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Notre lendemain, par Jean-Claude Félix-Tchicaya*

Notre République est sonnée. Notre État en état de choc. Mais contrairement à ce que beaucoup s’obstinent à croire depuis des années, les responsables des derniers événements ne sont pas des fous, des ignorants ou des isolés dont le passé de petits délinquants peut tout expliquer. Il faut avoir une vision pluridisciplinaire et géopolitique, ne surtout pas tout mettre sur le dos de la pauvreté, de la bêtise ou de l’inculture.

Une idéologie orchestrée

Nous faisons face à une idéologie orchestrée et voulue par des personnes qui, en haut de la pyramide comme en bas, sont intelligentes, cultivées et disposent de moyens financiers importants.
Ces extrémistes ont avec eux des gens de toutes professions qui se sont radicalisés. Ils ont un protocole et des procédures bien huilées, utilisant des techniques de communication modernes, notamment Internet, à travers les réseaux sociaux et les échanges de vidéos en ligne qui leur permettent de toucher instantanément le plus grand nombre partout dans le monde. Ils savent trouver les angles, les mots et les images pour potentiellement faire adhérer n’importe qui à leur idéologie. Croire qu’ils se limitent à envoyer quelques fanatiques dans des camps militaires est une erreur. Ils ont une politique de croyance et d’acceptation qui est mise en place, qui passe aussi par la lecture.
Souvent, des radicalisés, préados ou jeunes adultes, sortis ou non du système scolaire, vont lire avec encore plus d’assiduité les livres que leur ont donnés les extrémistes. Cela leur donne une vraie assise intellectuelle, gonfle leur ego. Ils sont désormais capables de répondre à leurs détracteurs, parce qu’ils maîtrisent – ou pensent maîtriser – un point de vue philosophique et intellectuel.
Force est de constater que leur méthode parvient à toucher toutes les générations, toutes les couleurs et toutes les classes sociales. Maxime Hauchard, normand sans histoire issu d’un petit village de 3000 habitants, devenu bourreau au nom de l’État Islamique, en est un exemple criant. Mais la difficulté est mondiale, car multi-sociale aussi. Des hommes et des femmes des cinq continents en situations précaires résistent à ces sirènes extrémistes quand des classes plus aisées succombent.

Des prismes et des paradigmes erronés

Que faire maintenant ? Comme lors d’un crash aérien, nous sommes en possession de boites noires. Les décrypter puis analyser le pourquoi et le comment de la tuerie de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher devrait logiquement nous permettre de comprendre pourquoi de tels actes ont pu arriver et de trouver des solutions pour que cela ne se reproduise plus.
Mais l’erreur serait de le faire avec notre regard actuel. Il est impératif que nous changions notre façon d’appréhender le monde, car cela fait déjà plus de trente ans que les prismes et les paradigmes que nous en avons sont erronés. Cela est d’autant plus vrai que nous sommes entrés depuis peu dans un monde nouveau, sans frontières réelles, fait de mouvements personnels et professionnels, où les idées – bonnes comme mauvaises – fusent et s’échangent à la vitesse d’Internet. Y entrer avec des prismes erronés va conduire à un débordement. Malheureusement, peu de gens acceptent cet état de fait et continuent de regarder le monde avec leurs croyances et leurs certitudes.
Commençons par le regard que nous avons sur les dits « quartiers populaires » français. Ces banlieues ne sont ni les chefs-lieux, ni les maisons-mères des Noirs et Arabes ou autres issus de l’immigration. La plupart sont excédés par la façon dont ils sont perçus, ayant peu droit au protagonisme. On parle pour eux et à leur place, avec nombre de poncifs, mettant en exergue des exceptions – ou plutôt des réussites exceptionnelles comme celles de sportifs, chanteurs ou comédiens –, ce qui vient souligner les prismes et paradigmes que je viens de dénoncer (car qui dit exception confirme la règle).
C’est le seul point géographique de notre territoire pour lequel on a une vision d’infantilisation. Une infantilisation quelque peu condescendante, tutélaire, parfois néocoloniale. L’exemple le plus frappant en est l’expression « jeunes de banlieue ». Il en découle souvent une coproduction de ce stigmate, mis en scène par certains de ceux que l’on nomme « jeunes de banlieue », et qui ne font que renforcer cette vision problématique (qui sera l’objet d’un prochain article).
Cette vision s’étend aussi en Europe et dans le monde. Ces quartiers sont vus comme un problème lié à l’immigration et non comme un problème de nos communautés nationales et supranationales où plusieurs réalités se confrontent. Tant que l’on dira que ces personnes sont issues de l’immigration, nous ne règlerons pas les problèmes, car ce prisme génèrera chez certains un sentiment de non-appartenance à la nation, même si des problèmes d’intégration existent, y compris pour ceux nés ici. A cause de cette grille de lecture biaisée, les gouvernements se trouvent désarmés sur les actions à mettre en place. Les intégristes, eux, ont bien vu que l’on se trompait. Et ils ont pu mieux mettre en place leur idéologie.
Leurs cibles privilégiées sont principalement les personnes de confession musulmane. Mais ils ne s’arrêtent pas à un type précis. Les problématiques de banlieues concernant toutes les générations, ils ciblent naturellement toutes les générations. Il commence ainsi à y avoir un diktat de certains enfants envers leurs parents, à qui ils veulent expliquer l’islam en vertu d’une certaine philosophie et idéologie. Beaucoup de parents s’en trouvent ouvertement ou secrètement débordés. D’autres, malheureusement, vont céder ou même devenir acteurs !
Les filles aussi se trouvent en première ligne. Certains extrémistes arpentent les rues, se rendent à la sortie des lycées, pour les convaincre de se marier le plus vite possible. Quand ils tombent sur un garçon, ils l’invitent à aller parler dans un endroit tranquille…

