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La France 3.0 – Les remèdes (2), par Christian Saint-Etienne*

C’est parce qu’elle s’imaginait que l’industrie était en voie de disparition que la France a laissé son tissu industriel se déliter de 2000 à 2014, accompagnant socialement la fermeture de milliers d’usines plutôt que de mettre en place une stratégie volontariste pour résister. Mais résister à quoi ? La France n’a pas été capable de concevoir une stratégie de ré-industrialisation dans l’iconomie entrepreneuriale, fruit de la troisième révolution industrielle en cours, puisqu’elle n’a toujours pas compris la nature de cette iconomie entrepreneuriale, cet écosystème entrepreneurial hyper-industriel, hyper-capitalistique, hyper-mobile que je décris dans mon livre « La France 3.0 ».
Rappelons que si l’industrie représente moins de 20 % du PIB dans les pays industriels développés, les exportations de produits industriels y atteignent près de 80 % des exportations mondiales hors énergie et matières premières et la R&D industrielle y représente plus de 80% dans la R&D productive. Pour frapper les esprits, pas d’industrie = pas d’exports et pas de R&D ! Au total, la France n’a « rien compris au film » ! Une France de la désindustrialisation et de la dépense publique patauge dans un monde incompréhensible pour ses dirigeants, ce monde 3.0 de la troisième révolution industrielle.
Pourtant, nous avons beaucoup d’atouts pour réussir et nous pouvons reconstruire un système productif performant dans le monde 3.0 en quelques années, à condition de prendre les bonnes décisions. Ce système productif doit avoir une capacité bénéficiaire comparable à celle des pays les plus compétitifs, une base en fonds propres stable et puissante grâce au développement de l’épargne longue investi dans les entreprises de l’iconomie entrepreneuriale. Il faut abolir la distinction entre insiders et outsiders sur le marché du travail en faisant jouer à l’Etat son rôle de mobilisation dans le dialogue social, augmenter massivement le taux d’activité et favoriser l’actionnariat salarié dans des entreprises en croissance. Les fondations fiscales et sociales du rebond doivent être précisées. Construire ce plan de marche est l’objet de ce chapitre.

