Abonnés

Les déshérités

François-Xavier Bellamy, Plon, 2014, pp. 14 à 18.

« La culture est proprement ce qui se transmet. Ne plus faire subir à nos successeurs ce fardeau périmé que le passé jetterait sur leur liberté nouvelle, voilà le projet qui nous est proposé. Désormais, il faut faire en sorte que chaque enfant puisse, pour créer un chemin personnel, produire son propre savoir. Ecartés, le « cours magistral » et le « par cœur » ; refusée, l’idée qu’une conception du monde pourrait être transmise aux enfants par leurs parents. Nous avons perdu le sens de la culture. Elle est pour nous, au mieux, un luxe inutile ; au pire, un bagage encombrant. Bien sûr, nous continuons de visiter les musées, d’aller au cinéma, d’écouter de la musique ; et, en ce sens, nous n’avons pas consciemment rejeté loin de nous la culture. Mais elle ne nous intéresse plus que sous la forme d’une distraction superficielle, d’un plaisir intelligent ou d’un agrément décoratif.

De cette défiance vis-à-vis de la culture, on peut trouver partout le symptôme. Pour qui veut bien tendre l’oreille, le discours commun sur l’école, l’enfance, la société, la famille, la laisse entendre à chaque instant. Elle s’illustre par exemple dans la fascination contemporaine pour l’immense réservoir de données que nous offre la révolution numérique. Tel ancien ministre explique que, puisque toute la connaissance est désormais accessible sur le Web, les enfants peuvent être enfin délivrés de la tâche pénible d’apprendre. Tel intellectuel s’enthousiasme à l’idée que, pour la première fois, les petits génies du Net que sont les enfants de la jeune génération ont un meilleur accès à l’information que leurs propres parents, qui n’ont donc plus rien à leur enseigner. Par la grâce du Web, nous voilà dispensés de transmettre un savoir : il ne reste plus qu’à proposer des « savoir-faire », des « savoir-être »…Puisque les machines se chargent de stocker l’héritage pour nous, de nouveaux horizons de liberté peuvent s’ouvrir. Voilà bien un symptôme de cette défiance qui nous fait regarder la culture comme une aliénation dont nous serions les prisonniers, comme un fardeau dont il faudrait se décharger par tous les moyens.

Nous voulons toujours éduquer, mais nous ne voulons plus transmettre. La faillite de ce projet éclaire la crise contemporaine d’une lumière neuve : les enseignants ne sont pas subitement devenus médiocres, les parents n’ont pas massivement oublié leur responsabilité. On leur a simplement confié une mission impossible, impensable. La société leur a demandé d’éduquer, mais en laissant l’enfant libre, vierge de toute trace d’autorité, délivré de tout le poids d’une culture antérieure à son individualité. Nous voulons absolument éduquer les jeunes, au respect, à la tolérance, à la citoyenneté…Mais cela ne suppose pas de transmettre, croit-on. Il suffit de créer, pour se rassurer, le cadre flottant d’un ensemble de valeurs qu’on répète consensuelles en espérant qu’elles le deviennent ; puis l’enfant devra se lancer tout seul à la recherche de son savoir, de ses décisions morales et de son destin. Plus l’éducateur intervient, plus il s’investit, plus il est coupable, car ainsi il prive l’enfant de sa liberté première, de sa spontanéité – et l’empêche donc d’être lui-même. Tous ceux qui enseignent sont suspects ; tous ceux qui transmettent sont coupables.

La transmission, nous dit notre inconscient collectif, est une aliénation, parce qu’elle ôte à l’enfant la possibilité de construire tout seul ses propres références, de faire ses choix, d’adopter individuellement ses valeurs. Elle est une aliénation parce que, en le soumettant à l’emprise d’une autorité qui se rêve créatrice, elle l’empêche d’être l’auteur de lui-même. La transmission est une aliénation. Faute de l’avoir compris, nous répétaient les formateurs d’IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres), l’école est restée un lieu d’oppression, « un système militaro-hospitalo-carcéral » – une structure qui tiendrait à la fois de la caserne, de l’hôpital et de la prison. La famille, quant à elle, ne peut être qu’une source de reproduction castratrice. De là provient l’étonnante distance qui règne dans l’école et dans la société contre les parents et la défiance à leur égard qui caractérise souvent les salles de professeurs. Nous n’avons plus le sens de la culture qu’il nous appartient de transmettre, aussi ne voulons-nous pas la transmettre ; et, de ce fait, nous ne savons pas pourquoi nous sommes là…

Pourtant, la société exige toujours des adultes qu’ils éduquent. Obligés d’éduquer sans transmettre, et pris dans cette injonction dont personne ne veut voir qu’elle est contradictoire, ceux-ci sont condamnés à désespérer devant le spectacle d l’échec de leurs enfants, devant le constat d’une rupture qu’ils ont eux-mêmes provoquée. La jeunesse est pauvre aujourd’hui de tout ce qu’on ne lui a pas transmis, de toute la richesse de cette culture que, pour une très large part, elle ne comprend plus. Désemparée, déséquilibrée, elle revient bien souvent au dernier mode d’expression qui reste toujours disponible pour celui qui n’a plus de mots pour parler : la violence. Inarticulée, incompréhensible, dépourvue de sens, cette violence marque ceux qui n’ont pas eu la chance de fréquenter la culture par un autre moyen que l’école. Dans les familles les plus fragiles, les quartiers les plus défavorisés, la violence devient un moyen d’expression, quand la langue est un lieu hostile. Voilà le résultat de notre propre projet. Nous voulions dénoncer les héritages ; nous avons fait des déshérités. »