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L’Europe de la Défense : une ambition tronquée, une réalité embryonnaire (extraits)

Dossier G2S (extraits) de mai 2015 – GCA (2S) Perruche

[…] Les premières dispositions conférant à l’Union Européenne (UE) des compétences et des instruments dans le domaine de la défense ont été définies dans le traité de Nice (2000). Elles ont été confirmées et légèrement renforcées par le traité de Lisbonne (2008). Elles définissent le cadre, les ambitions et le mode de fonctionnement de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) avec des restrictions dues à l’existence de l’OTAN.
La PSDC (comme l’OTAN) est organisée sur un mode intergouvernemental. Les décisions y sont prises à l’unanimité des Etats membres. Se référant aux valeurs démocratiques et aux principes définis par l’ONU pour les relations internationales, c’est au Conseil européen (collège des chefs d’Etat et de gouvernement) qu’il revient d’identifier les intérêts et objectifs stratégiques de l’Union. Ceux-ci inspirent la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dans laquelle se trouve emboitée la PSDC.
Dirigée au départ par une présidence tournante entre les Etats à un rythme semestriel, elle l’est depuis le traité de Lisbonne par un Président élu pour un mandat de 2,5 ans renouvelable une fois. La compétence de l’UE en matière de politique étrangère et de sécurité commune couvre théoriquement tous les domaines de la politique étrangère ainsi que l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union, y compris la définition progressive d’une politique de défense commune qui peut conduire à une défense commune. Mais cette politique s’engage aussi à respecter les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour les États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans ce cadre et se veut compatible avec la politique de sécurité de l’OTAN. Elle se caractérise donc par des auto-restrictions touchant tant ses ambitions que ses structures et ses capacités. Elle reconnait de facto la compétence exclusive de l’OTAN pour la défense collective et limite donc l’ambition de l’UE à la gestion des crises en dehors de son territoire, ce qui affecte sérieusement l’intérêt de ses Etats membres à son endroit.
La PESC/PSDC est exécutée par le Haut Représentant de l’Union et par les États membres, notamment à travers le Comité Politique et de Sécurité en charge du contrôle politique et de la direction stratégique des actions et opérations de l’UE. Dans l’accomplissement de son mandat, le Haut Représentant s’appuie sur un Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE). Ce service aux effectifs importants (3500 personnes à Bruxelles et 2500 dans les Délégations à l’étranger) travaille en collaboration avec les services diplomatiques des États membres et est composé de fonctionnaires des services compétents du Secrétariat Général du Conseil et de la Commission ainsi que du personnel détaché des services diplomatiques nationaux.
Limitée dans ses compétences aux opérations de gestion de crise en dehors de son territoire1, l’UE n’est pas dotée d’une chaine complète et permanente de commandement de ses opérations (au prétexte de non-duplication avec l’OTAN). Seul organisme militaire permanent européen (200 personnels), l’Etat-Major militaire de l’Union européenne (EMUE) se situe au niveau politico-militaire et apporte l’expertise militaire au niveau politique. Inclus dans le SEAE, il est chargé du suivi de la situation sécuritaire et des crises potentielles, de l’alerte précoce et de la préparation d’options stratégiques (militaires) pour d’éventuelles opérations de l’UE. Lors du lancement d’opérations, un Etat-major de commandement d’opération (OHQ – niveau du SHAPE dans l’OTAN) de niveau stratégique est nécessaire pour planifier, commander et conduire les actions. L’UE n’a pas été dotée d’une telle structure à titre permanent (à cause du refus britannique). Cette structure existe pourtant depuis 2008 pour les opérations civiles (maintien de l’ordre, état de droit, observation de cessez-le-feu…), elle-même intégrée au SEAE.
