui perdent le plus, sans espoir de récupérer le manque à gagner…Quand est survenue la crise de 1929, les mesures prises pour soutenir les entreprises ont renforcé les écarts de destin entre riches et pauvres dans l’ensemble des pays européens, conduisant en France à l’avènement du Front populaire, et à l’émergence du fascisme et du nazisme ailleurs sur le continent…Le coronavirus produit un double effet politique. Dans un premier temps, il masque les béances dans la mise en œuvre du programme (de réduction des déficits – NDA). Dans un second, il montre l’insuffisance d’une autorité politique capable de fixer des orientations claires et pertinentes »6. […]
Je reviens à Régis Debray car son ouvrage, multiforme, est aussi foisonnant que le personnage. Et, en philosophe diplômé, il remet à la surface des questions existentielles que la vox médiatique, inculte, méconnaît. Ainsi, à propos de « un penseur nommé de Gaulle » (p. 139 et sq.), cet aphorisme auquel je souscris à moitié : « C’est la qualité d’une langue, non le sujet traité, qui fait la valeur d’une œuvre littéraire. C’est sa capacité à saisir le futur dans le présent qui fait celle d’un homme d’action, sa double vue, non sa conformité à un isme » (dont le conformisme qui est la marque de l’inculture). Et de citer Deng Xiaoping et « la couleur du chat qui attrape des souris » qu’on peut traduire en français courant par le tranchant « la fin justifie les moyens ». Je récuse la première partie de la proposition car, à mes yeux, un écrivain qui n’a rien à dire serait inspiré de se taire, même s’il s’exprime joliment et selon les règles. En revanche, appeler un chat par son nom comme le fait le petit timonier Deng tout en châtiant sa langue répond bien à la seconde proposition : décrire en toute liberté ce qu’on perçoit de la réalité et de son inévitable projection dans le futur est peut-être un don de double vue mais d’abord le devoir du stratège. C’est une façon de dire « quoi qu’il en coûte… ». L’homme d’action ne peut nier que la fin, évidemment, justifie les moyens ; il suffit d’élever le débat à la bonne altitude et de donner au verbe justifier son exacte définition : « établir le bien-fondé de la nécessité ». Est-ce double vue que de dire en mai 1940 : « …cette guerre n’est qu’un épisode d’un affrontement de peuples et de civilisations. Ce sera long. Et quand surgira l’affrontement avec la Chine, ce très grand peuple, que serons-nous et que ferons-nous ? » (p.144). La vue n’est pas double, elle se situe au niveau qui nous concerne, nous les hommes et, parmi eux, les penseurs, celui de notre humanité et donc du monde. Je partage aujourd’hui cette inquiétude majeure qu’exprima alors le Général de Gaulle à l’aumônier de sa division blindée qui l’interrogeait sur le futur. L’affrontement avec la Chine, nous y sommes ! Et nous y sommes parvenus sans réflexion de part et d’autre, sans nous être avoué encore ce que nous avions en partage – ren, tout à la fois homme, humanité et humanisme -, sans avoir constaté ce qui nous différenciait mais nous rendait complémentaires – le ying des uns et le yang de tous les autres -, en ayant seulement proclamé ce qui nous éloignait, la distance, et ce qui nous opposait, l’écume des choses. Je vais plus loin que le Général qui achève son propos dans l’optimisme en assurant que la civilisation chrétienne, la meilleure, la nôtre, finira par l’emporter, alors que je suis convaincu du contraire : il n’y a pas de civilisation « meilleure », il y a « la civilisation » et ses variantes culturelles, toutes estimables et complémentaires. A nous aujourd’hui d’empêcher que l’affrontement revête sa forme historique, c’est-à-dire guerrière, et qu’il se mue en concurrence pacifique. J’y travaille depuis quinze ans mais, dans un monde obsédé par la mathématique du gain, le discours de la raison amicale a peu de portée.

