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Le grand bond universitaire chinois – SINOCLE – 25 novembre 2020

Le Geurs nouveau est arrivé. Geurs pour Global Employability University Ranking and Survey. Un indice mis au point par le cabinet français de conseil RH Emerging et l’anglais Times Higher Education (THE) qui dessine la cartographie mondiale de l’employabilité. En 10 ans la Chine est passée de la 11e place à la 5e place mondiale. Prenons les indices pour ce qu’ils sont, non pas la vérité mais la photographie vraisemblable d’un paysage à un moment T. Pour ce cru 2020 en pleine pandémie presque 10 000 dirigeants, de la grande entreprise à la start-up, ayant recruté cette année environ 300 000 étudiants dans plus de 20 pays et représentatifs d’une vingtaine de marchés différents ont voté afin d’évaluer 6000 écoles ou universités dans le monde.

Le rang du pays en termes d’employabilité est fait de la somme des points cumulés par ses universités dans le classement annuel. C’est donc avec cette méthodologie que la Chine s’est hissée à la cinquième place. A l’échelle mondiale le classement des pays les plus attractifs sur le marché du travail reste toujours bloqué autour du modèle anglo-saxon et européen (Etats-Unis, Canada, Australie, Royaume-Uni, Allemagne, Espagne, France, Italie). La Chine est encore loin du compte. Mais faute de désirabilité elle gagne en employabilité. Dans l’ordre décroissant les étudiants les plus employables du monde sont les Américains, les Français, les Allemands, les Anglais et les Chinois.

Le top 10 des formations les plus performantes sur le critère de l’employabilité : California Institute of Technology, MIT, Harvard, Cambridge, Oxford, University of Tokyo, Stanford, University of Toronto, University of Singapore, Yale. Côté français Centrale Supélec est 22e, HEC 24e, Polytechnique 30e, l’ENS 34e, Mines ParisTech 40e, l’Essec 80e, Dauphine 142e. Côté chinois l’Université de Pékin est 17e, University of Science and Technology de Hongkong 26e, Jiao Tong de Shanghai 32e, University of HK 48e et Tsinghua 50e.

Selon la définition du ministère français du Travail, l’employabilité est « la capacité de chaque individu à évoluer à l’intérieur du marché du travail de façon à réaliser durablement le potentiel qu’il a en lui ». Ainsi un excellent esprit n’est pas forcément employable et une intelligence plus ordinaire peut surpasser toutes les autres quand il s’agit de s’adapter, de progresser, de se re-programmer. La profondeur de l’intelligence ne suffit pas, il faut qu’elle soit aussi plastique et rapide. Solide, profond, plastique, rapide, résilient voilà les qualités attendues d’un esprit performant aujourd’hui.

« C’est l’adaptabilité et la polyvalence qui rendent l’individu dans l’univers de l’entreprise à même de s’insérer dans chaque nouveau projet » précisent, pour mieux définir l’employabilité, les sociologues Chiapello et Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme. En devenant la cinquième puissance employable du monde, la Chine met officiellement fin aux préjugés qui pèsent encore souvent sur le formatage de l’esprit chinois : esprit docile, mécanique, mimétique, étouffé par des millénaires de mandarinat et un siècle d’idéologie communiste. On a longtemps réduit la prétendue docilité chinoise à de la soumission et moqué le mimétisme en y voyant une marque de fabrique nationale. La docilité n’est pourtant pas contradictoire avec l’indépendance d’esprit ni le mimétisme avec l’imagination. Comment être critique si on ne commence pas par être docile ? Comment être imaginatif sans apprendre à imiter ?

Ils sont nombreux mais peu inventifs, telle fut longtemps la doxa des élites occidentales avares de leurs privilèges. Certaines le pensent encore, d’autres le penseront toujours et ce n’est pas un classement international qui va mettre du jour au lendemain fin à l’ère du soupçon. Longtemps confisquée par le système mandarinal puis programmée par le système communiste, l’intelligence chinoise est aujourd’hui débridée. Inhibée, brimée ou réprimée par l’ancien régime puis par la révolution, elle est, depuis 40 ans, sous l’impulsion croisée de Deng Xiaoping, de la mondialisation et du surinvestissement public dans la science et la technologie, devenue inventive et surtout beaucoup plus contributive aux problèmes universels de l’humanité.

Tsinghua, dont presque 14 % des doctorants de 2019 sont partis à l’étranger, n’est certes pas encore dans le top 10 mondial, toujours trusté par les formations américaines et anglaises. Mais sur les purs critères académiques (excellence de l’enseignement, impact mondial de la recherche évalué au nombre de publications ou contributions scientifiques, ouverture internationale) elle est leader des universités asiatiques et, avec ses 37 000 étudiants, se classe 20e juste derrière Cornell et à égalité avec Duke alors qu’elle n’est que 50e sur l’indice de l’employabilité. Harvard vit avec 5,5 milliards $ de budget par an mais la valeur de la donation de l’université est estimée cette année à 42 milliards avec une rentabilité de plus de 7 %, celle de Yale à 31 milliards et celle du MIT à environ 20 milliards pour un budget de presque 4 milliards. Comparativement, le budget de Tsinghua est d’environ 30 milliards de yuans, ce qui le place entre le budget de Harvard et celui du MIT, les deux plus importants après Tsinghua étant ceux des universités du Zhejiang et de Pékin dotées chacune de 19 milliards de yuans.

« Il n’y a point de fin en nos inquisitions et nul esprit généreux ne s’arrête en soi, il prétend toujours et va outre ses forces » écrivait Montaigne. Environ 10000 anciens étudiants de Tsinghua sont aujourd’hui installés dans la Silicon Valley. Il n’y a pas une intelligence américaine, une intelligence chinoise ou quelque chose comme une intelligence française ou allemande. Juste un esprit humain avec ses pauvres limites mais dont la curiosité est infinie et la volonté de savoir inépuisable.