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La Grande Crise, Comment en sortir autrement, Seuil, 2015 (extraits)

James K. Galbraith

Chapitre 7 : la futilité de la force

« Depuis le début de la révolution industrielle, le monde a été dominé par ceux qui avaient accès aux ressources à des conditions privilégiées : les Empires britannique et français, la Russie, les Etats-Unis. Les pays et empires qui ne disposaient pas de matières premières bon marché, notamment les Ottomans et les Chinois, se sont retrouvés en position de faiblesse, sur la défensive, en déclin. Les Allemands et les Japonais, qui ont tenté de se tailler des empires disposant d’un accès privilégié aux ressources naturelles, ont été repoussés dans de grandes guerres. Pendant la Pax americana qui a suivi, les matières premières sont restées peu coûteuses jusqu’en 1970, pour deux raisons : elles étaient présentes à l’intérieur, sur le sol même des Etats-Unis, et l’armée américaine garantissait la stabilité des gros gisements du golfe Persique et d’ailleurs. La crédibilité de la puissance américaine a été mise à l’épreuve au Vietnam, réaffirmée lors de la première guerre du Golfe, et incontestée dans l’après-guerre froide jusqu’aux lendemains du 11 septembre 2011.
Lorsqu’on relit la pyramide de livres publiés dans les premières années de la « guerre mondiale contre le terrorisme » au sujet du champ d’action et du rôle des Etats-Unis, un constat s’impose : qu’ils aient été pour ou contre « l’empire », leurs auteurs se sont rarement demandé si l’Amérique en avait les moyens. Mesurée en navires de guerre, en avions, en bases et en dépenses militaires, la supériorité de la puissance américaine était évidente. On supposait qu’elle serait utilisée efficacement. Les événements allaient démontrer que l’on avait tort. Mais ils ont aussi révélé une réalité tout à fait différente et inattendue : face à une crise économique mondiale, toute puissance militaire, quelle que soit son ampleur, est à présent d’intérêt marginal. La question n’est pas seulement que les Etats-Unis ne peuvent plus dominer le monde militairement. C’est que la nature même de la force militaire est devenue telle qu’il ne peut plus y avoir aucune puissance dominante […].
Plaider pour l’usage concret de la puissance militaire afin de faire régner l’ordre dans un monde qui, sinon, serait anarchique, c’est d’abord soutenir que l’ordre peut être imposé. Que l’ordre peut être imposé et maintenu. Que cela peut se faire par la force. Tout cela a-t-il été vrai dans le passé ? Et si oui, est-ce encore vrai ?
Pour la première question, il n’y a guère de doute. Longtemps, l’empire a été un instrument efficace de l’ordre mondial. Cette époque a commencé au début du XIXe siècle, quand les grands avantages de la machine se sont unis à une meilleure pratique de l’administration publique pour donner aux puissances impériales le double atout d’une motivation défendable et d’une supériorité militaire écrasante […] ; il était (alors) possible de promettre d’apporter aux pays conquis l’investissement industriel et le gouvernement moderne. […]. En un sens, le modèle était Napoléon : ses armées avaient marché contre le féodalisme en Europe centrale sous l’étendard de la révolution et du droit…Mais il agissait en terrain contestable, sur des territoires appartenant ou adjacents à d’autres empires européens, et (en Espagne et au Portugal) dans des métropoles impériales passées. […]
Pourquoi les puissances impériales se sont-elles lancées dans ces entreprises, et pourquoi ont-elles réussi, même après l’échec final de leurs tentatives antérieures ? La réponse c’est le chemin de fer, le télégraphe, la mitrailleuse, le bateau à vapeur, et les réformes politiques en Europe qui conféraient une certaine justification, au-delà du pillage, à la promotion de la civilisation occidentale. […]
Jusqu’au XXe siècle. La Première Guerre mondiale a été une lutte entre les empires, un choc des systèmes industriels, qui les a tous épuisés, les vaincus comme les vainqueurs. La Seconde Guerre mondiale a été livrée en grande partie pour empêcher l’Allemagne et le Japon de créer de nouveaux empires sur le modèle de ceux qu’avaient établis la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis et la Russie deux générations plus tôt seulement – des empires fondés sur l’expansion territoriale, la soumission et parfois l’extermination des peuples indigènes, et l’utilisation des territoires coloniaux pour extraire des ressources et déverser des produits industriels. L’issue de cette guerre a globalement discrédité l’idée d’empire. Elle a créé les conditions de l’indépendance nationale de presque toutes les colonies d’Afrique et d’Asie, indépendance qu’allaient garantir les Nations unies. […]
Dans la période où expire la deuxième vague des empires mondiaux européens, (Ferguson) voit l’ascension d’un nouvel empire sur le même modèle, sous le déguisement transparent des Nations unies et de la rhétorique de l’autodétermination nationale. C’est l’empire de l’Amérique. Comme ses prédécesseurs immédiats, l’Empire américain a pour fondement, outre une administration efficace, la puissance industrielle et militaire, la seconde grâce à une armée de métier dotée de technologies exceptionnellement dominantes et d’une approche décente (à l’aune de ce genre de choses) – professionnelle et disciplinée – des tâches de la conquête.