Un problème mondial

Analyser ce qui ne fonctionne pas en banlieue est nécessaire. Impératif. Mais ne se focaliser que là-dessus serait une erreur. D’abord, les gens de confession musulmane n’ont pas demandé à y habiter. Mais un focus serait amalgamer les musulmans comme candidats potentiels au djihad.
La réalité est que toutes les problématiques qui ont l’air de se concentrer dans ces lieux se développent partout dans l’Hexagone, en Europe et dans le monde. Les lieux périurbains souffrent des mêmes visions erronées aux effets dévastateurs. Ils sont plus ou moins niés, en tout cas pas assez présents dans le débat public. Pour ces territoires aussi, la complexité des lieux et des personnes n’émerge pas assez. Les potentialités ne sont pas assez promues. Il en découle des inégalités, des injustices et des souffrances sociales et économiques, globales et intrafamiliales. Les périurbains se sentent délaissés par l’État et les politiques de l’Union Européenne.
Et que dire des villes de province et des campagnes au sein d’un Etat trop centralisé ? En France, la problématique entre les régions et Paris est que beaucoup de provinciaux ont le sentiment que, parfois, certains politiques les considèrent comme des mineurs parlant à leurs grands frères parisiens. « La France d’en haut et la France d’en bas », où une certaine France du haut regarderait une autre France de haut. Cette condescendance ressentie participe au délitement de notre communauté nationale.
Quant à l’Outre-mer, la même situation s’exprime de façon accrue, alors même que ces régions sont au centre de notre puissance géostratégique, géopolitique et d’autres enjeux, la France étant la deuxième puissance maritime mondiale grâce aux Outre-mer.
Une fracture de plus en plus importante se fait jour entre les politiques, la notion de République et le reste de la population qui se sent incomprise et se cherche alors de nouvelles motivations, de nouveaux buts, de nouvelles références. C’est là qu’intervient la place inédite et surpuissante donnée aux religions, et qui génère la confessionnalisation des rapports sociaux. Les décisions personnelles (et pas toujours sous influence) sont de céder au prêt-à-penser. Et notamment à cette fameuse idéologie de « l’islam radical ». Chaque jour des agriculteurs au fin fond de la Creuse comme des habitants de la Réunion ou des lycéens d’Alsace se convertissent.
On peut subodorer que l’un des plans des extrémistes est de faire partir ceux qui ne sont pas en banlieue (en Syrie ou ailleurs) et « d’exciter » ceux qui restent en banlieue et qui sont stigmatisés, afin des les pousser au djihadisme intérieur. L’une de leurs armes est de donner une vision pluriraciale et multisociale de leur idéologie. Cela étend leur champ de recrutement et d’attractivité. Cela augmente l’identification que chacun peut faire. Et puis, « partitionner » le monde permet de mieux régner, crée des scissions au sein des familles, des groupes d’amis, des collègues de travail, des voisins…

Une solution globale

Jamais l’expression « un train peut en cacher un autre » n’aura été aussi vraie. D’autres extrémismes arrivent lentement, mais sûrement. Parfois religieux. Parfois d’un tout autre bord, tout aussi dangereux.
Les pays ne sont par préparés à lutter seuls contre l’idéologie philosophique. Mais il existe des interdépendances politiques, économiques, écologiques et culturelles. D’où l’intérêt de mettre en place une réponse globale et mondiale, à commencer par des programmes scolaires mieux armés face à ces complexités. Pour que certains, dans la difficulté ou non, ne prennent plus des chemins de traverse ou des options cultuelles déformées et extrêmes.
L’État Islamique exalte ses valeurs ? Encensons notre démocratie ! Mais tout ne peut ni ne doit venir seulement du sommet de l’État ou des Etats. Chaque citoyen doit s’appréhender comme contributeur, comme participant à part entière. Enclenchons un mouvement réciproque et tous azimuts.
Il ne faut pas trouver une géographie territoriale à notre problématique, mais géostratégique. Notre avenir dépend de tous.

* Consultant en Géopolitique et investissement. Sociologue et Psychosociologue.