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ACTUEL 53 – Les Empires contre l’Europe ?

Et si le XXe siècle avait été une anomalie historique, une parenthèse dans le cours cyclique de l’humanité ? Avec 1914 s’ouvre en effet une ère de guerres mondiales et de totalitarismes tout à fait inédite dans l’histoire qui ne s’achèvera d’ailleurs ni en 1945 à l’issue de cette nouvelle guerre de Trente ans qui ruina l’Europe et de ce fait défit le monde, ni en 1989 avec l’écroulement d’un deuxième totalitarisme ; cette ère trouva son terme plus probablement le 11 septembre 2001 avec l’attaque que subit l’empire américain, l’effondrement des tours jumelles de New York et l’irruption du phénomène terroriste à l’échelle mondiale. Ce que l’attentat de Sarajevo contre l’archiduc François-Ferdinand déclencha en juin 1914 trouve sa réplique et son point culminant avec l’ahurissant exploit des terroristes islamistes. Mon but ici n’est pas d’insister sur le caractère « extravagant » de ce soi-disant « court XXe siècle », mais d’oser l’hypothèse que, depuis le début du XXIe siècle et contrairement aux apparences, toutes les puissances qui avaient subi cette « crue centennale » sont rentrées dans leur lit et qu’elles s’efforcent, toutes choses égales par ailleurs, de reprendre le cours des choses formellement interrompues à partir du 28 juillet 1914 et des premières déclarations de guerre intereuropéennes.

L’effondrement des empires territoriaux

Jamais auparavant, dans l’histoire qu’on appelle moderne, des « utopies meurtrières » d’une telle ampleur, provoquées par la conjugaison inédite des idéologies totalitaires, des révolutions industrielles et des volontés de puissance, n’ont asservi à ce point et mis en danger notre humanité. Peut-être faut-il remonter au temps de Gengis Khan et de ses successeurs qui répandirent leurs hordes mongoles sur le continent eurasiatique ? Mais cela ne concernait que la moitié du monde, alors qu’aujourd’hui la totalité de celui-ci est dans l’œil du cyclone, non seulement une humanité galopante mais aussi la planète asphyxiée qui héberge tant que mal ses sept milliards d’individus. Anormal sans doute mais assurément bouleversant, aucun des empires qui se partageaient les diverses parties du monde n’a pu résister à la double tornade, idéologique et militaire, qui s’est abattue sans crier gare en 1914. Sans aucune exception, tous les empires se sont soit effondrés ou disloqués comme la Chine, le Japon, l’empire Ottoman, les empires coloniaux européens, soit transformés à l’image de la Russie, agrandie en Union soviétique pour quelque soixante-dix ans, ou encore le Reich allemand pour sombrer dans l’apocalypse de 1945.
A contrario, une seule nation s’est élevée au rang impérial, non comme les autres par l’extension territoriale mais par la suprématie économique et une forme d’exemplarité idéologique. Et c’est justement la mise en cause de cette domination américaine, stigmatisée par le « Pearl Harbour » du 11 septembre, qui nous permet d’avancer cette hypothèse : le repli (relatif) des Etats-Unis ouvre aux puissances ré-émergentes un nouvel espace de manœuvre mondial qui, s’il n’efface pas les réalités accumulées tout au long du XXe siècle, autorise certaines d’entre elles à espérer reprendre le cours d’une histoire interrompue pour les Européens en juin 1914, pour la Russie un peu avant et pour Istanbul un peu après, mais pour la Chine bien plus tôt, au pire lors du traité de Nankin en 1842, au mieux avec la révolte des Boxers en 1898.