(Ferguson) classe donc la reconstruction de l’Allemagne et du Japon après la guerre parmi les succès de l’impérialisme américain, car elle a été en partie motivée par une préoccupation impériale classique : fortifier les frontières de l’Empire contre ses rivaux – en l’occurrence l’Union soviétique. Il voit dans la fin de la Seconde Guerre mondiale une transition entre des empires, et non, comme tant d’autres, une remise en cause de l’idée même d’empire. Avec ce corollaire sceptique : l’indépendance nationale était une arnaque et les structures internationales de gouvernance mondiale établies après 1945 une imposture.
Mais ce n’est pas dans les pays de l’Axe vaincus que la puissance de l’armée américaine et la force du modèle administratif et politique américain seraient mises à l’épreuve. Elles allaient l’être, d’abord, en Corée, où les forces américaines ont bien failli être vaincues par les Nord-Coréens, puis par les Chinois. Et, une décennie plus tard, elles le seraient à nouveau au Vietnam. […]
Malgré toute sa brutalité, la guerre du Vietnam était limitée par des contraintes politiques, dont les raisons étaient justifiées et suffisantes. On n’avait pas oublié l’expérience du fleuve Yalou en 1950 – le moment où les forces américaines en surextension parvenues à la frontière chinoise avaient été repoussées par une armée infiniment moins équipée qui combattait près de son territoire. Les présidents américains savaient que se battre avec la Chine sur sa frontière était terriblement risqué. Et il y avait un autre facteur, jamais bien loin de leur esprit : la bombe atomique. […]
La télévision était un autre facteur nouveau. A la différence de toutes les guerres menées jusqu’aux années 1950, on ne pouvait pas cacher entièrement à l’opinion américaine la violence illimitée au Sud Vietnam. Et une fois encore – contrairement aux mœurs d’une époque antérieure -, elle ne pouvait que susciter une large protestation. C’est ainsi que la façon de faire la guerre a commencé à voir un impact direct sur sa durée. Si l’on opérait ouvertement avec trop de sauvagerie, on ne pourrait pas mener une guerre prolongée. […]
Quand le Vietnam a été perdu, l’armée américaine a pris bonne note de ses limites….Les Etats-Unis se sont limités aux guerres par procuration (Angola, Nicaragua) et aux promenades militaires (Grenade)…Ce n’est qu’en 1991 que les Etats-Unis ont tenté une vraie guerre : l’opération d’une centaine d’heures visant à déloger l’armée irakienne du désert de Koweït…La première guerre du Golfe a éliminé le « syndrome du Vietnam ». Mais elle n’a rien prouvé sur l’efficacité de la force militaire en général. Elle a occulté, plutôt que transmis, les leçons que l’Union soviétique avait apprises dans la douleur en Afghanistan au cours de la décennie précédente… Ceux qui voulaient prouver qu’avec la fin de l’Union soviétique les Etats-Unis étaient devenus une superpuissance impossible à défier – une hyperpuissance – devraient attendre.