Nos atouts

La France est aujourd’hui dans les « cordes » comme un boxeur qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Pourtant le boxeur dispose d’atouts exceptionnels. Outre un territoire béni des dieux, nous avons de bonnes infrastructures physiques, même s’il faut investir davantage dans les infrastructures numériques et dans la production d’énergie renouvelable et décarbonnée, en lien avec une stratégie déterminée d’économies d’énergie, ainsi que dans le renouvellement des infrastructures existantes. Nous avons également des savoir-faire reconnus dans le monde entier.
La France est un pays de grande culture qui a fortement contribué à l’histoire politique et philosophique du monde. Ses institutions sont solides même si elles doivent être rénovées (voir chapitre 6 du livre). Notre démographie est dynamique même si, par l’effet d’un dénigrement continuel de notre identité et de notre histoire, notre capacité d’intégration d’une immigration, surtout attirée par les largesses de notre protection sociale inconditionnelle, s’est réduite. Nous avons besoin d’une forte immigration de talents venus pour travailler, créer et aimer ce que nous sommes.
Même si notre appareil scientifique doit gagner en efficacité, nous sommes encore une grande nation scientifique, la sixième du monde par le nombre de publications et la quatrième pour leur impact. Nous excellons dans de nombreux domaines clés de l’iconomie : les mathématiques, l’informatique, le numérique et les services à forte valeur ajoutée sur Internet, la biologie, la médecine, la finance régulée et tant d’autres. Nos savants et écrivains obtiennent de nombreuses récompenses internationales.
Nos grandes entreprises sont des acteurs puissants du nouveau monde global même si l’on doit adopter des politiques de filières ambitieuses pour que l’ensemble de nos entreprises bénéficient de l’avance prise par nos grands groupes. Dans le classement mondial des grandes entreprises les plus innovantes, la France est en deuxième position derrière les Etats-Unis. Nous possédons également des ETI performantes comme Gemalto, Technip, Radiall, Zodiac, et des dizaines d’autres. Dassault Systèmes (DS) est une réussite française de rang mondial dans l’iconomie entrepreneuriale. Sur les douze marques de cet éditeur de logiciels, sept sont leaders mondiales. Outre Catia, le logiciel de conception 3D, DS a créé Biovia pour modéliser le vivant et le chimique.
Nos villes ont fait un effort d’équipement important au cours des vingt dernières années, même si un faible nombre d’entre elles ont une véritable stratégie de métropole moderne, comme le Grand Lyon. Le retard pris dans la création d’un véritable Grand Paris est malheureusement affligeant, sans parler du Grand Marseille dont le trafic portuaire est au tiers de son potentiel ! La France n’a toujours pas compris l’importance de la métropolisation de la croissance qui conduit à concentrer la croissance dans des métropoles dynamiques. Nous préférons opposer la ville et la campagne, comme au milieu du XXe siècle, au lieu de concevoir un système de développement associant de puissantes régions à des métropoles modernes et accueillantes pour les activités à forte valeur ajoutée.
La métropolisation de la croissance est le grand sujet d’étude de l’économie géographique depuis une quinzaine d’années. Trois faits saillants apparaissent aux spécialistes de cette question dont notamment Richard Florida qui a développé le concept de classe créative1, l’innovation étant devenue une activité permanente et la localisation des entreprises liée à celle de la connaissance et de la créativité. La classe créative est constituée des chercheurs, ingénieurs, entrepreneurs, managers, artistes, architectes, capitaux-risqueurs qui s’installent dans des villes intellectuellement stimulantes et fiscalement attrayantes.
Le premier fait est justement cette concentration de la création de richesses dans les villes modernes accueillantes pour la classe créative. Depuis la crise de 2008-2009 dans le monde et 2008-2013 dans la zone euro, l’essor des grandes villes créatives est spectaculairement plus rapide que celui des autres territoires. Empêcher l’essor des villes créatives ne profite en rien aux autres territoires qui se nourrissent, au contraire, du développement des villes connectées et accueillantes. En 2012, aux Etats-Unis, les dix premières métropoles ont produit plus du tiers du PIB américain et les 51 premières villes américaines ont été les premières à sortir de la crise. C’est vrai en France avec les deux premières (Paris et Lyon) en termes de poids, mais malheureusement pas pour Paris en termes de dynamisme.
Le deuxième fait est que le meilleur prédicteur du succès d’une ville dans les années 2010 est l’importance de son capital humain, et non plus de son capital physique comme dans les années 1950 et 1960 ans au cœur de la deuxième révolution industrielle.
Le troisième fait est que les rares villes ayant la capacité de croître à la fois par la spécialisation, en ayant de fortes concentrations d’acteurs travaillant dans la même industrie, au sens de l’iconomie, et de nombreuses industries pouvant s’échanger des savoir-faire, sont celles qui ont le plus fort potentiel de croissance. Ces villes, on les nomme « attracteurs globaux ». Le Grand Paris, qui n’est qu’un concept, aurait le potentiel d’être, avec seulement trois ou quatre autres villes mondiales, un attracteur global.