L’Amérique ou le retour à l’insularité

Tant que l’Amérique faisait régner son imperium sur le monde et que son hégémonie financière, technologique, militaire et culturelle, était incontestable sinon incontestée, aucun des Etats, si puissant fût-il ou eût-il été, ne disposait des marges de manœuvre pour échapper à l’emprise américaine, sauf à se retrancher du courant mondial à l’image de l’Iran des mollahs. Même – et surtout – la Chine, si arrogante aujourd’hui, ne devait son ascension fulgurante qu’à la véritable collusion économique forgée du temps de Deng Xiaoping entre les entreprises américaines et le Parti communiste chinois. Le retour de l’Amérique à ses tropismes intérieurs, peut-être même à ses égoïsmes historiques, modifie en profondeur les équilibres géopolitiques qu’elle avait hautement contribué à établir à la force des armes et de leur puissant adjuvant : le dollar. Anéantir ou vider d’une partie essentielle de son contenu le système de traités qui constitue l’ordre international moderne post-1945 consiste tout simplement à revenir au point de départ, c’est-à-dire avant la doctrine en quatorze points du Président Wilson, et avant même l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917 et leur politique de neutralité. Et ce retrait, plus ou moins habilement assumé, crée une incertitude sinon un vide, dans certaines instances et dans plusieurs régions du monde, que s’empressent de combler les rivaux potentiels.
Ce ne sont en effet ni la Chine ni la Russie, encore moins l’Europe, qui sont à l’origine du basculement du monde des années 2000 ; les Etats-Unis en sont les seuls responsables, et pas seulement depuis les deux ans que Donald Trump a investi la Maison Blanche, puisqu’on peut dater leur déclin de mars 2003 avec l’échec de l’expédition en Irak. Cette prise de conscience – qui épargne hélas les faucons de l’aile radicale des Républicains ! – des enjeux de sécurité et des aléas stratégiques peut même remonter à la catastrophe vietnamienne et, plus proche, au désastre afghan. Premier obstacle à la toute-puissance : l’Amérique, malgré 650 milliards de budget de défense et sa suprématie militaire, ne parvient plus à assumer le fardeau de la sécurité mondiale comme elle le prétendait au temps de la guerre froide. Ce point est crucial car il provoque des coûts astronomiques pour des résultats nuls et souvent humiliants. La plus grande retenue dans l’emploi de la force comme le retrait prévisible des armes américaines de certaines zones donne aux puissances de second niveau l’opportunité d’avancer leurs pions pour colmater des brèches hypothétiques. Deuxième inconvénient d’une mondialisation ouverte : la crainte identitaire. Puissance mondiale, l’Amérique est aussi un « melting pot » dont les équilibres ethniques sont menacés, non plus par les Afro-américains qui font partie de l’histoire américaine, mais par la déferlante asiatique et surtout par celle des « Latinos » qui se pressent aux frontières. Dans ce vaste brassage multiculturel, les communautarismes foisonnent et la « nation américaine » originelle tend à perdre une part de son identité. Problème général dans le monde occidental, notamment en Europe, mais à une échelle pour le moment plus réduite qu’aux Etats-Unis.
L’Amérique de Trump veut revenir aux fondements de sa puissance, protégée de l’invasion étrangère et débarrassée du fardeau de la sécurité mondiale ; ces fondements que sont l’autonomie financière, juridique et économique au sens large et qui se traduisent, au plan politique et dans la tradition mercantiliste, par un « protectionnisme agressif ».