Puis sont venus les attentats du11 septembre 2001, le « Pearl Harbour » du XXIe siècle…Le 11 septembre a ouvert la porte à une immense mobilisation militaire, de loin supérieure à l’échelle de la guerre réelle qui a suivi, pour briser Al-Qaida et chasser du pouvoir les talibans en Afghanistan. Tandis que l’armée américaine roulait vers Kaboul à la fin de l’année 2001, il n’y avait fondamentalement aucune limite politique à ce que le Pentagone pouvait dépenser. Et aucune contrainte réelle sur ses plans. […]
Début 2003, ce fut l’invasion de l’Irak. Enfin, on y était : une guerre de conquête et d’occupation, d’un grand pays, contre une grande armée. C’était le test de l’hypothèse de l’hyperpuissance – de la capacité des Etats-Unis à gouverner le monde par « le choc et l’effroi ». Il a été annoncé dans une vague de fièvre guerrière, peut-être sans équivalent depuis Pearl Harbour…
Aujourd’hui, nous connaissons le résultat du test. […] Pourquoi en va-t-il ainsi ? Pourquoi les guerres de conquête et d’occupation sont-elles devenues si difficiles ?
La première raison est sûrement l’urbanisation…Tous les avantages de la guerre en terrain dégagé y disparaissent.
Deuxièmement, il y a l’évolution des armements…Dans le monde moderne, les charges creuses sont prodigieusement puissantes, bon marché et aisément dissimulables. Armes de terreur, elles sont aussi sans intérêt pour l’occupant mais inestimables pour la résistance. Pour les explosifs ordinaires, la voiture piégée est un vecteur puissant… A défaut de voiture, il y a la bombe humaine de l’attentat-suicide… Troisièmement, il y a la présence des médias, des communications modernes, qui vont bien au-delà du rôle que jouaient les caméras de télévision pendant la guerre du Vietnam…Quatrièmement, dans le monde moderne, la durée du service individuel d’un occupant est assez brève. Soldats et officiers restent rarement plus d’un an dans un cantonnement…Le résultat est évident : moins de relations personnelles et moins de confiance mutuelle entre l’armée d’occupation et la population locale, donc moins de renseignements fiables. ..Cinquièmement, l’occupation moderne est toujours limitée dans le temps. Nul ne pratique plus la conquête pour l’annexion…La population occupée sait parfaitement qu’un jour viendra, tôt ou tard, où l’occupant partira et où l’on pourra régler leur compte aux collaborateurs… Sixièmement, les soldats de l’armée d’occupation coûtent bien plus cher et sont bien plus précieux qu’à toute autre époque. Ils ne sont plus les enfants jetables de la paysannerie, d’une classe pas si éloignée du servage, à peine éduquée et facile à remplacer…
Ces raisons changent définitivement les calculs guerriers. Réunies, elles font basculer le rapport coûts/avantages des guerres d’occupation et de contrôle. Et elles contribuent à expliquer pourquoi la guerre d’Irak ne s’est pas terminée avec la chute de Bagdad, pourquoi un ultime bras de fer sans issue s’est prolongé cinq ou six ans de plus et a été réglé, en fin de compte, essentiellement par la politique et non par la force. Si l’on retient la leçon…, il est peu probable qu’une guerre de ce type, la conquête pure et simple d’un grand Etat, sera à nouveau tentée – par aucune puissance, peut-être, et en tout cas, c’est une quasi certitude, par les Etats-Unis…
Le long après-11 septembre a donc testé l’utilité de la puissance militaire dans le monde moderne…En a-t-on (pour autant) fini avec la guerre ? Malheureusement non. Mais aujourd’hui et dans l’avenir probable, les guerres auront lieu dans des territoires qui n’ont jamais été industrialisés et ne le seront jamais, dans des zones rarement visitées par la presse mondiale et avec un faible engagement direct des forces militaires des pays engagés. L’âge de la « guerre telle que nous l’avons connue » semble bel et bien prendre fin…
Dans le monde moderne, il n’y a rien à y gagner…L’échec stratégique américain en Irak et en Afghanistan a été patent, mais n’a eu aucune conséquence financière détectable. Si les sommes gaspillées pour la guerre et l’occupation ont été énormes, les taux d’intérêt payés par l’Etat américain sur les instruments de sa dette publique n’en ont pas souffert…L’aventure néo-impérialiste a eu lieu, elle a pris fin, et on a du mal à trouver une trace claire et nette de ses coûts financiers…
Voici ce qu’elle a prouvé et sans appel : face aux dangers qui nous menacent, notamment face aux obstacles à la croissance économique, les moyens militaires sont impuissants. »