Potentiel iconomique

Même si elle doit être sérieusement confortée, notamment par une politique d’amélioration des services rendus et de la dynamisation des zones commerciales, avec des horaires adaptés d’ouverture des commerces, notre attractivité touristique est bonne. Mais nous devons constituer des acteurs iconomiques puissants du tourisme en développant des plateformes d’information et de réservation de rang mondial.
Nos savoir-faire sont reconnus dans la mode, les cosmétiques, le design, l’ingénierie, la publicité mais aussi dans le BTP, l’agro-alimentaire, l’aviation ou la défense. Dans le nouveau système technique de l’iconomie entrepreneuriale, le cerveau d’œuvre remplace la main d’œuvre comme facteur de production clé pour produire des assemblages sophistiqués de biens et services. Or le monde anglo-saxon reconnaît la french touch qui excelle dans ces assemblages, même si cela se traduit par le déplacement de nos entreprises high tech vers les Etats-Unis, principalement pour des raisons fiscales et de règles de fonctionnement du marché du travail : Criteo2, le fleuron de la « French tech » numérique, est entré au Nasdaq en 2013 ; d’autres superbes start-up ont suivi ce déplacement vers les Etats-Unis, même si beaucoup gardent un pied en France pour continuer de bénéficier de nos politiques favorables à la recherche et surtout de nos ingénieurs qui sont parmi les meilleurs du monde, comme Scality, éditeur de logiciels pour serveurs, Talend (traitement de données) ou Mention (veille média). Beaucoup de ces entreprises maintiennent leur R&D en France3.
C’est dans les domaines de l’architecture et du bâtiment que la France peut à la fois accélérer son développement iconomique et créer massivement des emplois. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), dans un rapport de juillet 2014, a notamment relevé les freins réglementaires à l’innovation en matière d’économie d’énergie dans le bâtiment. L’Office recommande notamment de séparer les fonctions du Comité scientifique et technique du bâtiment (CSTB) en charge de l’élaboration des normes et de la vérification de leur application ! Il faut également simplifier la jungle des aides et surtout arrêter d’attacher les aides aux produits, ce qui freine l’innovation et conduit à des prix plus élevés en France que dans des pays proches, par exemple, pour les pompes à chaleur et les capteurs solaires thermiques. L’Office estime que si l’on atteignait, ne serait-ce que la moitié des objectifs de rénovation des logements existants, on créerait 300 000 emplois ! On pourrait notamment utiliser le modèle allemand de financement de la rénovation thermique du bâtiment en finançant les ménages et les organismes de logements par une banque publique en mesure d’emprunter à des taux très faibles. Le financement de la rénovation doit se faire par des tiers financeurs, qui ne sont ni le bénéficiaire ni l’entreprise de travaux, dans le cadre d’une stratégie nationale créant une chaîne intégrée des acteurs et des normes uniques pour le neuf et l’ancien.
Pour le secrétaire général de l’OCDE : « La France possède plusieurs atouts majeurs dans lesquels elle peut puiser. En particulier, une démographie dynamique, une productivité horaire parmi les plus élevées de l’OCDE, une position de leader mondial dans plusieurs secteurs clés tels que l’aérospatial et les transports, et des infrastructures de grande qualité4. »
La francophonie est également une chance extraordinaire pour la France. Les 230 millions de personnes parlant actuellement français devraient dépasser la barre des 700 millions avant 2050, sous l’effet de la croissance démographique, et former alors le quatrième espace géopolitique de la planète, un espace actuellement laissé en jachère. Les 37 pays francophones produisent plus de 8 % du PIB mondial et possèdent plus d’un huitième des réserves minières et énergétiques du monde. Mais la France n’a jamais su mobiliser ce potentiel pour favoriser le développement de tous les pays membres de cet espace. Jacques Attali, dans un rapport rendu en août 2014, suggère d’augmenter massivement l’offre d’enseignement « du français » et « en français », en France et à l’étranger, en favorisant notamment l’émergence d’un groupe privé d’écoles et de lycées enseignant en français dans le monde. Il faut multiplier la diffusion des livres et des films en français dans l’ensemble du monde et particulièrement en Afrique francophone. La France doit notamment mobiliser ses forces dans sept domaines clés : technologie numérique, R&D, secteur financier, santé, infrastructures, secteur minier et tourisme. Il faut également structurer les réseaux de décideurs francophiles et francophones. Attali propose de créer une Union francophone aussi intégrée que l’Union européenne, mais on pourrait déjà commencer par s’inspirer du Commonwealth britannique.

Nos objectifs et les moyens pour les atteindre

L’objectif central est de reconstruire rapidement un secteur productif puissant, innovant et bien capitalisé qui nous donne les trois millions d’emplois dont nous avons besoin en urgence. Ce sont ces emplois qui permettront de réduire la dépense de protection sociale au niveau de la moyenne de la zone euro et qui nous donneront naturellement les recettes fiscales, sous forme d’impôts et de cotisations sociales, pour éliminer le déficit public.
Tel est l’objectif des 20 propositions que je fais dans mon livre La France 3.0 pour accélérer cette mutation.

* Christian Saint-Etienne est professeur titulaire de la chaire d’économie au CNAM. Ce texte est la synthèse de son dernier ouvrage – La France 3.0 – Agir, espérer, réinventer, Odile Jacob, 2015.

1 Richard Florida, The rise of the creative class, Basic Books, 2002.
2 Criteo est une entreprise française de ciblage publicitaire personnalisé sur Internet.
3 Voir Le Monde du 23 juillet 2014.
4 Cité par Lamy, op. cit.