Pour les opérations militaires, une chaine de commandement ad-hoc doit donc être constituée lors de chaque lancement d’opération. Trois options peuvent être utilisées :
– le recours à la chaîne de commandement de l’OTAN (objet des accords de Berlin +) qui prévoit la mise sur pied d’un QG d’opération (OHQ) européen de taille réduite (20 à 30 officiers) dans l’enceinte du SHAPE à Mons et bénéficiant du soutien de cet Etat-major.
– l’utilisation de l’un des cinq OHQ nationaux déclarés par certaines nations (FR-DE-UK-IT-GR) et susceptibles d’être multi-nationalisés lors du lancement d’une opération autonome de l’UE.
– l’activation d’un Centre d’Opération non permanent généré par l’EMUE et localisé au sein de son infrastructure à Bruxelles.
Ces options ne sont cependant que des pis-aller :
– le recours à l’OTAN suppose des prises de décisions parallèles dans les deux organisations (UE et OTAN) et est exposé aux divergences d’intérêts provenant notamment des Etats n’appartenant qu’à l’une des deux organisations (Turquie/Chypre).
– L’utilisation des OHQ nationaux implique des délais de mise en œuvre importants et reste soumise à l’acceptation de l’une des cinq nations ayant un OHQ de jouer le rôle de nation-cadre (aucune de ces nations n’a été volontaire pour jouer ce rôle lors de la crise du Liban en 2006).
– Enfin l’activation du Centre d’opération de Bruxelles n’est possible qu’après une décision du conseil. Elle est réservée à des opérations civilo-militaires et n’est possible que si les autres options ne sont pas disponibles. Opérationnel depuis 2007, ce Centre d’opération n’a encore jamais été activé.
L’absence d’une chaîne de commandement opérationnel permanente empêche une gestion coordonnée des différentes opérations simultanées de l’UE et a comme autre conséquence négative le fait que, contrairement à l’OTAN, l’UE n’a pas de compétences reconnues pour évaluer et valider l’aptitude opérationnelle des unités qui lui sont déclarées, cette prérogative relevant des seuls Etats membres.
S’agissant des capacités et des moyens, comme dans l’OTAN, ceux-ci sont fournis par les Etats membres. L’ambition de l’UE a, là aussi, été plafonnée à un volume maximum théorique de 60 000 hommes, 400 avions de différents types et 100 bâtiments de guerre ou logistiques2, objet de déclarations d’intention non-contraignantes des Etats membres. Ces chiffres déduits initialement de l’intervention en Bosnie en 1995 ont été affinés par l’EMUE en 2004, à partir de l’analyse du besoin généré par cinq scénarios d’opérations représentatifs des missions3 retenues dans les traités.
Pour tenir compte des exigences de réaction rapide en cas de crise, le concept de BattleGroup (BG) a été mis en œuvre à partir de 2004 visant à rendre disponible en moins de deux semaines un groupement tactique multinational du volume d’un régiment (GTIA) et ses soutiens (1 500 à 2 000 hommes). Les BG sont constitués de manière ad-hoc et non permanente par les Etats, selon des affinités régionales ou circonstancielles ; ils réunissent généralement des troupes de 2 à 5 nations et sont constitués autour d’un bataillon d’infanterie fourni par une nation-cadre. Deux BG sont en alerte en permanence avec rotation tous les six mois. Cette initiative a été l’occasion de stimuler la coopération militaire et l’interopérabilité entre les Etats de l’UE. Opérationnels depuis 2005, les BG n’ont cependant jamais été engagés jusqu’ici dans des opérations de l’UE, ce qui pose la question de la validité de ce concept.
La démarche capacitaire de l’UE visant à fournir aux Etats membres les systèmes d’armes et les moyens nécessaires pour conduire ses opérations est menée conjointement par l’Agence Européenne de Défense (AED) et l’EMUE sous le contrôle du Comité Militaire de l’UE composé des représentants des Chefs d’Etat-Major des Armées des pays membres.