La nostalgie de l’Empire du Milieu

La Chine, pour sa part, est dans une situation semblable. Pour des raisons exactement inverses, elle veut moins effacer le XXe siècle qui lui a rendu son indépendance que l’horrible XIXe siècle au cours duquel elle a été dépecée et humiliée, pour renouer avec ce qu’elle fut au temps de sa grandeur impériale – la plus grande puissance mondiale – avant les « traités inégaux » qui l’ont privée de quelques trois millions de km2, notamment en Sibérie occidentale. Au début du XIXe siècle et avant les déboires des guerres de l’Opium, l’Empire chinois pouvait se targuer d’être sinon le plus puissant du moins le plus riche pays au monde : sa population représentait un cinquième de l’humanité alors que son PIB pouvait être estimé à plus de 25% de la production mondiale. Difficile pourtant pour les Chinois de passer le maoïsme et soixante-dix ans de « République populaire » par profits et surtout par pertes, même s’il n’en reste que l’architecture du système, à savoir le Parti communiste. En réalité, le Parti d’aujourd’hui c’est le mandarinat d’hier, une oligarchie qui tire sa légitimité politique de sa seule efficacité économique – ce qui n’est pas rien au pays du « mandat du Ciel » – et absolument plus d’une quelconque idéologie socialiste qui n’intéresse apparemment que les caciques de l’Ecole du Parti. Comme cela transpire de tous les discours du Président Xi, la Chine veut retrouver sa place et son rang ; dans son esprit, ceux-ci ne peuvent être évoqués que lorsqu’ils étaient éminents, soit avant 1840. Or, à cette époque où la Chine ignorait le monde extérieur, aucune compétition ne permettait de classer les nations entre elles et cette course à la puissance dont on se gargarise aujourd’hui n’avait aucun sens, sauf pour le cercle restreint des grandes nations rivales en Europe.
Que la Chine souhaite renouer les fils de son histoire à partir de son apogée peut paraître compréhensible ; c’est en tout cas le cœur de sa conception cyclique de l’histoire, et cela semble compatible avec les réminiscences actuelles sur le « tianxia », la doctrine qui fonde la souveraineté de l’Empire à partir du Ciel, ou avec les résurgences confucéennes, taoïstes, légistes, etc. Ce qui surprend le plus dans cet attachement au « rétroviseur », c’est sans doute la façon pour le moins originale sinon contradictoire avec laquelle les dirigeants du Parti combinent ces « vieilleries » avec la modernité 4.0. Pour les rationalistes, le progrès historique ne peut être que cohérent ; il en va autrement en Chine où le mariage des contraires et le rétropédalage font partie des beaux-arts.
Tout cela pour dire que, si on admet la double thèse américaine et chinoise d’un retour aux temps passés, le fameux « piège de Thucydide » n’est pas près de se refermer sur ces deux puissants empires. Pour une raison toute simple : chacun d’eux veut certes se maintenir ou accéder à la puissance mondiale, mais il semble qu’aucun ne soit plus tenté par l’hégémonie. Les Chinois, pour leur part, conçoivent un monde dual, à l’image de la représentation taoïste du yin et du yang, où les deux formes du monde s’emboîtent et se complètent, chacune dans sa sphère, sans jamais s’affronter dans un mouvement perpétuel et harmonieux. Un esprit occidental peut hurler à la naïveté ou à la loufoquerie d’une telle anticipation du monde. Mais n’est-il pas « raisonnable » d’envisager toutes les hypothèses avant de se résigner, le cas échéant, à un affrontement, qui serait sans doute l’ultime ?

