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L’Air du Monde, chronique du 12 avril 2015, par Sylvie Kauffmann (extraits)

Chacune à sa manière, la Russie et la Chine sont en train de défier l’ordre mondial : là où Moscou pense géopolitique, Pékin pense géoéconomie

Monde russe

« Le défi russe est essentiellement l’aboutissement de quinze ans de règne de Vladimir Poutine sur un pays qui a perdu la guerre froide et de la maturation d’une idée politique, celle du « monde russe ». En se faisant élire président une troisième fois en 2012, Vladimir Poutine met en œuvre une stratégie de rétablissement de la puissance russe dans une sphère qui ne correspond pas à celle que lui a assignée l’ordre issu de la fin de la guerre froide, avec la libération des pays d’Europe centrale en 1989, la réunification de l’Allemagne, puis l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991.
Deux décennies plus tard, […] M. Poutine s’oppose à ce qu’un pays de plus, l’Ukraine, rejoigne le camp occidental. Pour lui, l’Ukraine fait partie du « monde russe ». Et, pour montrer qu’il ne plaisante pas, la Russie en annexe une partie et en envahit une autre.
[…] La Russie remet en cause le fondement européen de l’ordre mondial ; elle le fait p ar la force, en modifiant les frontières et en imposant une union eurasienne à des pays voisins qui, comme la Biélorussie et le Kazakhstan, en acceptent volontiers les bénéfices économiques mais freinent des quatre fers sur la dimension politique.
La Chine, elle, s’y prend tout autrement. Elle es aussi dans une stratégie d’affirmation de sa puissance, mais là où Moscou pense géopolitique, Pékin pense géoéconomie. Au départ, cette stratégie ne paraît pas remettre en cause l’ordre international – au contraire, elle donne tous les signes de vouloir l’intégrer. Simplement, si elle l’intègre, elle revendique les égards dus à son rang économique, qui ne cesse de s’élever : c’est d’une logique imparable. Plus on est riche, plus on est puissant, plus on veut être reconnu comme tel.

Rêve chinois

Le président Xi Jinping ne revendique pas, lui, un « monde chinois » mais un « rêve chinois », version soft de l’Empire du Milieu qui exercerait une sorte d’attraction naturelle sur l’univers confucéen et, plus largement, l’Asie.
Le problème, c’est que, contrairement à la Russie dont le poids économique n’est pas comparable à celui des Etats-Unis ou de l’Europe, la Chine, elle, remet en cause le leadership économique américain. Et que le slogan du « rêve chinois » s’accompagne d’une gestion opaque, de la construction d’une puissance militaire et de poussées de fièvre en mer de Chine qui affolent les autres pays d’Asie. Alors, dans la cour des grands, on se méfie de ce nouveau venu aux poches pleines, certes souriant, mais qui cache son jeu.
Que fait donc la Chine ? Lasse de se voir refuser les clés du club, elle décide d’en contester le fonctionnement, voire d’en ouvrir un autre. Elle met en cause, elle, non pas l’ordre de l’après-guerre foide, mais l’ordre économique issu d la seconde guerre mondiale, le système établi par les accords de Bretton Woods, en 1944, et largement dominé par le Occidentaux. Puisqu’on ne veut pas lui donner la place équivalente à son poids dans les institutions financières internationales comme la Banque mondiale, le FMI ou la Banque asiatique de développement, elle crée les siennes, qu’elle ouvre aux autres pays. C’est ce qu’elle vient de faire avec la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), qu’elle veut compléter par la banque des BRIC.
Le club occidental réagit différemment à ce double défi, posé pa deux régimes qui on en commun d’être autocratiques. Face au défi russe, il reste uni […]. Face au défi chinois, en revanche, c’est la débandade. Les uns après les autre, contre l’avis de Washington et en dépit des réserves sur la gouvernance de la future banque, les alliés des Etats-Unis ont accouru pour rejoindre l’AIIB chinoise. Les Européens en ordre dispersé, puis l’Australie, puis, pour couronner le tout, le Japon et Taïwan, tous attirés par le potentiel économique du développement asiatique. Seuls dans leur coin, les Etats-Unis ruminent ce cuisant revers. Un coup de maître pour la Chine e une découverte cruelle pour les Occidentaux : ils n’ont pas plus de stratégie face au « rêve chinois » que pour le « monde russe ».