Les Etats membres répondent aux besoins de capacités déduits des scénarios de mission exprimés par l’EMUE. Une comparaison entre la demande exprimée et la réponse offerte par les nations permet de déduire les lacunes et les manques de capacités au niveau européen. Sur cette base, l’AED a développé un Plan de développement de capacités (CDP) agréé par les Etats, et mis en œuvre un Mécanisme de développement de capacités (CDM) susceptible de déboucher sur des programmes en coopération pour peu que les nations le veuillent. Compte tenu des restrictions budgétaires et de l’indigence des budgets de défense des Etats membres, la mutualisation et le partage capacitaires entre Etats (pooling and sharing) sont à l’ordre du jour. L’AED joue également un rôle de coordinateur et de facilitateur pour la coopération des industries de défense européennes ainsi que dans la recherche.
Depuis 2003, l’UE s’est dotée d’une Stratégie européenne de sécurité (ESS) définie dans un document agréé par le Conseil. Ce document a reçu une première mise à jour en 2008. Il énonce les valeurs qui inspirent la politique extérieure de l’UE (valeurs démocratiques, droits de l’homme…), précise l’ambition de l’UE d’être un acteur de sécurité du monde œuvrant pour la paix, énumère les principales menaces et les risques auxquels l’UE pourrait se trouvée confrontée4 et précise la méthode spécifique de gestion des crises par l’UE : l’approche globale. Malheureusement, faute d’unité de vues en politique étrangère et d’intérêts communs identifiés de ses pays membres, la stratégie de sécurité de l’UE ne définit pas concrètement ses intérêts stratégiques ; il n’existe pas d’intérêts vitaux de l’UE identifiés. Aucune précision n’est donnée sur les effets à obtenir par cette stratégie ni sur les zones géographiques prioritaires ni sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs fixés. L’idée de réaliser un Livre blanc européen de la défense circule dans les corridors des hémicycles européens depuis dix ans sans avoir jamais eu de suite.
L’UE dispose cependant d’un atout spécifique sans égal pour la gestion des crises : un ensemble d’instruments diversifiés et puissants qui lui permettent d’adopter une approche globale et de traiter non seulement les conséquences des crises mais aussi leurs causes. Ainsi peut-elle mettre en œuvre, à côté de ses capacités diplomatiques et sécuritaires civiles et militaires énumérées ci-dessus, les moyens communautaires (de la Commission) d’aide au développement, d’assistance humanitaire, de reconstruction, de conseil et de soutien pour la création d’un Etat de droit…
L’UE peut ainsi agir non seulement sur les aspects sécuritaires mais aussi sur les autres facteurs des crises et proposer des remèdes aux effets durables. C’est essentiellement pour optimiser la mise en œuvre de cette approche globale qu’a été créé le SEAE grâce au traité de Lisbonne (2008), avec la capacité de coordonner dans l’espace et dans le temps les actions de ces différents instruments.
A cet effet, l’UE s’est dotée d’un concept de gestion des crises externes qui lui permet d’intervenir à n’importe quel stade d’une crise (prévention, gestion, reconstruction). La surveillance des zones potentielles de crise étant assurée en permanence par le SEAE grâce à sa composante diplomatique (135 délégations ou ambassades dans le monde) et son centre de situation bénéficiant de renseignements provenant des services civils et militaires des Etats membres, un concept stratégique global d’intervention peut à tout moment être réalisé sur court préavis, privilégiant l’engagement de tel ou tel instrument (y compris militaire) par stade et assurant la cohérence d’ensemble. Après approbation du concept d’engagement par le Conseil, les conditions d’engagement des différents instruments (y compris financiers) sont planifiées par les organismes compétents et soumises pour agrément au Conseil qui finalement décide de la date de lancement des opérations.
Limitée dans ses ambitions et ses moyens, et malgré une approche peu stratégique, l’UE a cependant démontré une réelle aptitude dans la gestion des crises comme en témoignent les 10 opérations militaires et les 20 opérations civiles lancées depuis 2003.

