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L’Europe et les migrations : à la hauteur des enjeux… par Jean-Dominique Giuliani

L’émotion publique suscitée par des images montrant l’extrême détresse des migrants traversant la Méditerranée a eu le mérite de rappeler aux Européens que l’asile est d’abord un droit, inscrit dans leurs textes fondamentaux, qui découle d’un devoir moral. L’élan de générosité qui s’ensuivit a partiellement compensé l’imprévoyance et l’impéritie de leurs gouvernants dont le regard se détournait jusqu’ici des drames vécus à nos frontières. 20 000 décès depuis 2000, 2 800 depuis le 1er janvier.
La crise était annoncée. Les institutions européennes – à qui les Etats ont longtemps refusé toute compétence en la matière – l’avaient anticipée. Sur le terrain, chacun s’efforçait d’improviser des réponses forcément partielles. A l’émotion légitime, qui prouve une générosité réelle, doivent maintenant succéder des réponses concrètes. Elles imposent des révisions stratégiques déchirantes qui concernent la politique étrangère, voire la défense et appellent des initiatives plus audacieuses.
L’Europe et ses Etats membres ne peuvent rester sans réagir face à la déstabilisation du Sud. Conflits, guerres civiles, dictatures, misère sont plus que jamais nos problèmes. Nous n’y échapperons pas. Sur le plan politique, si l’asile est un devoir et l’ouverture un atout, on ne peut ignorer la réaction de l’opinion publique. Partout en Europe un « égoïsme de riches » attisé par un populisme simpliste, aiguise le repli et provoque le rejet. L’échec des politiques d’intégration en est la cause principale, la confusion des esprits son meilleur allié. Dans des sociétés en mutation, laxisme et permissivité font souvent office de convictions et diffusent l’angoisse, stimulent les réflexes identitaires, crispent les peuples.
Techniquement enfin, répondre efficacement au défi migratoire est très compliqué. Il est facile de dénoncer les déclarations – souvent inacceptables – de gouvernants débordés par des foules qui enfoncent les frontières, il est plus difficile d’imaginer comment y faire face. Comment, en effet, accueillir ceux qui fuient l’horreur sans créer un appel d’air dont la première conséquence est de vider de leur substance des pays entiers et de multiplier les déracinés ? Comment protéger la liberté de circulation, consubstantielle du projet européen et de toute façon inhérente à la mondialisation, en l’organisant humainement et intelligemment ?
Il est paradoxal que les biens, les services et les capitaux circulent librement dans le monde pendant que les êtres humains voient leur liberté restreinte. Jamais autant de murs, de barrières, de clôtures n’ont été érigées qu’avec le présent mouvement de globalisation économique et commerciale. Et pourtant jamais autant de personnes n’ont pris la route. 42 500 d’entre elles décident chaque jour de fuir un conflit contre 11 000 en 2011! Nous comptons 4 000 réfugiés de plus toutes les 24 heures.
Jamais autant de personnes n’ont voté « avec leurs pieds » pour une Europe que les Européens passent leur temps à dénigrer. Faire rêver à l’extérieur et désespérer à l’intérieur est-il le destin du continent ? A l’émotion pourrait s’adjoindre aussi un peu de pudeur. Dénoncée il y a encore deux mois dans la crise grecque, l’Allemagne relève l’honneur de l’Europe par ses réflexes et sa générosité. En Europe, certains ont mieux appris que d’autres de notre histoire!
Pour autant, nous ne saurions nous satisfaire de la situation présente et des demi-mesures évoquées pour l’améliorer. Le plan de la Commission européenne, dû à l’engagement personnel et courageux de Jean-Claude Juncker, va dans le bon sens mais ne saurait suffire sans une vigoureuse et ambitieuse implication des Etats membres. Et si ce n’est pas possible à 28, il conviendra d’agir à quelques-uns. Comme toujours l’intégration se fera par l’exemple. Une politique commune de l’asile est nécessaire, mais avant même d’y parvenir il convient d’harmoniser les conditions d’accueil des réfugiés : mêmes droits sociaux et à travailler, mêmes obligations sociales d’intégration et du respect du droit.
Une politique migratoire concertée, avant même d’être un jour commune, peut permettre de tenir compte des différences de situation – marché du travail, intégration -, encore faut-il se mettre d’accord sur les procédures, le traitement des demandes, la politique de retour et ses moyens. Parce qu’ils ne voulaient rien lâcher de leurs compétences étatiques, les Etats membres, par les accords de Dublin, ont confié aux Etats frontaliers la compétence de gérer les flux. Cette politique a échoué.
Frontex serait bien plus efficace pour ce faire, mais demeure la question de son mandat. Elle est taillée pour le sauvetage, l’accueil, l’identification des besoins et des sources de l’immigration et pourrait assumer ces tâches pour le compte de l’Union. Mais elle ne peut assurer la protection des frontières susceptible d’exiger l’usage de la force. A qui en rendrait-elle compte ? Pour cela et pour longtemps encore, les Etats membres volontaires pourraient seuls mobiliser les moyens policiers, judiciaires et militaires. Lutter ensemble contre le terrorisme, les trafics et les menaces de toutes natures, est désormais un urgent impératif. Pourrions-nous imaginer que certains agissent pour le compte de tous et avec leur soutien financier ?
En effet, la maîtrise des flux migratoires ne fera pas l’économie d’initiatives diplomatiques, voire militaires, indispensables à la stabilisation de l’environnement européen. Nous ne pouvons pas nous contenter d’en traiter les effets, il faut aussi s’attaquer plus résolument aux causes.
Or une diplomatie n’est efficace qu’appuyée sur un outil militaire qui la rend crédible. Et de ce point de vue l’Europe est encore plus divisée et surtout impotente. Allons-nous accepter que le dossier syrien soit dénoué par une solution internationale qui nous serait imposée par les grandes puissances mondiales et régionales ? L’Europe accueille les Syriens et les Etats-Unis et la Russie résolvent la crise en Syrie ? La question de la puissance européenne, qu’on le veuille ou non, se pose maintenant, comme c’était prévisible, avec une urgence absolue.

(Tribune parue le 13 septembre et reproduite avec l’autorisation de l’auteur)