Les empires archaïques

Les Etats-Unis et la Chine ne sont pas seuls en lice ; d’autres empires, nostalgiques de leur grandeur passée, tentent de reconstruire leur avenir à partir de leur supposé glorieux passé. Ainsi de la Russie de Poutine et de la Turquie d’Erdogan, l’Iran des mollahs ne paraissant pas atteint d’aussi hautes ambitions. La Russie, comme d’ailleurs l’Occident mais pour des raisons inverses, est orpheline du communisme et éprouve les plus grandes difficultés à se refaire une puissance sur ses décombres. L’Union soviétique donnait à la Russie une aura universelle, tenant en mains les divers partis communistes de la planète, inspirant le Tiers monde, rivalisant avec le Satan américain et ses féaux occidentaux. Son effondrement en quelques mois a ramené la Russie à ses caractéristiques propres. Outre les armes nucléaires et ses ressources en hydrocarbures qui la maintiennent artificiellement dans le camp des puissances, la Russie n’est qu’un immense continent dépeuplé et son tsar Poutine un pâle successeur de Pierre le Grand : Sotchi ne peut être comparé à Saint-Pétersbourg. Tout en cherchant à retrouver son rang, la Russie entretient aussi bien ses inimitiés anciennes contre l’Occident démocratique et libéral que ses amitiés plus ou moins rivales avec son inquiétant voisin chinois. En prenant une part active au conflit moyen-oriental entre chiites et sunnites, elle sauvegarde ses places fortes en Méditerranée et renoue avec l’obsession russe d’accès aux mers chaudes et par là aux flux maritimes mondiaux. C’est ce qui permet de douter de son adhésion totale aux « nouvelles routes terrestres de la soie » que l’empereur jaune se vante de relancer pour offrir une alternative aux grands circuits commerciaux mondiaux, aujourd’hui exclusivement maritimes (90% du commerce international). Sur le plan territorial, la question russe est d’une grande sensibilité : revenir en arrière et récuser les traités comme celui qui rattachait la Crimée à l’Ukraine peut paraître fondé voire légitime d’un point de vue historique, mais quid alors des « traités inégaux » qui spolièrent la Chine de la Sibérie orientale et maritime, quid de l’Asie centrale conquise et colonisée par les tsars ? La Russie d’avant la révolution bolchevique était européenne et le tsar un cousin des familles régnantes du continent. La Russie de Poutine s’est coupée de ses racines en même temps qu’elle liquidait son héritage communiste ; il ne reste qu’un pouvoir autoritaire issu du KGB et condamné à surfer sur la vague anti-américaine. L’empire russe est un dangereux faux-semblant.
On pourrait presque en dire autant de la Turquie d’Erdogan qui a liquidé en quelques années l’héritage d’Ataturk pour tenter de retrouver, au moins par l’influence régionale, les vieux ressorts de l’empire Ottoman. Comme celui-ci était déjà « l’homme malade » de l’Europe et le très controversé colonisateur des pays arabes aux siècles derniers, renouer avec une histoire aussi chahutée ressemble pour Erdogan à la quadrature du cercle. Le véritable atout d’Istanbul était d’être une pièce maîtresse dans le jeu européen et, d’ailleurs, indirectement par ses positions dans les Balkans, le déclencheur de la première guerre mondiale. A partir du moment où la candidature turque à l’entrée dans l’Union européenne a été retoquée, la Turquie n’a plus eu comme champ de manœuvre que le Moyen-Orient syrien, irakien et kurde. Profitant de l’échec puis du désengagement américain, la Turquie a commencé de prendre ses distances avec l’Otan, puis à rencontrer les intérêts russes dans la région, enfin à tenter de s’imposer comme « la » puissance politique, économique et religieuse. C’est faire fi de l’histoire et des haines accumulées par les Kurdes, les chiites et les Arabes. Malgré ses velléités, le nouvel empire ottoman a plus de potentiel de nuisance qu’une réelle capacité à pacifier et réunir les pays de ce Proche-Orient compliqué.
Il en va de même pour l’Iran, héritier de l’empire Perse, aussi opposé historiquement aux Arabes et champion du chiisme dont il relie les métastases à travers tout le Proche-Orient. Entre les trois puissances régionales que sont l’Arabie saoudite de MBS, l’Iran des mollahs et la Turquie d’Erdogan, sans compter l’insoluble problème israélien, on voit bien que les velléités d’empire sont au mieux des lubies, au pire font peser des risques d’engrenage militaire que l’aventureuse diplomatie américaine actuelle ne pourrait qu’exacerber.

Et l’Europe dans tout cela ?

