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Des embargos : inefficaces et dangereux, par Eric de La Maisonneuve

L’aveu par le Président Obama, cinquante quatre ans après sa mise en œuvre par les Etats-Unis, de l’inefficacité de l’embargo décrété contre Cuba, pose sérieusement la question des mesures de rétorsion dont disposent un pays ou la communauté internationale pour faire respecter leurs décisions.
La population de Cuba a beaucoup souffert d’être isolée d’une Amérique pourtant si proche et, surtout, de ne devoir sa survie qu’à l’aide de « pays frères », souvent lointains comme la Russie et pas non plus nécessairement en très bon état économique comme le Venezuela. Mais Cuba a tenu bon face à la puissance américaine, et l’embargo cinquantenaire, s’il a ruiné les Cubains et poussé certains à un exil aventureux, n’a pas fait plier le régime de Castro.
La fin des hostilités entre les Etats-Unis et la République cubaine conduit à porter le regard sur deux autres embargos décrétés par les Etats-Unis, à l’encontre de l’Iran depuis avril 1995, à l’encontre de la Russie en 2014.
Après bien des maladresses depuis la chute du Chah d’Iran en 1979 et l’instauration d’une République islamiste, les Etats-Unis ont fini par décréter un embargo commercial et financier à l’encontre de l’Iran en 1995, et à contraindre leurs alliés de s’y conformer. Personne dans la population iranienne ne peut douter de l’efficacité économique de telles mesures, mais le régime pré-nucléaire des mollahs est toujours en place et tient le pays d’une main de fer. Au lieu d’exporter son pétrole vers les Etats-Unis dont il était un des principaux fournisseurs, l’Iran le vend désormais à la Chine, boulimique de matières premières énergétiques et peu encline à s’interroger sur leur provenance. Les négociations conduites en grand secret au Yémen par la diplomatie américaine avec les Iraniens laissent augurer, comme pour Cuba, un prochain retour à meilleure fortune. Du moins, faut-il le souhaiter.
A la suite de l’annexion de la Crimée et des incursions militaires russes en Ukraine orientale (Donbass), les Etats-Unis ont entraîné le « camp occidental » dans une politique de « sanctions » à l’égard de la Russie du Président Poutine, ces mesures de restriction ressemblant fort à un embargo, la Crimée étant formellement sous embargo depuis le 19 décembre 2014. Corrélées à une chute vertigineuse (de 100 à 60 dollars par baril) du prix des hydrocarbures, dont les royalties représentent 50 % du budget russe, les sanctions commerciales et financières ont eu un impact immédiat sur l’économie russe qui se trouve, de ce fait, en récession. Jusqu’à présent (20 décembre 2014), elles n’ont pas l’air d’impressionner le président russe ni de lui faire changer de politique à l’égard de l’Ukraine, bien au contraire.

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Ces trois exemples actuels d’embargo ne se ressemblent ni par les motifs, ni par la géographie, ni par la dimension des pays incriminés. En revanche, ils surviennent dans une période de mondialisation où la mise à l’écart économique d’un pays pour des raisons politiques paraît aussi incohérente qu’improductive. Celle-ci, en effet, détourne des « flux », crée des déséquilibres commerciaux et financiers dans le système mondial, et oblige les parties prenantes à des ajustements, voire à des contournements (affaire BNP Paribas) qui sont source de complexité, de coûts et de …corruption. L’embargo est un contresens dans le contexte de la mondialisation.
Les populations concernées souffrent indubitablement de ces mesures restrictives et voient leur niveau de vie baisser. Il n’en est rien des régimes politiques qui trouvent dans l’embargo des motifs d’opposition supplémentaires à l’égard du « Grand Satan » américain et, plus généralement, à l’égard des « Occidentaux » : en exaltant le nationalisme interne d’une part, en perpétuant un courant mondial « anti-impérialiste » d’autre part.
Depuis le blocus de l’Angleterre par Napoléon après l’abandon du Camp de Boulogne en 1805, on sait que l’arme économique autant que l’arme psychologique sont de peu d’effets, voire contre-productives. Trafalgar efface Austerlitz et annonce Waterloo. On ne peut pas « délocaliser » la guerre et on doit la faire « à armes égales ».
L’embargo est à la guerre économique ce que le feu nucléaire est à la guerre ; dissuasif en apparence, il oblige au « contournement ». Ainsi la dissuasion est-elle la « mère du terrorisme » ; elle conduit d’abord à quitter le terrain sur lequel les armes sont trop inégales et la chance de l’emporter nulle, ensuite à reconstituer ailleurs des conditions conflictuelles radicalement différentes – asymétriques – sur lesquelles la stratégie classique n’a aucune prise.
L’embargo est un ferment de radicalisation des positions ; de la même façon que la dissuasion nucléaire, il conduit à faire bouger les lignes au-delà du cadre convenu et à sortir d’une orthodoxie impraticable. Le retour de bâton, hormis qu’il peut être rude, est alors imprévisible. C’est donc à la fois un outil peu efficace et dangereux.
Dans la situation actuelle à l’égard notamment de la Russie, un climat de « guerre froide », qu’on espérait oublié et dépassé par les « mesures de compréhension et de coopération » en vigueur depuis une vingtaine d’années, pourrait régner à nouveau dans les relations internationales. Personne n’y gagnera rien, au contraire : les équilibres financiers et économiques sont précaires et sont à la merci de la moindre crise ; les tensions aux frontières des « empires » sont à un tel point d’incandescence qu’une étincelle peut déclencher un engrenage dont nous ne savons absolument pas où il peut conduire.
« Couper les vivres » aux partenaires/adversaires accusés de ne pas jouer selon les règles du droit commun relève de l’enfantillage. Il y a sans doute d’autres manières de conduire les relations internationales. On se croirait revenus au niveau zéro de la diplomatie.

Eric de La Maisonneuve