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Conflit commercial sino-américain, une analyse stratégique

A y regarder de plus près, le conflit commercial qui pourrit actuellement les relations sino-américaines et se répercute négativement sur la vie économique mondiale est à la fois très classique et assez inédit. Il est d’abord classique entre deux grandes puissances qui, en raison de leur taille, exploitent à fond leurs points forts et peinent de ce fait à trouver un équilibre global. Mais il est aussi inédit car il confronte deux empires qui n’appartiennent pas au même monde. Tous deux « participent » du système global et cela a été la chance historique de la Chine de monter à bord de la mondialisation pour amorcer son fantastique développement ; de ce point de vue ils se situent dans une rivalité classique de puissance, ce que Graham Harrison appelle le « piège de Thucydide ». Mais chacune de ces puissances « appartient » à des mondes différents dont elles sont, l’une comme l’autre, les leaders incontestables.

L’Amérique représente, même si elle en a déformé maintes caractéristiques, le monde occidental, héritier de la civilisation gréco-romaine, du christianisme et de la culture européenne, celle du rationalisme, de l’esprit de méthode et de la liberté individuelle. C’est cette civilisation qui a conquis, puis colonisé et imprégné toutes les cultures y compris la chinoise, enfin « fabriqué » le monde actuel, ses règles politiques et économiques, ses normes culturelles et sociales. Elle est la référence, contestée certes mais de fait universelle.

La Chine ne représente personne d’autre qu’elle-même, mais elle « est » le monde chinois, l’autre face de l’humanité ou, pour la plupart des observateurs, l’exact inverse de ce que nous prétendons être. Sa montée en puissance s’est faite dans le sillage et avec la bénédiction du système capitaliste libéral ; celui-ci se faisait fort dans les années 1990 et 2000 de rallier la Chine à sa conception du monde. Le tournant de 2008 et la reprise en mains par Xi Jinping ont infirmé cette perspective : la Chine entend demeurer l’autre civilisation et retrouver, seule ou accompagnée de ses tributaires, son exceptionnalité d’Empire du Milieu.

Si l’Amérique est manichéenne et clausewitzienne, entièrement consacrée au rapport de forces, la Chine pour sa part, fidèle à ses traditions, demeure taoïste et donc ambivalente ; elle joue sur plusieurs tableaux et ne s’encombre pas du principe de contradiction. Elle reste par ailleurs persuadée que l’adage forgé à la fin du XIXe siècle, au soir de la dynastie des Qing : « zhongxue weiti, xixue weiyong » – littéralement : « la culture chinoise comme pensée, la culture occidentale comme technique » -, hiérarchisant de fait l’ordre des cultures et plaçant, sans ambiguïtés, la culture chinoise comme seule référence, du moins pour les « civilisés » que sont les Chinois par opposition aux étrangers toujours considérés à certains titres comme des « barbares ».

Dans le cadre du bras de fer commercial sino-américain et des négociations que les deux puissances tentent de conduire pour le résoudre, les Etats-Unis et la Chine ont des perspectives et des ambitions divergentes : Trump veut résoudre la « question chinoise », c’est-à-dire obliger une fois pour toutes la Chine à rentrer dans le rang et à se conduire selon les règles de la mondialisation américaine. Le déficit commercial n’est pas anodin qui fait peser une menace sur le dollar si on considère la montagne de bons du Trésor américain accumulée par Pékin. Mais il n’est que la face émergée de l’iceberg, l’essentiel reposant sur le respect par la Chine des règles précitées, qu’il s’agisse de la propriété intellectuelle, des transferts de technologie ou du respect strict de la concurrence et d’accès au marché.

Le Président Xi ne voit pas les choses du même œil ; s’il est manifestement prêt à céder pour rétablir des flux commerciaux plus équilibrés, en revanche il ne veut en aucun cas se laisser entraîner dans ce qui serait un renoncement, au minimum aux pratiques qui ont permis à la Chine de sortir une partie du peuple du sous-développement, au pire aux principes qui fondent le système chinois, en particulier l’emprise du Parti et donc de la puissance publique sur la plupart des leviers du fonctionnement économique. Le système chinois est incarné par le Parti ; vouloir d’une façon ou d’une autre obliger les dirigeants chinois à le mettre en cause relève d’une ligne rouge qu’il serait à leurs yeux sacrilège de franchir.

Ce que les Américains tentent de faire aujourd’hui eut été sans doute possible avant 2008, du temps de Hu Jintao, alors que la Chine penchait vers le réformisme et semblait tentée par une forme de libéralisme. Xi est arrivé au pouvoir justement pour lutter contre cette dérive libérale et rétablir la Chine dans son exceptionnalité. Il ne cédera donc rien à Trump qui touche à ce que j’ai appelé plus haut « zhongxue », ce qui distingue le monde chinois de notre monde, ce qui protège la Chine de se dissoudre dans la mondialisation américaine. Au contraire : ce bras de fer ne peut qu’inciter le Président chinois à accentuer et accélérer son projet de « nouvelles routes de la soie », par lequel il propose aux peuples, surtout à ceux qui constituaient autrefois le « tiers monde », une alternative au système ambiant, une autre voie dans laquelle ils auraient enfin une place équitable et respectueuse du droit des peuples.

Les Américains s’y prennent donc mal et trop tard. Les Chinois ne peuvent céder que sur les points formels de déséquilibre ; sur tous les autres qui mettraient en péril le système chinois et le Parti, la réponse ne sera pas seulement négative : elle sera d’abord attentiste – faire traîner en longueur, plier mais ne pas rompre – puis elle sera « divergente », ce qui signifie que la Chine ira sur un autre terrain dont elle aura pris les mesures et où elle s’installera en maître. Quoi qu’il arrive, la Chine – pour sortir de son impasse actuelle – est dans la nécessité de maintenir son système propre et de le faire fructifier. Le comprendre, ce qui pourrait être une règle diplomatique, permettrait sans doute la cohabitation inéluctable et pacifique des deux mondes, l’oriental et l’occidental.

Eric de La Maisonneuve
27 mai 2019