Vendredi 11 décembre – On s’alarme beaucoup parce que la France, dans les classements internationaux, se situe dans les cancres universitaires et scolaires, notamment dans les sciences dures, en mathématiques en particulier. C’est effectivement attristant mais, au lieu de se griffer le visage et de se lamenter, on devrait voir deux choses : les causes et les effets. Des professeurs médiocres et des méthodes surannées ne facilitent pas le développement de l’hémisphère gauche du cerveau, où se situent la rationalité et la logique, c’est un premier point relatif aux causes. On ne peut d’ailleurs incriminer le corps enseignant si l’on tient compte des conditions misérables qui lui sont faites ; lorsque j’enseignais en faculté, mon séminaire de stratégie en mastère 2 était gratifié de 30 heures annuelles qui m’étaient payées 1500€, soit en comptant la préparation et les corrections à peu près le salaire d’un « technicien de surface », ce qui pour un général de division était humiliant. Le deuxième point concerne les effets qui sont contradictoires du haut en bas de l’échelle, l’Ecole Polytechnique, Centrale et les Mines continuant de recruter en filtrant le haut du spectre. Le classement incriminé est un résultat médian, il ne préjuge pas de la qualité de l’école scientifique française qui a été distinguée par deux Prix Nobel en deux ans. C’est encore une fois une question d’inégalité sociale, l’enseignement dans les zones défavorisées où vit plus d’un tiers de la population étant en perdition. En revanche à Stan ou à Louis-le-Grand, les statistiques ne démentent pas l’excellence de l’enseignement. Il y a longtemps qu’il y a deux France ; l’archipellisation à la mode en recense quatre ou cinq. Lorsque le pays se fracture, l’éducation nationale boîte…
Pour rester dans cette logique, c’est à l’Europe de s’inquiéter – bien tardivement – d’avoir manqué le train de la quatrième révolution industrielle, la numérique, initiée dans la Silicon Valley dans les années 1990-2000 et stigmatisée par les GAFA, puis développée par les BAHTX chinois formés aux Etats-Unis et surfant sur un marché milliardaire. Et nous, Européens, sommes clients asservis à Facebook comme à Huawei sans rien proposer dans cet immense domaine que de très marginal. La course est lancée depuis trop longtemps pour espérer pouvoir rattraper la tête du peloton lorsqu’on est à la traîne et essoufflé. Il faut se lancer dans le marathon suivant, celui de la cinquième révolution, car l’histoire s’accélère, qui concernera l’énergie hydrogène et l’informatique quantique. Nous pouvons néanmoins figurer encore en bonne place dans l’exploitation des retombées des plus récentes découvertes qui s’appliqueraient à la santé, à l’agriculture, à l’enseignement. Mais l’essentiel de nos ressources intellectuelles et financières doit être orienté vers la mise au point et la vulgarisation de ces deux clés de l’avenir, grâce auxquelles, pour peu qu’on soit également créatif sur le plan politique, nous reviendrons pour longtemps dans la cour des Grands.

Samedi 12 décembre – « Si les dénominations ne sont pas correctes, si elles ne correspondent pas aux réalités, le langage est sans objet. Quand le langage est sans objet, l’action devient impossible, et, en conséquence, toutes les entreprises humaines se désintègrent ». Cette citation de Confucius, reprise du livre que le sinologue belge Simon Leys consacre au penseur chinois, est en exergue de Qu’est-ce qu’une nation ?, le maître-ouvrage que Pascal Ory consacre à l’histoire mondiale. On voit bien, à travers ces quelques lignes, où se situent les fondements de la culture chinoise et la filiation que Camus entretient avec le penseur chinois lorsqu’il dénonce les abus de langage : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Pour KongZi, le défaut de dénomination annule le langage et dénature l’action ; on ne joue pas avec les mots. L’écriture chinoise – caractères, pictogramme, idéogrammes – l’oblige à cette radicalité car elle est descriptive ; elle ne provient pas d’une idée mais du réel, même si avec le temps celui-ci devient « impressionniste » ; ne cherchez pas ailleurs l’admiration que portent les Chinois à l’école de peinture française de la fin du XIXe siècle. Camus est plus nuancé parce que nos langues indo-européennes sont d’abord évocatrices, elles ont été nourries par les mythes. On peut déplacer le curseur pour atténuer le malheur et se rattraper par ailleurs, alors que le chinois ne le peut pas : les caractères ont un sens. C’est toute la différence entre l’oralité et l’écriture. Cette distinction fondamentale entre nos cultures peut expliquer les priorités que nous affichons, nous à la parole, eux à l’action. Nous sommes des agitateurs d’idées, souvent sans suite, nous disons ce que nous souhaiterions faire. Eux sont des preneurs d’idées comme on est preneur de son, et lorsqu’ils parlent c’est pour dire ce qu’ils font. Le plan quinquennal chinois n’a rien à voir avec nos livres blancs, indicatifs et orienteurs ; il fixe des objectifs précis en temps et en heure ; il traduit les mots en actes. Pourtant, nous avons à notre disposition, entre le chinois et le français, à peu près le même arsenal : 40 000 caractères affublés de 227 clés de famille (en préfixe), autant de mots en français d’étymologies diverses (grec, latin d’abord, arabe ensuite, anglais enfin) qui donnent une fastueuse richesse de synonymes et font de notre langue la plus précise du monde. Mais nous n’en faisons pas le même usage, et là est la clé de compréhension de nos différences. C’est ce qui ressort des travaux des sinologues les mieux avertis : Anne Cheng, François Jullien, qui soulignent chacun à sa façon que si les mots cachent aux uns la réalité du monde, ils la dévoilent aux autres, et que, toute traduction bue, il nous est impossible de trouver un terme commun qui exprime la même idée. Où l’on se rend compte que le « rêve chinois » n’a rien d’irénique, mais qu’il est bien éveillé et qu’il se traduit en dessein et en perspective, ce que le projet OBOR des nouvelles routes de la soie ne fait que confirmer ; nous avons fantasmé sur « l’harmonie » qui ne relève pas seulement du mythe mais se veut recherche de l’équilibre (ou du milieu – zhong – caractère central de l’écriture chinoise) entre des extrêmes qui sont le lot de la Chine humaine et géographique. Je n’ai pas la prétention d’en faire une thèse, ce n’est qu’une évocation, mais la question est majeure et conditionnera très certainement la suite des événements. D’autant que la pratique universelle de l’anglais, qui nous sert de truchement, va entretenir la confusion et peut conduire au contresens.

