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Du hasard à l’impuissance, une histoire sommaire de l’action stratégique (5)

Le temps des organisations

La mise en œuvre du mécanisme stratégique, préalable à toute avancée politique, sociale et, bientôt, économique, avait, entre autres exigences, nous l’avons vu, celle de l’économie des forces, c’est-à-dire celle de l’organisation des moyens. Lorsque ceux-ci sont rares et peu nombreux, leur « factoriel » simple conduit à quelques solutions – celles des doigts de la main – que l’esprit humain peut appréhender sans difficultés. Lorsque le factoriel augmente en raison de la complexité et de l’abondance des moyens, des « simplificateurs » sont nécessaires pour maintenir au plus bas le nombre de solutions.
L’organisation est donc le produit du développement et de la multiplication des moyens, ressources, techniques, tout ce qui contribue à alimenter la capacité d’action.
Mais elle a une autre source, d’origine politique et sociale, qui est celle de remplacer les « ordres », fondements des sociétés pré-modernes. La « trinité séculaire sur laquelle fut fondé l’ordre de la nation – l’Eglise, le roi, l’armée – fut brutalement détruite par la Révolution (Pierre Nora, Recherches de la France, Gallimard, 2013, p.92) ; ces ordres cloisonnaient les sociétés monarchiques pré-démocratiques et limitaient leurs possibilités d’action. La Révolution française, en abolissant (ou transformant) ce système trinitaire, a rendu impérative la montée en puissance d’organisations capables de poursuivre des objectifs dans l’ordre culturel, social, économique, indépendamment ou en concertation avec le pouvoir politique, animateur global.
En matière stratégique, où tout jusqu’alors relevait de l’Etat monarchique, car tout concourrait à son action guerrière, le « temps des organisations » va profondément modifier, d’abord le cadre structurel dans lequel se situent l’ensemble des moyens, ensuite la relation désormais indirecte – via « le Parti » par exemple – entre la société et le pouvoir politique, enfin les orientations socio-politiques plus inspirées par les idéologies que par les objectifs nationaux habituels, surtout territoriaux.

De l’ordre à l’organisation

La première « organisation » naît avec la Révolution française : pour remplacer l’ordre monarchique et ses éléments constitutifs, la Convention va créer puis organiser le champ politique sur des bases nouvelles : des institutions d’abord avec une Constitution sur le modèle britannique où seront gravées les règles du droit ; des clivages politiques ensuite, déterminés non plus par une appartenance sociale mais par des différences idéologiques, la gauche et la droite en fonction de la configuration de l’hémicycle de l’Assemblée nationale ; une organisation administrative enfin fondée sur des critères techniques (comme la départementalisation) et non plus sur des héritages féodaux.
L’armée, remodelée par Carnot et transfigurée par Napoléon, n’est plus l’apanage de la noblesse, mais une véritable organisation militaire, toute vouée à l’efficacité opérationnelle. L’adoption du principe divisionnaire – une grande unité cohérente – est complétée par la création du corps d’armée, disposant de tous les moyens nécessaires pour mener la bataille.
L’administration et les corps de contrôle voient leur orientation inversée et deviennent des « services » au sens propre du terme

Organisation et rationalité

L’organisation ne procède plus d’un « ordre » naturel ou divin ; elle n’a pas de caractère sacré même si l’Eglise et l’Armée héritent de leurs origines.
L’organisation est d’abord une rationalisation des moyens, en termes stratégiques : une économie des forces. Elle est vouée à l’efficacité dans son domaine d’application.
Elle présente plusieurs avantages : d’abord de rassembler les aspirations individuelles sur une démarche commune, aspirations dispersées et parfois divergentes ; ensuite elle oblige à définir l’intérêt général et à le faire admettre par les particuliers ; elle négocie avec les acteurs individuels un compromis entre leur liberté et leur adhésion au projet ; enfin elle concentre les ressources nécessaires pour atteindre ses objectifs.
L’organisation, qu’elle soit politique, militaire ou économique, va devenir la clef de voûte de l’action stratégique moderne.

Le triomphe des organisations

Tout au long du XIXe siècle, les organisations vont se multiplier et se renforcer. Les révolutions politiques vont créer et amplifier le système partisan jusqu’à faire du « Parti » une structure maîtresse des sociétés, sur le modèle ancien de l’Eglise. Les révolutions industrielles vont obliger à l’organisation, celle des entreprises, financières et industrielles, où la concentration des moyens et des techniques est devenue indispensable à la réalisation des objectifs de développement.
Tout au long du chemin stratégique, les grandes organisations vont s’imposer comme acteurs privilégiés, disposant d’une marge d’autonomie propre, et vont intervenir dans le débat politique au point de peser sur les choix stratégiques. Le rôle des chemins de fer dans l’unification allemande, le poids du nord industriel dans la guerre de Sécession, l’influence des banquiers européens dans la création d’infrastructures, l’industrie automobile, les pétroliers, etc.
Pendant un siècle (1860-1960), les organisations structurent les sociétés : les systèmes militaires, le « Parti » communiste, la General Motors, Krupp et Rockefeller, l’inamovible Eglise catholique, les syndicats ouvriers et…la mafia bien sûr.
La « société civile » est encore balbutiante ; elle ne se déploiera vraiment que de la déconfiture des organisations.
De cette domination des organisations sur le système stratégique naîtra toute une série de théories et de doctrines, la plupart nées dans ce temple des organisations qu’est l’Amérique : management (science de l’organisation), marketing (science du commerce), etc.