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L’aventure de la méthode, par Edgar Morin – Seuil, 2015 (extraits)

« La Voie : […] ce livre affronte l’extrême complexité des processus enchevêtrés de la mondialisation, c’est-à-dire des inter-rétro-actions entre le global et le local, de la multiplicité des interférences entre processus politiques, économiques, démographique, religieux, psychologiques, scientifiques, techniques, des ambivalences de la globalisation, notamment l’accroissement de la prospérité et l’accroissement de la misère, le développement des autonomies individuelles et la dégradation des solidarités, les apport bénéfiques et maléfiques de l’Occident, l’unification techno-économique et la fragmentation ethno-culturelle du monde.
Au-delà de ces ambivalences, je montre que la mondialisation est à la fois le pire et le meilleur de ce qui pouvait advenir pour l’humanité. Le meilleur parce que, pour la première fois dans l’histoire, tous les humains peuvent prendre conscience qu’ils partagent une communauté de destin face aux problèmes vitaux et mortels qu’ils ont à affronter. Le pire parce que, à moins de changer de Voie, le cours actuel de la mondialisation conduit probablement à des désastres en chaîne.
C’est pourquoi j’utilise l’image de la course effrénée d’un vaisseau spatial sans pilote propulsé par trois moteurs s’entre-ravitaillant l’un l’autre : la science, la technique, l’économie. Tout est devenu à la fois interdépendant et en conflit. L’unification techno-économique croissante du globe s’accompagne d’une balkanisation croissante. Les conflits ethniques, idéologique, religieux déchirent la planète. Les ravages des fanatismes et de la financiarisation capitaliste ne cessent de s’amplifier. L’accession au bien-être des classes moyennes d’une partie des pauvres s’accompagne de l’accroissement des misères de la plupart. Les progrès du bien-être matériel s’accompagnent d’une progression du mal-être spirituel. Les avancé techniques et économiques masquent aux euphoriques la dégradation de la biosphère, la crise des civilisations traditionnelles et la crise de la civilisation occidentale. L’enchevêtrement des crises civilisationnelles, sociales, économiques, écologiques, morales a suscité la grande crise de l’humanité qui n’arrive pas à devenir Humanité. Nous ne pouvons plus croire à la loi historique du progrès énoncé par Condorcet. Nous pouvons même craindre que les bénéfices purement matériels conduisent à une régression généralisée.
Mais nous pouvons peut-être encore changer de voie. Celle que nous suivons – mondialisation/occidentalisation/développement – peut déjà être radicalement corrigée :

  • Mondialiser/démondialiser : mondialiser pour favoriser la communauté de destin humaine ; démondialiser pour sauvegarder les territoires en proie à la désertification économique et humaine, et préserver les diversités culturelles.
  • Développer/envelopper : développer le bien-vivre, la démocratie, l’autonomie individuelle, l’émancipation des femmes ; envelopper pour protéger les communautés et les solidarités.
  • Croissance/décroissance : encourager la croissance d’une économie verte, de l’économie sociale et solidaire, de l’agro-écologie, des circuits courts, de artisanats de réparation, des métiers de solidarité ; inciter à la décroissance du nucléaire, de l’industrie de guerre, de la consommation de produits issus de l’industrie agro-alimentaire et de l’agriculture intensive, de la fabrication de produits à obsolescence programmée […] ».