Un bilan opérationnel honorable compte tenu des contraintes de à la PSDC

Sans surprise, compte tenu des plafonnements et des restrictions mises aux ambitions et aux capacités de la PSDC, la plupart des opérations lancées par l’UE ont été plutôt civiles (20) ; les opérations militaires (10) ont été peu coercitives, de volume et de durée limitées.
Si certaines étaient en lien direct avec la sécurité du continent européen (Balkans, Géorgie), la plupart n’avaient que des conséquences indirectes sur elle (Indonésie, Afrique, Moyen-Orient). Elles répondaient à des demandes de l’ONU et cherchaient à établir le statut d’acteur de sécurité de l’UE. Elles ont été souvent déclenchées sur proposition d’un Etat membre (en particulier la France), mais sans lien direct avec des intérêts stratégiques européens communs et bien identifiés. Au contraire, les récentes crises en Libye et dans une moindre mesure au Mali et en RCA ont fait apparaitre au grand jour la divergence des intérêts nationaux et la difficulté de trouver un consensus pour des engagements armés coercitifs dans le cadre de l’UE. Au bilan cependant, force est de reconnaître que les opérations européennes ont été des succès, même si leur médiatisation est généralement restée modeste. L’opération de monitoring à Aceh en Indonésie en 2005 a permis de mettre fin à un conflit interethnique qui durait depuis 30 ans et a fait découvrir et apprécier les capacités de l’UE en Asie. Une opération du même type en Géorgie en 2008 a permis d’éviter que le conflit entre Russie et Géorgie ne dégénère et ne déstabilise l’ensemble de la région. Les opérations militaires en République démocratique du Congo en 2003 et 2008 ont permis d’éviter un réveil de la guerre civile dans ce pays, tandis que les missions de réforme du secteur de la sécurité (armée et police) encore en cours permettent d’envisager une amélioration des pratiques (démocratiques) à moyen terme. L’opération militaire au Tchad et en Centrafrique en 2008 a sans doute évité une détérioration majeure de la sécurité dans cette région et notamment un conflit entre le Soudan et le Tchad. Les opérations militaires et civiles lancées en mer Rouge et à la Corne de l’Afrique depuis 2008 ont permis d’éradiquer une grande partie de la piraterie dans cette zone en mettant en œuvre l’approche globale avec une réelle efficacité. Ces dernières sont considérées comme le principal succès de l’UE en gestion de crise. Enfin les opérations militaires en Bosnie (ALTHEA) et civiles en Bosnie et au Kosovo (EULEX) en complément de l’OTAN ont permis de poursuivre la stabilisation de ces pays et d’assurer un environnement de sécurité stable, indispensable à leur reconstruction.
En résumé, au moment où l’Alliance doit à nouveau s’interroger sur son futur, après l’Afghanistan et la crise ukrainienne, l’Europe de la défense demeure au stade actuel, un projet embryonnaire, limité dans ses ambitions, ses compétences et ses capacités par l’existence de l’OTAN et le manque de motivation de ses Etats membres. Elle est néanmoins apte à intervenir dans la gestion des crises extérieures par des opérations peu coercitives et de volume limité (inférieur à 10 000 hommes) en complément des autres instruments d’action extérieure de l’UE. C’est à partir de ce constat que doivent être analysées les perspectives d’évolution de l’Europe de la défense.

1 Article 43 du traité de Lisbonne : désarmement, maintien de la paix, évacuation de ressortissants, action humanitaire, lutte contre le terrorisme.

2 Objectif agréé lors du sommet d’Helsinki (1999).

3 Assistance humanitaire, évacuation de ressortissants, maintien de la paix, aide à la réforme de systèmes de sécurité, restauration de la paix par la force.

4 Terrorisme, Cyber, crime organisé, migrations illégales, trafics, effets du réchauffement climatique, approvisionnement en ressources vitales (en particulier énergétiques)…