Pour certains pays d’Europe, difficile d’oublier le XXe siècle, à commencer par la France sur le territoire de laquelle se déroulèrent les deux conflits mondiaux, en suivant par les pays d’Europe centrale et orientale qui ont été dévastés par les guerres puis par la lourde occupation soviétique. L’Allemagne pour sa part est tentée sinon par l’oubli du moins par l’effacement des crimes qu’elle a commis. Personne ne peut oublier, mais l’Allemagne s’est refaite une virginité sur des bases à la fois politiques – une démocratie exemplaire – et économiques en renouant avec sa légendaire puissance industrielle. Politiquement, elle ressemble étrangement à ce que fut le Saint-Empire dont le siège électoral était à Vienne chez le cousin autrichien comme l’est aujourd’hui celui de la Commission à Bruxelles : un Saint-Empire qui tient les clés du système européen en même temps que les cordons de la bourse. La Grande-Bretagne du Brexit manifeste pour sa part clairement son intention de revenir en arrière, sinon au temps de sa puissance victorienne du moins à son « splendide isolement ». L’Italie n’a pas perdu de temps et est revenue toute seule à ses tropismes favoris, écartelée entre ses tentations régionales et ses tendances à l’hyperbole politique. L’Espagne a été trop longtemps hors-jeu pour donner le ton et se satisfait des avantages que lui procure l’Union européenne pour tenter de préserver sa propre unité.
Ces difficultés propres aux pays européens sont-elles accentuées par la réémergence des empires ? On dit souvent que les Etats-Unis de Trump, la Chine de Xi, la Russie de Poutine et, même, la Turquie d’Erdogan veulent l’échec et la mort de l’Europe telle qu’elle s’est constituée, non pas tellement comme une sorte de fédération de 27 Etats mais plus comme une entité politique originale, point focal des démocraties et énonciatrice de normes universelles aussi bien sur le plan technique que moral. Pour Trump, est-ce si vrai si l’on considère qu’il n’a, hormis le Japon et l’Arabie saoudite, guère d’alliés autres que les Européens et, par ailleurs, beaucoup d’ennemis. En réalité, il n’a pas tort de son point de vue de dénoncer le déséquilibre existant entre les déficiences stratégiques européennes et l’arrogance commerciale dont font preuve les Allemands en particulier ; il se traduit en dizaines de milliards de dollars qui sont à la charge des Américains pour faciliter l’enrichissement en toute sécurité des Européens. Si son hostilité et ses menaces de rétorsion provoquaient un sursaut des Etats-membres pour qu’ils inclinent à supporter substantiellement le fardeau de leur sécurité, personne n’aurait perdu son temps et les alliances pourraient se reconstituer sur des bases plus équilibrées et donc plus solides.
Au contraire de ce que l’on entend ici ou là, la Chine ne veut nullement la mort de l’Union européenne ; elle regrette seulement que cette Union soit imparfaite, insuffisante et incapable d’être l’interlocuteur responsable qu’ils adoreraient avoir dans le jeu mondial. En effet le tête à tête avec les Américains ne les enchante guère et ils apprécieraient une plus grande diversité des parties prenantes. En attendant une hypothétique intégration politique des membres actuels de l’Union européenne, la Chine fait avec…les différentes nations et se joue de leurs incohérences. Mais leur esprit méthodique et souvent simplificateur s’arrangerait mieux de traiter d’égal à égal avec Bruxelles.
S’agissant de la Russie, l’affaire est plus compliquée, car elle a hérité de l’histoire récente : aux yeux des Européens, la Russie actuelle n’est qu’un sous-produit de l’Union soviétique dont elle a conservé des empreintes totalitaires, notamment dans l’exercice du pouvoir poutinien et dans ses réflexes géopolitiques. Elle veut effectivement profiter des vulnérabilités européennes pour affaiblir les institutions de l’Union, la miner de l’intérieur en soutenant les partis populistes anti-européens. Cela dit, si jamais elle réussissait dans son entreprise de déstabilisation, elle se tirerait par la même occasion une balle dans le pied car elle s’ouvrirait alors des portes lourdes de risques vers la réintégration de l’Ukraine, de la Biélorussie et – pourquoi pas ? – des pays baltes. La relation russo-européenne est mal engagée depuis la fin de la guerre froide où nous avons considéré les Russes avec condescendance et n’avons rien fait pour tenter un rapprochement politique. Faute d’alternative, la Russie a mécaniquement penché vers la Chine, se forçant à trouver dans cette alliance contre nature un succédané à ses déceptions diplomatiques.
Pour les diverses raisons qui ont été évoquées plus haut et qui sont étroitement liées à la récente histoire européenne, seule parmi les nouveaux « empires » du monde contemporain, l’Europe ne peut avoir la tentation du passé. Elle est engagée dans un irréversible mouvement vers le futur, à condition toutefois qu’elle parvienne par son modèle politique, non seulement à dépasser le statut restreint de ses Etats-nations membres, mais aussi à rendre archaïque le retour vers le passé que tentent toutes ces puissances impériales d’hier ou de jadis. La seule question valable est de savoir si, comme nous l’affirmons depuis plus de deux siècles, l’histoire reste à inventer comme un projet d’avenir, ou bien si, comme l’écrivait Marx, nous sommes condamnés à la revivre. Pour éviter d’avoir à revenir aux mœurs du « Congrès de Vienne », les Européens ont l’obligation de poursuivre leur quête d’un nouveau modèle politique.

Eric de La Maisonneuve