Abonnés

« Russia Bashing », par Pascal Lorot*

Depuis la fin de l’URSS, l’Europe et derrière elle les Etats-Unis n’ont eu de cesse de se montrer hostiles à l’égard de Moscou.

La Russie n’a pas bonne presse en Europe. Malgré la transition démocratique opérée au début des années 1990 et le reflux pacifique concomitant de ce pays vers des frontières effaçant une grande partie des avancées territoriales impériales de la Russie des tsars puis des Soviets, jamais l’Europe et ses dirigeants n’auront marqué la moindre indulgence à son endroit. Au lendemain de l’éclatement de l’Union soviétique, le pays a continué à être perçu comme un ennemi, malgré son effondrement politique et la dislocation de son économie.

L’Europe aurait pu lui ouvrir les bras. Il n’en a rien été. Les soubresauts périphériques (guerre en Tchétchénie, conflit larvé sur la frontière orientale de la Moldavie, en Transnistrie, tensions frontalières russo-estoniennes…) des premières années de la Russie post-soviétique auront sans doute été un bon prétexte. Surtout l’Otan, créée en 1949 pour faire face à la menace soviétique, en dépit de la disparition de l’Union soviétique, a refusé de faire sa mue. L’état-major américain avait besoin d’un ennemi pour justifier du maintien de ses budgets militaires colossaux, à cette fin la Russie devait rester aux yeux du Pentagone, et par voie de conséquence de l’Otan, l’adversaire naturel menaçant la sécurité européenne et la paix mondiale qu’elle n’était pourtant plus. Au lieu d’intégrer une Russie affaiblie politiquement et économiquement au sein d’un pacte collectif de sécurité, au lieu aussi de lui offrir une place dans une Europe en phase de construction, ce qu’elle était prête à accepter, les Etats-Unis, avec la bienveillance passive des Européens, lui ont fermé la porte et ont utilisé l’Otan afin de poursuivre davantage encore l’élargissement de la sphère d’influence géopolitique occidentale (entendons américaine), y compris jusqu’aux anciennes républiques soviétiques, suscitant ainsi des crispations inutiles avec une Russie se sentant agressée et menacée dans ses intérêts vitaux. Les élargissements successifs de l’Union européenne, eux aussi puisque associés à ceux de l’Otan, auront donc aussi été perçus par Moscou comme lui étant hostiles. L’affaire ukrainienne n’a fait qu’élargir le fossé entre l’Europe et l’Occident d’une part, la Russie d’autre part. Au départ simple révolte contre la corruption, la révolution de Maïdan est devenue foncièrement antirusse avec, point d’orgue, la destitution violente d’un président certes corrompu, et à ce titre hautement critiquable, mais néanmoins démocratiquement élu par une majorité d’Ukrainiens. L’Europe l’emportait sur la Russie, puisque Ianoukovitch refusait l’association de l’Ukraine à l’Europe, c’est ainsi en tout cas que la presse occidentale présenta-t-elle cette révolution. Comment imaginer que la Russie allait ne pas réagir. D’autant que la première décision des dirigeants issus de Maïdan, appuyée par plusieurs ministres européens des affaires étrangères présents à leur côté, fut de retirer de manière vexatoire tout statut à la langue russe, pourtant langue maternelle de quelque 30 % de la population du pays. Depuis lors, la guerre des mots, la guerre tout court, n’ont cessé d’enfler. L’hostilité à la Russie est devenue inconsciente et récurrente. Ainsi les Ukrainiens russophones sont-ils de fait présentés systématiquement comme pro-Russes, ce qu’ils ne sont pas forcément. Ainsi personne ne s’émeut-il plus lorsque des civils innocents, mais qui ont pour tort de parler russe et non l’ukrainien, tombent déchiquetés sous les tirs et les roquettes de l’armée régulière. L’Europe a été surprise par la réaction pourtant prévisible de la Russie, un pays qu’elle ne comprend pas car finalement, au cours des deux décennies écoulées, les élites européennes n’auront pas fait l’effort d’écouter et de chercher à comprendre ce qu’était réellement aujourd’hui devenue la Russie contemporaine. L’Europe ne peut se faire contre la Russie, mais avec elle. Le “Russia bashing”, pour ne pas dire la russophobie ambiante, n’est pas une solution. A ne pas le comprendre, le rêve européen restera longtemps encore illusoire.

* Pascal Lorot est Président de l’Institut Choiseul. Article paru dans le Nouvel Economiste et publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.