« L’humanisme a pris deux visages antinomiques dans la civilisation occidentale.
Le premier est celui de la quasi-divinisation de l’humain, voué à la maîtrise de la nature. C’est en fait une religion de l’homme se substituant au Dieu déchu. Il est l’expression des vertus d’homo sapiens/faber/oeconomicus. L’homme, dans ce sens, est mesure de toute chose, source de toute valeur, but de l’évolution. Il se pose comme Sujet du monde, et comme celui-ci est pour lui un monde-objet constitué d’objets, il se veut souverain de l’univers, doté d’un droit illimité à la manipulation sur toute chose. C’est dans le mythe de sa raison (homo sapiens), à travers les pouvoirs de sa technique et dans le monopole de la subjectivité qu’il fonde la légitimité absolue de son anthropocentrisme. C’est cette face de l’humanisme qui doit disparaître. Il faut cesser d’exalter l’image barbare, mutilante, imbécile, de l’homme autarcique, surnaturel, centre du monde, but de l’évolution, maître de la Nature.
L’autre humanisme a été formulé par Montaigne en deux phrases : « J’estime tous les hommes mes compatriotes » (Essais, III, 9), et « Les barbares ne nous sont rien de plus merveilleux que nous sommes à eux » (I, 22)….Cet humanisme devient militant chez les philosophes du XVIIIe siècle et il trouve son expression universaliste dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cet humanisme reconnaît dans son principe la pleine qualité humaine à chaque être de notre espèce. Il reconnaît dans tout être humain une identité commune au-delà de différences. Il sous-entend le principe de Kant enjoignant d’appliquer à autrui ce que nous souhaitons pour nous-mêmes. Il sous-entend le principe de Hegel que tout être humain a besoin d’être reconnu dans sa pleine humanité par autrui. Il demande le respect de ce qu’on appelle la « dignité » de chaque humain, c’est-à-dire de ne pas lui faire subir de traitement indigne. Cet humanisme sera plus tard nourri par une sève de fraternité et d’amour, vertu évangélique laïcisée…
Ce qui est étonnant, c’est que si attentive qu’elle fût au respect de l’humain, la culture humaniste n’a pas cherché à savoir ce qu’était l’humain. En dehors de l’œuvre de Pascal […], les connaissances sur l’humain sont devenues de plus en plus partielles, limitées, dispersées, compartimentées, marquées par la disjonction entre le matériel et le spirituel, le cerveau et l’esprit. La culture occidentale a opéré une scission radicale entre ce qui est humain et ce qui est naturel….Au moment de l’essor de la civilisation technique, économique, capitaliste, intellectuelle de l’Occident européen, Descartes a formulé la maxime disjonctive clé en dissociant le monde de l’esprit, dévolu à la philosophie, du monde matériel, dévolu à la science. Il a fait des animaux de pures machines, sans sensibilité, sans âme, et formulé le principe de l’humanisme surnaturel qui faisait de l’homme le « maître et possesseur de la nature ». Cette conception, reprise par Buffon, puis par Karl Marx, deviendra l’idée maîtresse de toute la civilisation occidentale jusqu’à aujourd’hui, où elle commence à être entamée par la conscience écologique.

L’humanisme planétaire et la revitalisation éthique
[…] L’humanisme régénéré et avant tout un humanisme planétaire. L’humanisme antérieur portait en lui un universalisme potentiel. Mais il lui manquait cette interdépendance concrète entre tous les humains partageant une communauté de destin qu’a créée la mondialisation et qu’elle accroît sans cesse.
Comme l’humanité est désormais menacée de périls mortels (multiplication des armes nucléaires, déchaînement de fanatismes et multiplication de guerres civiles internationales, dégradation accélérée de la biosphère, crises et dérèglements d’une économie dominée par la spéculation financière), la vie de l’espèce humaine et, inséparablement, celle de la biosphère deviennent une valeur primaire, un impératif prioritaire. L’éthique d la vie doit être la réponse au péril de mort.
Le philosophe Karl Jaspers avait dit peu après la Seconde Guerre mondiale : « Si l’humanité veut continuer à vivre, elle doit changer. » Or aujourd’hui le problème primaire de la vie est devenu la priorité d’une nouvelle conscience, qui appelle une métamorphose.
L’humanisme régénéré puise consciemment aux sources anthropologiques de l’éthique. Ces sources, présentes dans toute société humaine, sont la solidarité et la responsabilité. La solidarité à l’égard de sa communauté suscite une responsabilité et la responsabilité suscite la solidarité. Ces sources demeurent présentes, mais en partie taries et asséchées dans notre civilisation sous l’effet de l’individualisme, de la domination du profit, de la bureaucratisation généralisée. […]
L’accomplissement de l’humanité en Humanité, la nouvelle communauté englobante de notre Terre-patrie, la métamorphose de l’humanité sont les faces de la nouvelle aventure humaine souhaitable et possible. Certes, l’accumulation des périls, la course du vaisseau spatial Terre dont les moteurs sont les développements incontrôlés de la science, de la technique, de l’économie rendent l’issue improbable. Mais l’improbabilité n’est pas une impossibilité. Tant de réformes, économiques, sociales, personnelles, éthiques, semblent nécessaires simultanément qu’il semble impossible de changer de voie. Mais toute les voies nouvelles qu’a connues l’histoire humaine ont été inattendues, filles de déviances qui ont pu s’enraciner, devenir tendances et forces historiques. […] Là est l’espoir, fragile, mais nous devons comprendre que le pari et l’espoir doivent prendre la place des certitudes.