Dimanche 13 décembre – […] « Rien ne vaut rien. Il ne se passe rien. Et cependant tout arrive ». C’est ce fort aphorisme de Frédéric Nietzsche que traça le Général de Gaulle sur le livre d’or de l’hôtel irlandais où il séjournait en juin 1969. C’était sans doute justifié à l’époque et dans l’esprit désabusé du grand homme ; cela me paraît encore plus pertinent aujourd’hui où tout ce qui arrive nous échappe.
Voilà ! Je parviens au terme du deuxième confinement et je clos – provisoirement sans doute – ce bloc-notes avant une retraite parisienne hivernale. J’y ferai, plus qu’ici, le plein de nouvelles et d’idées et serai alors en mesure de remettre l’ouvrage sur le métier. Je n’espère rien de surprenant en 2021, dans un sens ou un autre, mais certaines situations peuvent se stabiliser voire s’améliorer à la marge, d’autres vont se détériorer, qu’elles nous échappent ou non. Sur le front pandémique, l’année sera difficile malgré les vaccins mais on finira par en sortir ; sauf si le virus change de peau et joue la fille de l’air. Sur les fronts internationaux, l’arrivée de la nouvelle administration américaine devrait tempérer les ardeurs et remettre de l’ordre dans le magasin de porcelaine ravagé par Trump ; mais les chiens ont été lâchés dans plusieurs régions et il sera difficile de les faire entrer à nouveau dans leurs niches respectives. Sur le front économique, je n’en sais rien ! Le pire et le meilleur sont également possibles ; les sommes faramineuses qui ont été mises sur la table par les banquiers centraux peuvent aussi bien servir la spéculation que les investissements d’avenir. Les gouvernements seront-ils assez forts pour flécher utilement ce « pognon de dingue » ? S’ils n’y parviennent pas – ou trop inégalement – le front social sera chaud. Si on n’y prend garde, il pourra tout emporter et nous aurons le bruit et la fureur. Qui vivra verra !

1 Respectivement le Général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier du Président Mitterrand, et Renaud Donnedieu de Vabres, Conseiller de François Léotard, Ministre de la Défense.
2 Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, cité par Michel Onfray, op. cit.
3 Vu de Chine, le récent accord transasiatique (RCEP) vient traduire l’effondrement de l’Occident, qui continue de prétendre donner des leçons au monde, alors que sa science ne l’a pas empêché d’accuser des centaines de milliers de morts d’une pandémie, alors que ses sociétés sont fragmentées, rongées par le racisme, déchirées par les inégalités et que les slogans de « phare de la liberté » ne cachent plus la disparition du bien commun. Pékin se sent renforcé dans sa ligne et peut prétendre incarner la croissance, l’ouverture, la coopération, la lutte contre le réchauffement climatique, bref l’avenir et la bonne foi. Le défi intellectuel pour la démocratie est d’ampleur (Les Echos, 4 décembre 2020).
4 Régis Debray, D’un siècle à l’autre, Gallimard, 2020.
5 Le communiqué spécial de l’OMS (du 8 décembre 2020) concernant les stratégies pour vaincre le Covid-19 a annoncé que malgré l’arrivée d’un vaccin contre le virus, la vie normale ne reviendra pas avant au moins deux ans.
6 J-P. Jouyet, L’envers du décor, Albin Michel, 2020, p. 235.